mardi 30 novembre 2021

Les étudiants internationaux: nouveau vecteur d’anglicisation du Québec

En l’espace de quelques années, Frédéric Lacroix s’est imposé comme un des chercheurs les plus perspicaces et les plus écoutés quand vient le temps d’analyser la situation du français au Québec. Et depuis quelque temps, il nous met en garde contre le rôle des institutions d’enseignement supérieur dans l’anglicisation du Québec. Le problème est bien plus grave qu’il n’y paraît, comme il nous l’explique dans ce grand entretien qui analyse dans toutes ses dimensions le problème.

Mathieu Bock-Côté. — Que se passe-t-il avec les étudiants étrangers au Québec ? Car à vous entendre depuis quelque temps, la situation semble alarmante.

Frédéric Lacroix. — Le Devoir révélait, dans un article du 19 novembre dernier, qu’Ottawa refusait de plus en plus d’accorder des permis d’études temporaires à des étudiants francophones pourtant dûment acceptés par des institutions d’enseignement québécoises. Ces refus semblent cibler surtout les étudiants originaires d’Afrique, malgré des dossiers répondant à toutes les exigences. Ainsi, en moins de deux ans, Ottawa a refusé des permis à 35 642 étudiants originaires d’Afrique. Le taux de refus de permis au Québec par Ottawa oscille entre 61 et 52 % dans les dernières années, soit de 15 à 20 points de plus que le taux moyen de refus ailleurs au Canada. Encore mieux : le taux de refus au Québec est plus élevé que celui qui est hors Québec pour des étudiants originaires des mêmes pays d’Afrique. Il est difficile d’éviter d’en arriver à la conclusion que ce que les services d’immigration canadiens n’aiment pas, c’est le fait que ces étudiants se destinent à des études en français au Québec.

A contrario, les étudiants anglophones, dont le nombre augmente exponentiellement au Québec depuis des années, sont accueillis à bras ouverts par Ottawa. En 2020, par exemple, 24 042 permis ont été décernés à des étudiants originaires de l’Inde, ce qui constitue 69 % de tous les permis d’études au Québec cette année-là. Où vont étudier ces Indiens ? Massivement, dans le réseau collégial privé de langue anglaise. Tout porte donc à croire qu’Ottawa exerce une discrimination flagrante envers les étudiants qui souhaitent venir étudier en français au Québec.

Dans les dernières années, il y a eu un revirement spectaculaire dans la fréquentation des institutions d’enseignement québécoises par les étudiants étrangers. Alors qu’auparavant, la majorité des étudiants étrangers au collégial, par exemple, étaient inscrits dans les cégeps de langue française, c’est maintenant l’inverse : la majorité des étudiants étrangers sont inscrits dans les institutions de langue anglaise. Ce revirement majeur s’est produit en douce, sans faire de vagues, presque en cachette.

La figure suivante illustre l’évolution dans le temps de la proportion des étudiants internationaux qui sont inscrits dans un cégep de langue anglaise au Québec (source).

Face à ce revirement, l’absence de réaction du gouvernement du Québec est frappante. On se rappellera qu’à la suite des arrestations de certains dirigeants de collèges privés ou d’agences de recrutement d’étudiants étrangers indiens par l’UPAC en 2020, pour allégations de « stratagèmes de fraude » face au système d’immigration, la ministre responsable de l’Enseignement supérieur (MES), Danielle McCann, fut forcée de s’intéresser à la question. En juin 2021, elle a réagi au rapport d’enquête (qui est toujours en grande partie confidentiel) en mettant en place une série de « mesures » ciblant les collèges privés, mesures qu’il serait charitable de qualifier de « minimalistes ». Par exemple, Mme McCann songeait, « possiblement », à intégrer des « notions » de français dans les parcours d’études des étudiants étrangers. Les timides solutions retenues par la ministre sont sans commune mesure avec l’ampleur des problèmes.

Car ce qu’il faut bien comprendre, comme le rapport d’enquête du MES l’a révélé, c’est que la grande majorité de ces étudiants sont au Québec non pas pour acquérir un diplôme, mais pour la première étape dans leur processus d’immigration au Canada. L’intérêt premier des étudiants « n’est pas les études », comme le dévoilait le rapport d’enquête. Voilà pourquoi ils acceptent de payer en moyenne 25 000 $ afin d’obtenir une « Attestation d’études collégiales », ou AEC, sésame qui leur ouvre l’admissibilité aux programmes d’immigration permanents. Vingt-cinq mille dollars versés à un collège privé, c’est le prix d’entrée pour participer à la loterie de l’immigration canadienne.

