lundi 23 novembre 2020

« Nos héritiers nous reprocheront notre irresponsabilité »

Alexandra Laignel-Lavastine vient de publier « La Déraison sanitaire. Le Covid-19 et le culte de la vie par-dessus tout » aux Éditions Le Bord de l’Eau. Un essai aussi brillant que dérangeant dans lequel la philosophe interroge notre « sanitairement correct ». Entretien d’Alexandre de Vecchio avec Alexandra Laignel-Lavastine.

– Vous écrivez : « Jamais l’humanité n’avait été mieux armée médicalement face à une épidémie ; jamais elle ne se sera montrée aussi désarmée moralement. » Pourquoi ?

– Vu l’amplitude de la catastrophe qui s’annonce, nous serions en effet bien inspirés d’y réfléchir, car nos descendants, qui sont notre conscience, nous réclameront assurément des comptes. Je vois plusieurs raisons à cette déconfiture. D’abord, notre basculement, depuis quatre décennies, dans un « nouvel humanisme » (Luc Ferry) tel que jamais, dans l’Histoire, nous n’avions accordé une aussi grande valeur à la vie humaine. Il n’est donc plus question de consentir, en 2020, aux scènes d’épouvante que nos parents ou grands-parents, qui avaient connu la guerre, étaient encore capables d’endurer lors des grandes épidémies de grippe asiatique de 1957 ou de 1968.

Ensuite, il y a ce calamiteux désaveu du tragique, à l’œuvre et même à la manœuvre à chaque étape de cette pandémie, comme si nous étions partis de l’idée folle selon laquelle, pour en finir avec les tragédies du XXe siècle, il suffirait d’en finir avec le tragique même. La fatalité, la finitude et la mort feraient ainsi insulte à notre condition. Trancher ? Nos technocrates optent pour l’antistratégie du moindre risque en se défaussant de leur responsabilité sur les médecins. D’où un bilan churchillien : on a confiné puis reconfiné afin d’éviter l’effondrement (des services de réa[nimation]) ; à la fin, on aura eu et le confinement, et l’effondrement (du pays). Mais la question de notre désarmement moral en soulève encore une troisième, qui constitue le surprenant angle mort de notre sanitairement correct : dans quelle mesure le fait de ravaler l’homme à la vie et d’élever la vie biologique au rang de valeur suprême est-il hautement périlleux et déraisonnable sur le plan civilisationnel ?

– Mais n’est-ce pas justement un immense progrès de civilisation que de tout faire pour protéger les plus fragiles ?

– Mobiliser de gigantesques moyens pour sauver des vies fait évidemment l’honneur des sociétés modernes. Mais à quel prix ? Au prix même de ce qui leur confère leur dimension humaine ? Ce remède a quelque chose de diabolique. Voyez la fermeture des librairies : on vient de décréter officiellement que « la vie de l’esprit » n’entre plus dans notre vision d’une vie pleinement humaine. La raison technocratique ne connaît que le processus vital et ce qui va avec, le règne de l’utilitaire. Bricoler sera licite ; se cultiver pour accéder à une forme de vie plus haute, non. Mesure-t-on bien les implications colossales de ces décisions ?

Pour en revenir aux plus âgés, nombre d’entre eux sont les premiers à s’insurger contre un despotisme sanitaire invoqué en leur nom. « Mais enfin, laissez-nous vivre ! La solitude va nous tuer, ce n’est pas une vie ! » protestait une dame. Sous-entendu : ce n’est pas une vie humaine. Et ces sages de nous faire remarquer qu’ils avaient 100 % de chances de passer l’arme à gauche, et comparativement très peu d’attraper le coronavirus. Un homme affirmait préférer voir ses petits-enfants tous les jours, quitte à perdre une année ou deux de vie. Cette révolte des anciens est venue nous rappeler l’imbécillité du slogan selon lequel « la vie n’a pas de prix », car la vie peut justement être un prix. C’est même pour cette raison, et dans cet horizon, qu’elle mérite d’être vécue.

Je suis également un peu agacée par ce certificat d’humanisme à bon compte qu’on se délivre au nom de la sollicitude envers les plus fragiles, qui vient un peu trop opportunément éclipser notre part honteuse, soit la propension de nos sociétés individualistes à se débarrasser de leurs « vieux » en les plaçant dans des établissements spéciaux, une attitude impensable dans d’autres cultures. En plus, il faut dire « Ehpad » [CHSLD français, hospices médicalisés], dans cette langue métallique, laide, déshumanisante et symboliquement muette qui ne cesse d’étendre son empire sur les esprits. On aimerait connaître les technocrates de génie — car du génie, il en faut — à qui l’on doit cette trouvaille qui relève quand même du crime contre l’esprit d’humanité.

– Vous évoquez à cet égard les ambiguïtés de l’idée d’humanité universelle ou encore le « paradoxal triomphe de l’humanitaire ». En quoi se distingue-t-il d’un véritable humanisme ?

