lundi 1 mai 2023

Livres pour la jeunesse : Appauvrissement de la langue française et rectitude politique

Roald Dahl et Agatha Christie corrigés pour complaire à l’air du temps dans nos élites dites éclairées. Et en France, quel est le sort de la littérature jeunesse ? De célèbres collections pour les enfants sont aussi toilettées : la mode, le politiquement correct font leur oeuvre, mais aussi l’évolution du lectorat. Enquête du Figaro.

Il y a un mois éclatait l’affaire Roald Dahl. La maison d’édition de l’écrivain britannique avait apporté des coupes drastiques ou remplacé des mots dans Charlie, Matilda et autres titres lus et appréciés par des millions d’enfants… Pour bannir tout propos jugé « discriminatoire », les termes comme « blanc », « noir » et « gros » avaient été remplacés, et ce avec la bénédiction des ayants droit de l’auteur britannique. Des révélations apportées par le journal britannique The Telegraph qui ont eu l’effet d’un coup de tonnerre de l’autre côté de la Manche. L’écrivain Roald Dahl avait pourtant déclaré de son vivant qu’il ne souhaitait pas voir « une seule virgule » de ses livres modifiée. Cette pente dangereuse fait craindre pour les livres de littérature jeunesse. Qu’en est-il en France ?

La réécriture des livres jeunesse n’est pas une chose nouvelle. Il y a plus de dix ans, on a découvert avec étonnement les nouvelles éditions - version années 2000 - des classiques de la « Bibliothèque rose » et de la « Bibliothèque verte » chez Hachette Jeunesse (Le Club des cinq, Alice, Fantômette…) ou celle des albums de Martine, née en 1954 sous la plume de Gilbert Delahaye et le crayon de Marcel Marlier chez Casterman. Le passé simple a disparu, les descriptions - quand elles ne sont pas supprimées - sont réduites à peau de chagrin, exit le vouvoiement entre enfants et adultes, un verbe comme « grommeler », considéré comme désuet, est remplacé. Époque du politiquement correct oblige, Le Club des cinq et les saltimbanques (1965), d’Enid Blyton, est devenu Le Club des Cinq et le cirque de l’étoile (2006). Pour éviter toute accusation de sexisme : l’album Martine petite maman est ainsi renommé Martine garde son petit frère. Dans son édition de 1968 [1965], l’album était riche de plusieurs lignes de texte. Mais dans celle récente de 2016, le texte est moins dense. Sur certaines pages, les paragraphes et descriptions sont réduits à une seule ligne… 

Le « nous » est remplacé par « on »

Si on compare deux éditions différentes des classiques de la « Bibliothèque rose » et de la « Bibliothèque verte », c’est un véritable jeu des sept différences. On les aperçoit déjà dès la première page du Club des Cinq au bord de la mer (1992) : « Déjà Mick s’affairait. Les autres, descendus eux aussi de leur bicyclette, faisaient cercle autour de lui, souhaitant de tout leur coeur que le malheur pût être vite réparé », est réécrit dans l’édition de 2019 : « Déjà Mick s’affaire. Sa cousine Claude et sa soeur Annie sont descendues elles aussi de leurs bicyclettes et s’approchent de lui. Elles croisent les doigts pour que la halte ne dure pas trop longtemps. » La maison d’édition Hachette abandonne le passé pour le présent, le « nous » est remplacé par « on », les expressions sont modernisées.

Alice au bal masqué (1962), de Caroline Quine, connaît le même sort : « Debout devant sa psyché, Alice assura soigneusement la perruque brune qui dissimulait ses boucles blondes. Un loup de satin noir au bavolet de tulle dissimulait entièrement son visage, ne laissant voir que les yeux bleus, pétillant de malice derrière les fentes du masque », devient dans l’édition de 2006 : « Debout devant son miroir, Alice ajuste soigneusement la perruque brune qui dissimule ses boucles blondes. Un loup de satin noir cache son visage, ne laissant apparaître que ses yeux bleus pétillant de malice. » On est bien curieux de savoir ce que donnerait une nouvelle traduction de ce volet de la série aujourd’hui. Sans parler des nouvelles illustrations qui font pâle figure à côté des anciennes versions… Comment justifier ce choix de la part des maisons d’édition de réécrire ces grands classiques de la littérature jeunesse ? Qu’en est-il du droit moral ?

Rosalind Elland-Goldsmith joue un grand rôle dans les nouvelles versions de nombreux livres pour enfants. Elle a notamment réécrit, de 2015 à 2018, les 60 albums de Martine. Une révision réalisée en accord avec le successeur de Gilbert Delahaye, Jean-louis Marlier, fils de l’illustrateur, décédé en 2019, qui souhaitait que Martine se maintienne dans la durée. Un « choix » totalement assumé par Céline Charvet, directrice de Casterman Jeunesse. « Il fallait que Martine parle à la nouvelle génération, soit en phase avec son époque », répondait-elle au Point en 2021. Mais pourquoi changer le titre célèbre de Martine petite maman ? « En le réintitulant Martine garde son petit frère, c’est plus conforme à l’histoire, répond Rosalind Elland-Goldsmith. Sinon, on était dans une assignation de genre qui était un peu forte. » « Assignation de genre » ? Ces considérations idéologiques passent probablement au-dessus de la tête des jeunes lecteurs et lectrices…

La version revue, réduite en taille, simplifiée de Martine petite maman, parue en 2018.