Mathieu Bock-Côté. — Quel est le lien entre les étudiants étrangers et l’immigration ?

Frédéric Lacroix. — L’information manquante dans ce dossier, celle qui n’a pas encore, à mon avis, percé la conscience collective, est le lien de plus en plus étroit entre le système d’immigration et le système d’enseignement supérieur.

Il faut savoir qu’Ottawa a opéré, depuis quelques années, une transformation radicale du système d’immigration canadien. En 2014, le gouvernement fédéral a lancé sa nouvelle stratégie en matière d’éducation internationale, stratégie qui visait à doubler le nombre d’étudiants étrangers au Canada d’ici 2022, en soulignant explicitement que ces étudiants étaient admissibles à la résidence permanente et constitueraient dans l’avenir une source importante de main-d’œuvre. En avril dernier, le ministre de l’Immigration fédéral a, en plus, ouvert 40 000 nouvelles places pour des immigrants permanents issus des institutions d’enseignement canadiennes.

Historiquement, le processus d’immigration était un processus en « une étape », c’est-à-dire que les immigrants, du moins les immigrants économiques, étaient sélectionnés directement à l’étranger sur la base de leur adéquation avec les besoins du pays. Ces besoins étaient exprimés à l’aide d’une grille de sélection accordant des points selon que l’immigrant possédait telle ou telle caractéristique (âge, niveau de scolarité, connaissance des langues, etc.).

Mais un processus en « deux étapes » concurrent a progressivement été mis en place. La première phase de celui-ci consiste dans la venue de l’immigrant à l’aide d’un statut temporaire (permis de travail ou permis d’études) ; une fois un diplôme ou une expérience de travail acquis, il peut alors postuler pour un statut permanent à l’aide du Programme de l’expérience québécoise (PEQ), créé spécifiquement par Québec pour répondre à cet objectif d’Ottawa. Si le Programme régulier des travailleurs qualifiés existe toujours (il s’agit du volet de l’immigration dite « économique »), son importance relative dans les dernières années n’a cessé de décroître. On estime qu’environ 50 % des immigrants permanents au Canada sont maintenant issus de la filière de l’immigration temporaire. Et cette proportion est en augmentation rapide. Les collèges et les universités, même au Québec, ont donc été intégrés au système d’immigration canadien ; ils forment le premier maillon du système d’immigration canadien. Ce rôle qui leur a été assigné par Ottawa leur est très lucratif ; on estime qu’aujourd’hui, les universités récoltent plus d’argent de la part des étudiants internationaux que de celle des gouvernements provinciaux. Les universités sont donc, à l’aide d’Ottawa, en train de s’autonomiser, dépendent de moins en moins des gouvernements « provinciaux », et de plus en plus des programmes gérés par Ottawa. Dans les faits, indirectement, le fédéral est en train de prendre progressivement le contrôle du réseau postsecondaire.

Cela est aussi vrai au Québec, et surtout pour les institutions d’enseignement de langue anglaise. Ce sont les institutions offrant des programmes en anglais, majoritairement, qui profitent de la manne des étudiants étrangers. Cela explique pourquoi tout le réseau universitaire de langue française est en train de s’angliciser à grande vitesse ; il s’agit de tenter de compétitionner avec McGill, Concordia et Bishop’s en tentant d’attirer une part de la manne des étudiants étrangers. À HEC, par exemple, le succès des programmes en anglais est tel que les programmes en français sont en perte de vitesse et sont menacés, si le déclin se poursuit, de fermeture. Les étudiants étrangers qui viennent faire un MBA à HEC peuvent payer jusqu’à 40 000 $ par année de frais de scolarité. Pour les universités de langue française, l’anglicisation est donc une décision rationnelle, une décision d’affaires. Refuser de le faire signifierait qu’on accepte un statut de deuxième rang face à McGill. Dans le naufrage actuel des institutions de langue française, Ottawa est le chef d’orchestre et Québec se contente de suivre la partition qui lui est dictée par le fédéral.