– Je discerne ici plusieurs écueils. Première contradiction : si l’on ôte à l’existence ses facultés spécifiquement humaines pour s’enfermer dans une vision hygiéniste et archipauvre de la vie — et c’est ce que nous tendons à faire depuis le début de cette crise, où l’argument sanitaire a prévalu d’emblée —, on peut se demander pourquoi il faudrait s’escrimer à la sauver à tout prix… Tocqueville avait déjà pointé cet effet pervers de l’égalisation des conditions à l’ère démocratique : il montrait que l’idée d’humanité universelle s’est certes imposée en devenant sensible (les individus sont captés par l’évidence de leur commune humanité, tous naissent, travaillent, consomment), mais pour finalement désigner des hommes définis par le cercle vital et rien d’autre.

Deuxième incohérence majeure, elle aussi passée inaperçue : nous nous félicitons de choisir la vie, d’où notre « humanisme », quand notre civilisation s’est au contraire bâtie sur l’idée que la préservation du bios ne saurait résumer le tout de l’existence humaine. La vie organique est l’alpha, elle n’est pas l’oméga, et le monde libre procède de cette conviction. Elle n’est pas l’oméga, car il existe justement des principes plus essentiels que la vie brute. À moins que nous estimions ne plus avoir le moindre compte à rendre ni aux générations qui nous ont précédés ni aux suivantes ? Nos héritiers, plus ou moins sacrifiés, nous reprocheront à coup sûr cette formidable irresponsabilité collective : « Vous vous contentiez de jouir d’une liberté que vos ancêtres avaient arrachée au prix du sang, en montant sur des barricades. Et voilà que vous vous êtes barricadés face à l’offensive d’un simple virus, piétinant ainsi un principe pour lequel tant de personnes avaient donné leur vie avant vous. Au risque d’hypothéquer notre avenir et de nous priver d’un héritage dont vous n’étiez que les dépositaires. » Qu’allons-nous leur répondre ? De fait, il faut une bonne dose de désinvolture prométhéenne pour briser un monde qu’on n’est pas sûr de pouvoir réparer. L’impératif « sauvons des vies ! » nous aurait-il collectivement hébétés ?

Car être vivant au sens fort du terme, c’est aussi se montrer capable de se demander pour quoi, au nom de quel bien commun supérieur, on serait prêt à risquer un peu sa santé de façon à ce qu’un fléau n’ait pas entièrement raison de notre monde. Seule cette disponibilité peut donner à une société démocratique son « sacré ». C’est cela, l’humanisme. Mais cette attitude présuppose justement une résistance scrupuleuse à l’obnubilation du « vivre-avant-tout ». À moins, nous sommes déjà perdus. Il s’ensuit que si la vie est tout, elle n’est plus rien. C’est donc nécessairement la peur qui l’emporte, car celle-ci, affirmaient les dissidents de l’Est, a prise sur les corps, pas sur les âmes.

– Justement, vous vous réclamez, dans votre réflexion, de l’héritage intellectuel de la dissidence. En quoi reste-t-il pertinent, à vos yeux, par temps de coronavirus ?

– Nos contemporains devraient méditer d’urgence le message que l’ancien dissident tchèque Vaclav Havel avait adressé en 1985 aux pacifistes de l’Ouest pour les mettre en garde contre l’ambiguïté de leur slogan, « Plutôt Rouges que morts ! ». Il leur dit cette chose capitale : « Par ici, on serait plutôt d’avis qu’en cas de catastrophe (allusion à 1938, Munich), l’incapacité à risquer sa vie pour en sauver le sens et la dimension humaine mène non seulement à la perte de son sens, mais aussi, en fin de compte, à la perte de la vie tout court — et, en général, de milliers ou de millions de vies. »

En répliquant au Covid-19 par un quasi unanime « la-vie-quoi-qu’il-en-coûte », on oublie donc un point capital : la vie est un bien infiniment précieux, mais si elle était le premier d’entre eux, nous n’aurions eu ni appel du 18 Juin, ni dissidents sous le communisme, ni Dr Li à Wuhan pour nous alerter sur la gravité de la pandémie, ni médecins sous le Covid-19 pour nous sauver…

– C’est en cela que vouloir fonder une politique de civilisation sur l’idéal de la vie, au sens de la survie, relève à vos yeux de l’incongru ?

– Oui, forcément, puisqu’une civilisation se fonde sur une culture, une histoire, des règles de civilité, des lois ou des œuvres, toutes choses qui transcendent le bref passage sur terre de ses représentants. Mais là encore, il semblerait que notre sensibilité post-tragique ne parvienne plus à comprendre que seule une société ayant abdiqué tout idéal peut en arriver à ériger le maintien de la « vie nue » (Walter Benjamin) au rang de souverain bien. Est-ce le cas ? On doit le craindre à observer l’incompréhension relative rencontrée par ceux qui suggèrent qu’il pourrait y avoir des choses plus importantes, comme la liberté, le courage ou encore l’esprit de la démocratie et le désir de continuer à œuvrer avec d’autres à la sauvegarde d’un monde commun.



La Déraison sanitaire :

Le Covid-19 et le culte de la vie par-dessus tout
de Alexandra Laignel-Lavastine
paru le 6 novembre 2020
aux Éditions du Bord de l'eau
à Lormont en Gironde (France) 107 pages
ISBN-10 : 2356877460

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