[Les facs-similés des Martine des années 50-90 connaissent un beau succès dans la collection Farandole. Ces classiques sont plus grands et plus riches que les récentes éditions dues aux soins de Rosalind Elland-Goldsmith.]

Facsimilé de l'édition de 1965

En plus d’avoir écrit les derniers albums parus en 2021 et 2022 de Martine (Martine au Louvre, Martine au château de Versailles et Martine aux Galeries Lafayette), elle est aussi celle qui est à l’origine des nouvelles traductions d’autres classiques de la « Bibliothèque rose » et de la « Bibliothèque verte ». Pour quelles raisons a-t-elle apporté toutes ces modifications ? « Le Club des cinq est une série dont la traduction date des années 1950-1960 », répond-elle. Idem pour Alice. Selon elle, c’est une langue qui a pu « vieillir ». Il s’agit donc de « remanier » les textes de façon à les rendre « plus actuels » et les dialogues « plus naturels » pour les enfants. « On intervient pour rendre le vocabulaire plus accessible en modifiant des termes qui ne seraient plus compris par les enfants d’aujourd’hui car ils font référence à des choses anciennes », estime-t-elle en insistant sur ce rapport de plaisir à la lecture qui doit être préservé chez les enfants.

Quant au temps du récit, selon elle, le présent serait plus adapté que le passé simple aux romans d’action ou d’aventures que les enfants lisent avec plus de facilité. Ces remaniements ont été réalisés sur des traductions et non sur les textes originaux en anglais. Selon le code de la propriété intellectuelle, la traduction est un domaine qui peut être protégé par des droits d’auteur… Hachette a-t-il obtenu des droits pour retravailler les traductions d’origine ? Nous n’avons pas réussi à avoir la réponse. Même Rosalind Elland-Goldsmith l’ignore.

Néanmoins, ces choix éditoriaux sont complètement assumés. « La série n’aurait probablement pas survécu, ni duré, si on ne les avait pas soutenus par toutes ces opérations de remaniement et d’adaptation », argue Rosalind Elland-Goldsmith. Contrairement au corpus de la comtesse de Ségur auquel Hachette ne touche pas - bien que l’œuvre soit tombée dans le domaine public, elle a atteint le statut d’« œuvre classique » protégé par le circuit scolaire et universitaire, et, par conséquent, intouchable  [On a pourtant sabré des chapitres (trop religieux) dans la comtesse de Ségur]-, les séries comme Le Club des cinq ou Alice ne sont pas des oeuvres qu’on retrouve dans les manuels scolaires.

Heureusement, il est encore possible aujourd’hui d’avoir accès aux anciennes versions dans le circuit commercial.

Appauvrissement de la langue française

Qu’en est-il des autres classiques jeunesse comme ceux du Père Castor ? Boucle d’or, Marguette, Roule galette, Michka… Les textes et les illustrations n’ont pas bougé d’un iota depuis notre enfance. La maison d’édition Flammarion a fait le choix de garder les albums tels qu’ils étaient à leur première édition. « Les textes sont relus et corrigés le cas échéant, mais sur la langue elle-même, on les garde tel que c’était prévu dans les années 1950 », fait savoir Bénédicte Roux, directrice littéraire chez Flammarion Jeunesse - Père Castor. Un choix contraire à celui de Hachette ou de Casterman. Boucle d’or existe toujours avec les images de Gerda Muller dans le format original qui date de 1956, Michka n’a pas changé depuis 1941. « C’est important de garder ces livres dans leur esprit original », ajoute Bénédicte Roux. La maison d’édition du Père Castor serait-elle plus conservatrice que les autres ?

L’explication nous est finalement donnée par Hedwidge Pasquet, directrice des Éditions Gallimard Jeunesse. Pour elle, l’arrivée d’Harry Potter en 1998 a bouleversé la littérature enfantine. « À l’époque, il était considéré comme un ouvrage difficile ne pouvant pas être lu par des enfants, précise-t-elle. Cela n’a pas empêché les enfants de 9 ans de le lire. » Ces derniers qui, jusque-là, dévoraient les aventures du Club des cinq ou de Martine les ont délaissées pour le jeune sorcier. Si les nouvelles éditions des livres se sont simplifiées, ce n’est pas seulement à cause de l’air du temps, de l’appauvrissement de la langue française ou du politiquement correct. « L’enjeu était de faire baisser l’âge de lecture, explique Rosalind Elland-goldsmith. On est donc amené à remanier le texte qui va être plus court avec un vocabulaire plus simple. » Harry Potter a fait baisser l’âge de lecture pour des livres comme Le Club des cinq, qui était de 9-10 ans auparavant. De même pour la série Martine qui s’adresse désormais aux 4-5 ans. Alors que celui des petits lecteurs du Père Castor, resté à 4-5 ans, n’a pas bougé.

Les maisons d’édition de la « Bibliothèque rose » et de la « Bibliothèque verte » ou de Martine ont été obligées de s’adapter à ce changement. « Les enfants ont une éducation qui est beaucoup plus mélangée aux adultes, ils sont tributaires des informations disponibles sur les différents médias, c’est à nous de suivre cette évolution », conclut Hedwidge Pasquet.


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