La mission des institutions d’enseignement de langue anglaise, premièrement, mais aussi celle des institutions de langue française au Québec ont donc, dans les dernières années, été détournées. Ces institutions ont été intégrées dans la nouvelle stratégie canadienne d’immigration.

Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que l’immigration temporaire est entièrement contrôlée par le fédéral ; si le Québec possède un certain droit de sélection des immigrants permanents dans la catégorie « immigrants économiques », il n’en possède aucun dans la catégorie des immigrants temporaires, se contentant d’émettre des certificats d’acceptation du Québec (CAQ) aux immigrants admis par les cégeps et les universités. Qui plus est, ce sont les institutions d’enseignement de langue anglaise qui se retrouvent, indirectement, à sélectionner une bonne partie des futurs immigrants permanents au Québec ; la première étape du processus pour l’immigrant potentiel est de se faire accepter comme étudiant dans un collège ou une université, par suite de quoi Québec émet (automatiquement et sans poser de questions, selon ce que l’on comprend) un CAQ et le fédéral remet un permis d’études (ou non). C’est cette dernière étape qui pose problème au fédéral, comme l’a révélé Le Devoir — mais seulement pour les étudiants qui viennent étudier en français au Québec. Pour le dire simplement : une partie croissante de la sélection des immigrants au Québec est maintenant indirectement sous-traitée à McGill, à Concordia, à Matrix, etc.

Dans mon livre Un libre-choix ? Cégeps anglais et étudiants internationaux : Détournement, anglicisation et fraude, je brosse le portrait de l’effet combiné de ce changement de la politique d’immigration avec l’obstination irraisonnée du gouvernement du Québec de maintenir à tout prix la doctrine du « libre-choix » de la langue d’enseignement au postsecondaire, libre-choix qui s’applique autant aux citoyens canadiens qu’aux futurs immigrants. L’effet du laisser-aller du Québec en immigration, combiné au maintien du libre-choix, est une anglicisation rapide de tout le système collégial et universitaire. Et par la bande, de toute la région de Montréal.

Il est à noter que les cégeps privés, qui constituent maintenant la principale porte d’entrée des immigrants anglophones au Québec, ont été exclus du projet de loi 96. Le traitement de faveur fait aux cégeps privés aura d’immenses conséquences sur l’avenir linguistique du Québec. À mon avis, cette voie d’accès à la citoyenneté canadienne au Québec devrait être simplement fermée, car elle ne sert aucunement les intérêts supérieurs du Québec. Le gouvernement du Québec en a le pouvoir. Il peut simplement retirer les permis de ces établissements. Ou refuser d’émettre des CAQ. Mais il refuse d’agir.

Pire, Québec accélère même le processus. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’agrandissement de 100 millions promis à Dawson College et le don royal (une valeur de 700 à 1000 millions de dollars) de l’ancien hôpital Royal Victoria (un bien public) à McGill University (une corporation privée) ; un but de ces agrandissements est de permettre à ces institutions de langue anglaise d’accueillir encore plus de lucratifs étudiants internationaux, étudiants qui permettront à ces institutions de s’enrichir et de prendre éventuellement encore plus d’expansion. Notons que McGill University est pourtant, et de très loin, l’université la plus riche au Québec, avec 1,7 milliard de dollars dans sa fondation et des actifs immobiliers de près de 5 milliards de dollars. Québec s’apprête donc à faire un don gargantuesque à l’université la plus riche, et une université anglaise, pour lui permettre de consolider encore plus sa position de domination à Montréal. Cela est incompréhensible.

Ces étudiants, socialisés et intégrés au Québec anglais, seront ensuite sélectionnés par Québec comme immigrants permanents, pour peu qu’ils démontrent une « connaissance » minimale du français (une exigence du PEQ). Une fois admis, ils iront grossir les rangs de la communauté anglophone. Québec rompt ainsi avec la politique d’immigration historique qui cherchait à sélectionner des immigrants francophones qui allaient s’intégrer au Québec français. C’était cette politique, surtout, qui avait permis une amélioration des substitutions linguistiques des allophones vers le français. Ce que le changement de cap d’Ottawa et de Québec annonce pour l’avenir, c’est une accélération brutale du recul du français dans toute la région de Montréal.

