samedi 18 novembre 2023

Accusé Napoléon, défendez-vous!

« Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau », d’Antoine-Jean Gros, 1807. Les combats entre Français et Russo- Prussiens firent près de 60 000 victimes, dont au moins 12 000 morts.


Thierry Lentz, dans les colonnes du Figaro Magazine, défend Napoléon trop souvent caricaturé. Dictateur, misogyne, ingrat, infidèle, raciste, antidémocrate : notre époque n’a pas de mots assez durs pour juger l’Empereur. À raison ? Le directeur général de la Fondation Napoléon répond précisément aux principaux griefs qui lui sont faits.

Fossoyeur de la Révolution ?


Si l’on voulait faire enrager ceux qui voient dans la révolution jacobine la seule vraie Révolution, on reprendrait Nietzsche qui disait que « la Révolution a rendu Napoléon possible ; c’est sa seule utilité ». Dans un message aux Français du 13 décembre 1799, celui qui venait d’être nommé Premier consul annonça que la Révolution était « fixée aux principes qui l’ont commencée » et qu’elle était « finie ». Ce disant, il reprenait le programme de ses prédécesseurs, Robespierre et Saint-Just compris, qui avaient fait de la fin de la Révolution l’alpha et l’oméga de leur programme. Car, oui, les Français en avaient assez des désordres, des massacres et de l’instabilité politique. On remarquera que la proclamation reconnaissait les « principes » de la Révolution et que le terme « fini », dans l’usage qui en était fait à l’époque, signifiait autant « parfait » (comme dans « produit fini ») que « terminé ». La partie « sociétale » des réformes napoléoniennes fut respectueuse de cet engagement : les principes énoncés entre 1789 et 1792 entrèrent dans les lois et les mœurs, à commencer par le Code civil qui en est un concentré. C’était, selon Ernest Renan, « la réalisation du programme révolutionnaire dans ses parties possibles ». Quant à l’ordre public, il fut rapidement rétabli, à la grande satisfaction des populations, dans le respect des mêmes principes, tels le gouvernement représentatif (on ignore souvent qu’il y eut des élections annuelles sous le Consulat et l’Empire), l’unité nationale, la non-confessionnalité de l’État (prémices de la laïcité), la conciliation des droits des individus et de la collectivité, etc. Napoléon lui-même résuma ses intentions devant le Conseil d’État : « Nous avons fini le roman de la Révolution ; il faut en commencer l’histoire, ne voir que ce qu’il y a de réel et de possible dans l’application des principes, et non ce qu’il y a de spéculatif et d’hypothétique. »

Dictateur totalitaire ?

Pendant quinze ans, Napoléon employa chaque minute à renforcer et à défendre son pouvoir, quitte à se montrer de plus en plus autoritaire. Mais parler de dictature et, qui plus est, de dictature militaire est se moquer du sens des mots. L’armée ne fut pas aux affaires et des pouvoirs d’empêcher subsistèrent. Même l’historien marxiste Albert Soboul en convint : « Le régime resta essentiellement civil. » La mise en place d’un État fort et incarné ne fut pas accompagnée de l’emploi systématique de la contrainte illégitime ou de la force aveugle. Faut-il, dès lors, s’attarder sur l’accusation de « totalitarisme » lancée de bon cœur par quelques journalistes, politologues et politiciens pressés ? Terme inventé dans les années 1920, le totalitarisme a été utilisé pour désigner la pratique du pouvoir fasciste, national-socialiste et communiste. Il induit le pouvoir total d’un parti sur l’État et la société, au nom d’une idéologie qui devient la seule norme, au prix du contrôle des organisations publiques comme privées, de la suppression des libertés, de la mainmise sur la justice et l’information. Les tendances autoritaires du régime napoléonien n’avaient ni ces formes ni ces buts.

Fauteur de guerres ?

Quatorze années de conflits pour quinze ans de gouvernement, un tiers de son temps de pouvoir passé en campagne, Napoléon fut incontestablement un chef de guerre. Mais il est simpliste de considérer que, ne la craignant pas, il voyait dans la guerre le seul moyen de la politique. Les facteurs géopolitiques anciens, la lutte franco-anglaise pour la prépondérance en Europe (commencée sous Louis XIV), l’héritage des guerres révolutionnaires sont la toile de fond d’un pugilat général sur le continent dont il n’était pas seul responsable. Pour faire simple, jusqu’en 1809, il fut strictement l’héritier des révolutionnaires qui avaient déclaré la guerre à l’Europe en 1792. Ensuite, c’est vrai, pour asseoir le système européen issu de ses victoires, il alla toujours plus loin et voulut profiter à fond d’un outil militaire exceptionnel pour imposer ses projets. Mais l’Europe ne fut pas simplement divisée en deux camps (bien contre mal, noir contre blanc) : il fallut attendre l’automne 1813 pour qu’une coalition générale se forme contre la France. Avant cela, les autres puissances s’étaient accommodées de la prépondérance française et avaient tenté d’en tirer le plus de bénéfices possible. Ce fut le grand succès de la diplomatie britannique que d’arriver à réunir toute l’Europe autour de son plus petit dénominateur commun (faire chuter la France et son chef), en jouant sur les rancœurs, l’économie, les appétits territoriaux des uns et des autres. Il ne s’agissait pas d’une guerre de « libération » du continent, mais d’une lutte pour un changement de puissance prépondérante. L’Angleterre en fut la grande gagnante. Elle domina même le monde entier (et sans prendre de gants) pendant le siècle suivant.

