samedi 4 mai 2024

Wokisme, Gaza… les universités françaises sous influence américaine

 
Fer de lance des idées et concepts venus d’outre-Atlantique, Sciences Po a donné le « la », en France des manifestations parties des grandes universités aux États-Unis.

À l’image des mobilisations d’ampleur observées sur les campus de Columbia, de Harvard ou d’UCLA, les manifestations propalestiennes se multiplient dans les universités françaises. Une nouvelle illustration de l’américanisation de l’enseignement supérieur, avec Sciences Po à la pointe des idées woke venues des États-Unis.

Des campements de solidarité avec Gaza dans les quartiers chics. Comme à l’université de Columbia, à New York, d’où est partie il y a quinze jours la mobilisation propalestienne, des étudiants ont monté des tentes le 29 avril dans la cour d’honneur de la Sorbonne, et la semaine dernière dans la cour d’un bâtiment de Sciences Po, dans le 7e arrondissement parisien. Une nouvelle occupation a été annoncée jeudi soir, poussant la direction à fermer, vendredi, plusieurs bâtiments. Des mobilisations sous le parrainage d’une France insoumise en campagne électorale. Sur le réseau social X, l’ayatollah Khamenei, guide suprême de la Révolution islamique iranienne, a apporté le 28 avril son soutien aux manifestations « contre Israël », aux États-Unis, « en Angleterre et en France », dans un billet accompagné d’une compilation de vidéos, parmi lesquelles des images de L’IEP Paris.

Symbole de l’américanisation de l’enseignement supérieur français, Sciences Po, à la pointe des idées woke venues des États-Unis, a répliqué les manifestations outre-Atlantique. Comme à Columbia, Harvard, Yale, Princeton ou UCLA, les étudiants mobilisés ces derniers jours à Paris et dans les IEP de région, de Rennes à Strasbourg, arborent des keffiehs et brandissent des drapeaux palestiniens. Les slogans sont souvent formulés en anglais. À Sciences Po, le Comité Palestine, organisation étudiante informelle à l’origine de la mobilisation, a obtenu, dans le cadre des négociations consenties par la direction après les blocages, la tenue d’un « town hall [meeting] » [assemblée populaire]. Un terme importé des campus américains, que beaucoup, à L’IEP et ailleurs, ont découvert à l’occasion. Ces « town hall meeting » qui, dans la tradition démocratique américaine, permettent aux citoyens en désaccord avec leurs élus locaux de le faire savoir en participant à des réunions publiques, étaient devenus, après l’élection de Trump en 2017, de hauts lieux de résistance. Le « town hall » organisé le 2 mai à Sciences Po dans l’historique amphi Boutmy est donc venu remplacer la traditionnelle « AG » syndicale. Le Comité Palestine avait demandé la tenue de ce débat en anglais, arguant de la forte présence d’étudiants étrangers à l’école.

Une chaire sur le genre

Lundi, lors de sa préparation, la table de négociation comptait des représentants de la direction de l’école, les syndicats étudiants (Nova, majoritaire et revendiqué « transpartisan », l’union étudiante, créée en 2022 dans le sillon de LFI, l’UNEF, Solidaires et l’UNI, marquée à droite), mais aussi le Comité Palestine et « Students for Justice in Palestine » (SJP). Très active à Sciences Po, l’organisation SJP vient des États-Unis. Créée à l’université de Berkeley (Californie) en 1992, après la première guerre du Golfe, elle revendique plus de 200 sections en Amérique du Nord. « Nous pensons que la lutte pour une Palestine libre est aussi la lutte pour la libération des Noirs, la liberté de genre et sexuelle, et une planète vivable et durable, explique-t-elle sur son site. Toutes les quêtes de liberté, de justice et d’égalité sont matériellement liées et nous obligent à lutter contre la violence d’état, le colonialisme, le capitalisme et l’impérialisme, sous toutes leurs formes. » Elle a été fondée par un certain Hatem Bazian, maître de conférences à Berkeley, où il dirige depuis 2009 un centre de recherches dédié à l’islamophobie.

« Je ne me suis pas senti dans mon école, rapporte Quentin Coton, à l’UNI. Les étudiants de Solidaires étaient venus masqués. Ceux du Comité Palestine en étaient à remettre en question la légitimité des conseils de Sciences Po, selon eux sous tutelle de l’État. La direction a commencé la réunion en leur demandant de faire un communiqué sur les mains rouges (cette référence au massacre de deux réservistes israéliens à Ramallah le 12 octobre 2000, dont le Comité Palestine se défend, NDLR). »

Comme sur les campus américains, les mobilisations étudiantes propalestiennes portent une revendication : la coupure des liens de leurs établissements avec les mécènes et entreprises liés à Israël. À Sciences Po, le Comité Palestine a ainsi exigé « la fin des collaborations » avec toutes « les institutions ou entités » jugées complices « de l’oppression systémique du peuple palestinien ». L’école a accepté d’aborder le sujet. « Mais pas question de revenir sur les partenariats avec des universités israéliennes », affirme-t-elle au Figaro.