Nous avons vu s’exprimer dans la personne du candidat Balarama Holness, aux dernières élections municipales, une volonté maintenant ouverte d’extraire Montréal du Québec français et d’en faire une région autonome à dominante anglophone. Et le gouvernement du Québec appuie sur l’accélérateur de cette tendance, qui prendra de l’importance dans les décennies à venir, au fur et à mesure que le poids démographique des francophones s’écroulera au Québec en général et dans la région de Montréal en particulier. On comprend très mal ici la logique d’un gouvernement qui se dit par ailleurs nationaliste.

Mathieu Bock-Côté. — Que faudrait-il faire ? Y a-t-il des réformes envisageables pour renverser cette situation ?

Frédéric Lacroix. — Le changement du système d’immigration canadien signifie que la doctrine du « libre-choix » au postsecondaire, doctrine qui pouvait possiblement se justifier dans le passé, ne peut plus tenir. On ne peut pas utiliser les institutions d’enseignement pour angliciser les futurs immigrants et ensuite, prétendre les franciser en leur offrant des cours de français, même gratuits. Car l’intégration à la communauté anglophone est déjà réalisée et l’usage de l’anglais, fermement ancré. Demander une connaissance du français a posteriori ne suffira pas à changer cet état de fait. Car il faut savoir que c’est l’usage d’une langue, et non pas sa simple connaissance, qui détermine sa vitalité et son attractivité. Imposer l’usage de l’anglais dans les institutions d’enseignement a des effets infiniment plus structurants que de tenter d’imposer la connaissance du français par après. Le gouvernement du Québec semble ignorer la distinction fondamentale à faire entre « usage » et « connaissance ».

Il faut donc renoncer au libre-choix, doctrine qui a la même origine intellectuelle que la Loi sur les langues officielles fédérale, soit le bilinguisme compétitif. Le réseau postsecondaire de langue française ne pourra pas survivre si on lui impose de compétitionner avec le réseau de langue anglaise, car la compétition se fait à armes très inégales ; d’un côté, les étudiants qui veulent étudier en anglais viennent souvent de pays plus riches que ceux qui viennent étudier en français, et de l’autre, les universités anglaises, comme McGill, sont plus riches. Quand on force l’UQAM (28,7 millions de dollars dans sa fondation) à compétitionner avec McGill (1700 millions dans sa fondation), on sait déjà qui va gagner.

Il faut aussi restructurer toute la politique d’immigration du Québec pour se dégager du virage imposé par le fédéral et tenter de revenir à la politique d’immigration historique du Québec, qui était de sélectionner préférentiellement des francophones ou des « francophonisables ». Cela signifie que les étudiants qui obtiennent des diplômes de programmes en anglais au Québec ne doivent pas être admissibles au Programme de l’expérience québécoise ou au Programme régulier des travailleurs qualifiés. Si le Québec n’a aucun pouvoir de sélection face à l’immigration temporaire, il pourrait, par contre, selon les termes de l’Entente Canada-Québec, refuser d’accorder des CAQ automatiquement à quiconque est accepté par une institution anglaise. Il pourrait limiter le nombre de CAQ émis pour les programmes en anglais à 10 % du total annuel, soit l’équivalent du poids démographique des anglophones.

Il faut aussi se pencher sur ce qui se passe du côté des travailleurs temporaires, dont le nombre augmente exponentiellement depuis des années. Il faudrait, à mon avis, refuser d’émettre des CAQ pour des travailleurs destinés à des entreprises dont la langue de travail est l’anglais (ce qui est très souvent le cas à Montréal). Car il est évident, les mêmes causes produisant les mêmes effets, que des travailleurs temporaires qui travaillent en anglais au Québec iront éventuellement grossir les rangs de la communauté anglophone une fois acceptés comme immigrants permanents.

Bref, même coincé dans le statut « provincial » qui est le sien, le Québec a une certaine marge de manœuvre pour tenter de redresser la situation. Il n’est pas condamné à l’impuissance.

Ce qui semble faire le plus cruellement défaut, c’est la volonté politique de changer les choses.

Mais M. Legault a entre ses mains ce qui est peut-être la dernière chance historique d’infléchir le destin qui est maintenant réservé au Québec français, soit la minorisation, le déclin et l’agonie culturelle.

Soit il saisit cette chance, soit les nationalistes, je dis bien les nationalistes, doivent, de toute urgence, travailler à une alternative politique.


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