Des millions de morts ?

Les guerres font toujours des morts. Celles auxquelles Napoléon participa n’échappent pas à cette règle vieille comme l’humanité. Mais, pour le charger, on parle « des millions de morts » dont il serait responsable. On voudrait que le chiffre soit énorme, comparable à celui des guerres mondiales ou des victimes du communisme, sans se soucier de la réalité historique. Il est pourtant parfaitement connu : entre 1800 et 1815, entre 800 000 et 1 million de Français ne sont pas revenus des campagnes militaires et, dans les autres camps, un autre million et quelques. En clair : un peu plus de 2 millions d’Européens sont morts en quinze ans. C’est beaucoup. Est-ce exceptionnel pour l’époque ? Pas autant qu’on pourrait le croire. On estime par exemple que les guerres de Trente Ans (1618-1648) et de Sept Ans (1756-1763) auraient respectivement coûté la vie à 10 millions et 1,5 million d’Européens. Dans le même siècle, la guerre de Sécession américaine fera 620 000 morts en quatre ans. Au suivant, celle de 14-18 environ 19 millions de morts et celle de 39-45 plus de 50 millions. Quant au communisme chinois et russe, il fera au bas mot 20 millions de morts. Dans cette macabre compétition, Napoléon est loin de remporter la palme.

Esclavagiste et raciste ?

Par la loi du 20 mai 1802, Napoléon maintint l’esclavage dans les colonies où il n’avait pas été aboli, essentiellement la Martinique et les possessions françaises de l’océan Indien. Quelques mois plus tard, il le rétablit dans toutes les colonies, mesure accompagnée de la remise en vigueur de la législation de l’Ancien Régime, dont le fameux Code noir de 1685. Cette législation resta en vigueur jusqu’à la chute de l’Empire, tout en n’étant pas appliquée, et pour cause : la France perdit toutes ses colonies entre 1803 et 1810. Elles furent conquises par les Anglais… qui n’abolirent pas l’esclavage. Ces faits sont incontestables et interrogent : pourquoi Napoléon, qui avait jusqu’alors libéré les esclaves à Malte et en Égypte, qui, une fois au pouvoir, avait obstinément refusé le rétablissement de l’esclavage, se renia-t-il à ce point ? La réponse est simple et compliquée. Simple parce qu’un homme d’État n’est pas un saint qui reste stoïquement sourd aux impératifs et à l’atmosphère de son temps. Compliqué est de faire comprendre que la décision de 1802 se fonde essentiellement sur l’économie et la géopolitique, et absolument pas sur le racisme : Napoléon voulait relancer l’activité coloniale qui représentait quelques années plus de 10 % du « PIB ». Face aux Noirs révoltés à Saint-Domingue et en Guadeloupe, la reprise en main des colonies se fit à coups de combats et de massacres. Des polémistes parlent d’un million de victimes noires… alors qu’il n’y avait « que » 800 000 esclaves dans les Antilles françaises à l’époque. Les historiens sérieux fixent à environ 100 000 morts, dont environ 70 % de Noirs. Le bilan est suffisamment terrible pour qu’il ne soit pas utile de le gonfler grossièrement. Si Napoléon dicta des consignes de fermeté, s’il ne craignit pas d’avoir à assumer le coût humain de la reconquête, il ne donna pas d’ordres de massacre et encore moins de « génocide des Noirs ». Il n’était pas plus « raciste » — le mot n’existait pas — que ses contemporains, pour qui la question de l’esclavage n’était hélas pas prioritaire. Reste que le rétablissement de l’esclavage et les tueries qui suivirent sont bien une tache sur la postérité du régime napoléonien. Ses historiens n’ont jamais tenté « d’effacer » ces faits, mais leur donnent la place qui est la leur, en tenant compte des sensibilités du début du XIXe siècle. Les spécialistes du passé colonial ont mille fois raison de vouloir mieux éclairer ces angles pas tout à fait morts, de leur vouloir une meilleure place et de croiser raisonnablement leur histoire et leur mémoire. Lorsqu’il était trop tard, à Sainte-Hélène, Napoléon revint sur ces événements dont, pour résumer, il n’était pas fier. Il regretta d’avoir cédé « aux criailleries des colons », estimant que cette triste affaire était « une de ses plus grandes folies » et qu’il avait agi « contre [son] propre jugement ». Plus généralement, il regretta d’avoir retiré leur liberté aux Noirs des colonies et prédit que le système colonial n’en avait plus pour longtemps. Il se trompait.

Misogyne ?