Ces derniers jours, les yeux se sont tournés vers Menton (Alpes-maritimes), l’un des six campus de régions de Sciences Po Paris, fermé « jusqu’à nouvel ordre » depuis une mobilisation propalestinienne en début de semaine. Une partie des étudiants juifs y dénoncent leur ostracisme depuis le 7 octobre. Ce campus accueille des étudiants ayant choisi la mineure « Méditerranée-moyen-orient ». Étrangers à 60 %, ils sont largement issus de cette zone géographique. Au-delà de Menton, Sciences Po compte en moyenne 50 % d’étudiants étrangers. Le résultat de l’internationalisation lancée il y a vingt ans par feu Richard Descoings [mort dans des circonstances troublantes, la nuit de sa mort, il avait fait appel aux services de deux prostitués homosexuels qui sont rapidement mis hors de cause]. « Cette “anglosaxonalisation” assumée a mené à la formation de “produits” mondialisés. Les contenus de certains cours se font l’écho d’idéologies venues des États-Unis », résume un connaisseur de l’école.

« Je ne suis pas étonné de ce qu’il se passe aujourd’hui à Science Po. C’est la plus américaine des universités françaises », constate Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais diplômé de la Rue d’Ulm, qui enseigne à Columbia la philosophie française et africaine. « Sciences Po et Columbia proposent un double diplôme. Elles dirigent aussi des thèses en commun, rappelle-t-il. Dans les universités américaines, la “critical race theory” est très enracinée, dans les départements d’études africaines et afro-américaines, mais aussi dans ceux de philosophie. L’un de mes collègues l’enseigne à Columbia. La France est encore timide là-dessus. La seule spécialiste que je connaisse est Magali Bessone (professeur de philosophie politique à Paris 1 Panthéon Sorbonne) », explique-t-il. Développée à partir des années 1960 aux États-Unis, la « théorie critique de la race », cœur de la philosophie woke, étudie les relations entre la race, la loi et le pouvoir. Elle est à l’origine de la notion d’« intersectionnalité », qui désigne l’imbrication de multiples instances de domination, telle que la race, le genre et la classe sociale. « Je comprends cette idée de racialisation du monde, très liée à l’histoire de l’esclavage aux États-Unis, même si elle ne fait pas partie de ma tradition française universaliste », poursuit Souleymane Bachir Diagne, qui, face à « des études postcoloniales très méfiantes à l’égard de l’universalisme », enseigne « le concept d’universel vraiment universel », « différent de l’universalisme de surplomb ».

À la pointe des idées venues du monde anglo-saxon, Sciences Po est l’école qui a relayé en France la vague Metoo, à travers le hashtag #Sciencesporcs, en 2021. Elle est l’un des porte-drapeaux de l’écriture inclusive, qui s’est frayé un chemin dans les universités françaises. Elle a été la première à créer, en 2010, une chaire sur le genre. Son département de sociologie est perméable aux concepts venus d’Amérique du Nord, comme le sont les sciences sociales dans certaines universités françaises, où les « studies » postcoloniales et de genre sont apparues.

À Sciences Po, les incursions américaines dans les contenus sont à chercher parmi les « électifs », dans lesquels les étudiants peuvent piocher, et autres séminaires. On se souvient de la polémique en 2021 autour du concept de « blanchité alimentaire » comme outil de « l’identité raciale dominante », défendu par une chargée de recherche au CNRS, également maître de conférences à l’université du Connecticut, lors d’une semaine doctorale organisée par l’école de droit de Sciences Po. À Poitiers, sur le campus Europe-Amérique latine de l’école, les étudiants de deuxième année peuvent suivre un cours de « sociologie de la race ».

« Quel serait l’intérêt d’aller à Sciences Po si ses cours sont alignés sur les universités américaines [ou McGill et Concordia] ? interroge Olivier Béatrix, professeur d’économie depuis vingt ans à L’IEP. Certains étudiants viennent aujourd’hui à Sciences Po pour faire de l’activisme. Il nous faut un directeur qui incarne l’autorité républicaine », estime-t-il. Pilotée par un administrateur provisoire depuis la démission, mi-mars, de Mathias Vicherat, l’école s’apprête à entrer dans une douloureuse procédure de nomination d’un nouveau directeur.

« Antisémitisme moderne »

« Nous sommes dans l’“islamo-wokisme” ! », assène Xavier-Laurent Salvator, cofondateur de l’observatoire du décolonialisme, qui depuis 2020, dénonce les dérives dans le monde académique. « Nous avons choisi le mot “décolonialisme”, car il désigne l’antisémitisme moderne. Pour les décolonialistes, Israël est le dernier État colonial », poursuit-il. Agrégé de lettres modernes, il enseigne à Paris 13 Villetaneuse (Seine-Saint-Denis). « Ici, l’union des étudiants algériens de France (UEAF) est la principale association. Et ça ne bouge pas du tout autour de la cause palestinienne, comme dans toutes les composantes pauvres des universités. Cette cause est portée par une idéologie mondialisée et par de jeunes bobos qui passent leur brevet de mondialisation ! » lâche-t-il. S’il veut encore croire à « l’universalisme », il constate que les jeunes n’y adhèrent plus et « préfèrent les étiquettes ». « On les a habitués à penser le monde à travers le prisme des minorités. Ce n’est même plus de l’idéologie, c’est de la morale », conclut-il.

Franco-américaine installée aux États-Unis depuis vingt ans, Alice Sedar, ancienne journaliste, a enseigné longtemps à l’université de Northeastern, à Boston. « Pour les jeunes Américains, la Palestine est la dernière cause à défendre, comme ils défendent les racisés, les homosexuels, les LGBT, le climat », résume-t-elle. Elle décrit cette « Gen Z », née après 1995, comme « la première génération vraiment multiculturelle des États-Unis ». Elle représenterait 20 % de la population. Une génération « très investie dans la démocratie multiraciale, là où, par le passé, la communauté noire portait la lutte ». Une génération qui a aussi vécu le 6 janvier 2021, lorsque des émeutiers [manifestants] pro-Trump ont pris d’assaut le Capitole dans un contexte de contestation des résultats de l’élection présidentielle.

« Cette génération s’engage pour des causes, pas dans des partis. Elle se méfie des institutions, poursuit Alice Sedar. Elle considère que la démocratie est en danger et assiste au détricotage par la Cour suprême des avancées sociales depuis les années 1970. » En juin, la Cour suprême a mis fin, dans les universités américaines, à la discrimination positive qui permettait aux étudiants noirs, latinos et asiatiques de bénéficier d’une surpondération.

« Slogans moins cash [francs, directs] »

« En France, les militants propalestiniens ne sont pas au niveau des Américains ! Les slogans sont moins cash. Mais ils s’inspirent directement des États-Unis », constate Thomas Le Corre, étudiant à Sciences Po, qui revient de deux ans passés à « Berkeley la Rouge », dans le cadre d’un double diplôme. Il suit aujourd’hui un double master [maîtrise] à HEC, d’où il observe, consterné, le spectacle offert par son école. « J’attendais de Sciences Po qu’elle organise un débat éclairé », explique le jeune homme. « On y parle de racisme systémique, de racisés, alors que le concept de communauté ethnique est étranger à la France. Aux États-Unis, la race est omniprésente », conclut l’étudiant qui a découvert, à Berkeley, que les Blancs étaient minoritaires derrière les Latinos et les Asiatiques, et que des logements privés étudiants étaient réservés à certaines ethnies.
 
 

Mais ce « copié-collé » américain a malgré tout une résonance en France. « L’importation de la conflictualisation des rapports raciaux y trouve un écho avec la guerre d’Algérie. La cause palestinienne canalise tout ce qui n’a pas été résolu », explique un professeur de littérature anglaise à Paris 8 Saint-Denis (93) qui, dans son groupe de langues étrangères appliquées anglais-arabe, compte 100 % d’étudiants algériens. Dans son université, le collectif Palestine est présent de longue date. « Il n’y a pas eu de problème, ni d’occupation puisqu’ils sont présents en permanence. Jean-Luc Mélenchon n’est pas venu. Il n’y a pas de voix à prendre », observe-t-il. À Paris 8, les « journées d’études » et manifestations artistiques font la part belle aux questions coloniales et de genre, très prisées des étudiants. « Les cours restent classiques à 80 %, car définis par les maquettes nationales. Mais on sait que l’on ne peut pas étudier Les Versets sataniques ou, pour ma part, certains textes de Shakespeare contenant des allusions sexuelles. La moitié de mes étudiantes sont voilées, explique-t-il. En revanche, quand je leur fais étudier des textes bibliques, c’est succès garanti. Ce qui les passionne, c’est la religion. »


Source : Le Figaro

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