« Autres temps, autres mœurs », dit l’adage, qui est la ligne de conduite des historiens. Les autres ne l’appliquent pas à Napoléon. Le statut de l’épouse (et non de la femme) dans le Code civil est ainsi l’occasion d’un procès en misogynie. Si l’on admet sans peine que la femme mariée avait des droits différents, voire « inférieurs », à ceux de son mari, il faut pour le comprendre faire un petit effort. Il est question dans le code d’un « statut » et non d’une volonté de réduire la femme en esclavage. Napoléon voulait que l’ordre règne jusque dans l’organisation de la famille, cellule sociale première. Elle fut hiérarchisée, avec au sommet le « bon père de famille », dépositaire de la puissance souveraine dans la sphère privée. Il en était le seul représentant légal et l’éducateur civique des enfants. Ces dispositions avaient de graves inconvénients pour les femmes, assujetties à leur père puis à leur mari, ce que les juristes avaient cru adoucir par la contrepartie des protections personnelles et patrimoniales. On prétend qu’il s’agissait là d’un retour en arrière. C’est méconnaître que la Révolution ne fut pas plus favorable aux femmes. On en retient l’engagement des Manon Roland, Théroigne de Méricourt ou Olympe de Gouges, rédactrice d’une « déclaration des droits de la femme ». Toutes trois finirent sur l’échafaud ou en maison psychiatrique, alors que les clubs féminins étaient dissous par une Convention. Le flambeau fut repris plus discrètement par des auteurs telles Germaine de Staël ou Constance de Salm, qui glissaient quelques arguments en faveur de « l’égalité entre les sexes » dans leurs romans. Certes. Mais alors, rétorque-t-on, les républiques suivantes firent de cette égalité une de ces fameuses « valeurs ». Que nenni ! Sur le plan juridique, la tutelle de l’époux ne commença à reculer que dans les années 1890, mais les femmes n’obtinrent l’égalité dans la loi qu’en 1946. La domination du mari et les exclusions professionnelles ne cessèrent définitivement qu’à partir de 1965. Le voyageur dans l’histoire s’étonnera de ne pas trouver d’abolition des dispositions inégalitaires du Code civil dans les discours de Gambetta ou de Blum (ce dernier ayant eu tous les pouvoirs pendant les premiers mois du Front populaire). Comme pour tout autre sujet, tenter d’expliquer ne vaut pas adhésion, mais valorise au contraire les succès postérieurs en évaluant le chemin parcouru.

Le précurseur de Hitler ?

Dans la première moitié du XXe siècle, sous la plume vigoureuse de Charles Maurras et celle, plus sereine, de Jacques Bainville, Napoléon a été accusé d’avoir favorisé le nationalisme allemand. À lire le premier, il serait même le responsable des guerres franco-allemandes de 1870, 1914 et 1939. Plus tard, une partie de l’historiographie anglo-saxonne s’est amusée à comparer Hitler à Napoléon, pour en conclure presque que le second était une copie du premier, malgré l’absurdité chronologique de telles allégations. Entrons un peu dans cette comparaison. Florilège des affirmations que l’on peut entendre : les deux hommes sont « sortis de rien » ; le régime impérial est le père du totalitarisme et sa police, l’ancêtre de la Gestapo ; ses conquêtes préfigurent celles du IIIe Reich ; certes, Napoléon a intégré les Juifs français, mais il a lui aussi son « génocide », celui des Noirs ; et puis, il a envahi la Russie et a connu le même sort que le (petit ?) caporal autrichien, etc. Si l’on pouvait en plus prouver que les deux hommes avaient la même pointure de souliers ou la même taille de pantalon, le tour serait joué. Rien pourtant ne relie les deux hommes : ni leurs époques respectives, ni les circonstances de leur arrivée au pouvoir, ni leurs doctrines, ni les causes profondes de leurs guerres. Hitler, d’ailleurs, l’avait bien compris : il refusait toute comparaison avec Napoléon, Frédéric le Grand étant son modèle revendiqué. Il rejetait toute référence aux idées « décadentes » de la Révolution et de l’Empire, et voyait dans la nation française le principal ennemi de la nation allemande. La comparaison des biographies et de la psychologie des deux hommes n’est pas plus féconde. Leur éducation, leur formation et leur conception de l’exercice du pouvoir divergent fondamentalement. Napoléon n’a finalement détruit ni la France (en dépit de la catastrophe militaire finale) ni l’Europe (qui conserva son modèle politico-social). Son héritage a été loué, récupéré et développé par la suite, y compris dans les pays qui avaient été ses ennemis. On peut soupeser son action, débattre de ses motivations, contester même sa légende blanche, mais les Européens d’aujourd’hui ne le rejettent pas avec le dégoût que suscite le souvenir du criminel nazi. Laissons la parole finale à Staline, pour ne pas être accusé de ne chercher nos références que chez les conservateurs et les réactionnaires : « Hitler ne ressemble pas plus à Napoléon qu’un petit chat ressemble à un lion. Car Napoléon combattit les forces de réaction en s’appuyant sur les forces de progrès, tandis que Hitler, bien au contraire, s’appuie sur les forces de réaction pour combattre les forces de progrès. »

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