Selon M. Dandrieu, la crise des migrants de 2015 a révélé une profonde fracture parmi les catholiques. Face à une « crise humanitaire mondiale », de nombreux catholiques européens n’arrivaient pas à croire qu’au début du XXIe siècle, il était encore acceptable d’invoquer l’intérêt national ou de parler de la civilisation européenne. Le pontificat de François a mis en lumière cette division qui traverse l’Église romaine : entre ceux qui la considèrent comme le vecteur d’une certaine forme de mondialisme et ceux qui restent attachés à un universalisme enraciné.
Le pape a fait de la question de l’immigration un noyau moral du catholicisme. Si ses encycliques contiennent une certaine ambiguïté, ses déclarations et ses gestes dans les médias ne laissent planer aucun doute sur sa position. Dandrieu rappelle comment François a comparé les camps de réfugiés à des « camps de concentration » lors de son homélie du 22 avril 2017, ou comment il a soutenu à l’occasion de ses rencontres du 17 février 2017 avec des étudiants à Rome que « l’Europe s’est faite à partir d’invasions, de migrants. »
Rome ou Babel démontre non seulement la centralité du thème de l’immigration dans les enseignements de François, mais attire également l’attention sur une nouveauté fondamentale du pontificat : la théologie de la migration. Dans ses conversations avec le sociologue français Dominique Wolton, qui constituent le livre Politique et société, François a déclaré que « notre théologie est une théologie des migrants ». La figure rédemptrice étant le migrant, cette nouvelle théologie cesse d’être christocentrique pour devenir « migrantocentrique ».
Le pape François, note M. Dandrieu, semble vouloir rompre le lien entre le catholicisme et la civilisation européenne. Dans un discours au Parlement européen en 2014, il a qualifié l’Europe de « grand-mère » qui, n’étant plus capable de se renouveler, devrait accepter d’être régénérée par des populations venues d’autres continents. Dans le même temps, le chef de l’Église catholique se garde bien d’évoquer les « racines chrétiennes » de l’Europe. Dans une interview accordée au quotidien catholique La Croix, il avoue éviter cette expression dont le ton peut être « vengeur » ou « triomphaliste » et donc « colonialiste ».
L’auteur de Rome ou Babel souligne à juste titre l’absurdité des accusations de colonialisme portées contre les Européens lorsqu’ils évoquent les sources chrétiennes de leur propre civilisation. L’Argentin fait ici preuve de ce que le démographe Eric Kauffmann a appelé le « multiculturalisme asymétrique ». Selon François, il y a des cultures qui ont le droit de se soucier de leur identité — les cultures des migrants qui viennent en Europe — et d’autres, comme les Européens, dont le souci de leur propre identité est un péché.
Dandrieu montre que ce tournant immigrationniste n’a pas commencé avec François. L’examen de la question exclusivement du point de vue des migrants, sans tenir compte des sociétés qui les accueillent, est déjà visible dans la constitution apostolique de Pie XII, Exsul Familia. La question de savoir comment l’ampleur de la migration ou l’origine culturelle des nouveaux arrivants affecte les sociétés d’accueil n’y est pas abordée.
Le virage mondialiste du catholicisme s’amorce véritablement dans les années 1960. Jean XXIII voit dans l’immigration de masse le signe d’une ère nouvelle et, dans son encyclique Pacem in terris, affirme que l’évolution actuelle du monde nécessite des institutions mondiales pour gouverner le monde. Bien qu’il ait développé sa propre théologie des nations, Jean-Paul II a également considéré les migrations de masse comme un processus qui, comme il l’a proclamé à l’occasion de la Journée mondiale des migrants en 1987, créerait « un monde nouveau… fondé sur la vérité et la justice ».
Feu Benoît XVI a défendu les racines européennes du catholicisme, mais l’a également associé à un certain messianisme, comme lors de la Journée mondiale des migrants en 2011, lorsqu’il a affirmé que la migration était « la préfiguration d’une Cité de Dieu indivise ». Dans son encyclique Caritas in veritate, comme nous le rappelle M. Dandrieu, il a exprimé l’un des principes fondamentaux du mondialisme : la croyance en la nécessité d’institutions mondiales qui s’occuperaient du bien commun de toute l’humanité et mettraient en œuvre son unité.
Dandrieu soutient que le catholicisme succombe à la tentation de Babel contre laquelle Benoît XVI — dont le message était plus multiforme que le messianisme mondialiste de François — avait mis en garde. L’auteur illustre ce « babélisme » par les propos de William T. Cavanaugh, théologien catholique américain. Dans une interview au magazine La Vie, à la question de savoir si le nationalisme et le catholicisme pouvaient être réconciliés, l’Américain a répondu que « catholique » signifie universel, et l’Église catholique est la première organisation véritablement mondiale, de sorte que toute segmentation est une violation infligée à la nature catholique de l’Église ».
Cette « segmentation » était pourtant incontestée par Léon XIII, qui affirmait dans Sapientiae Christianae que nous devions une fidélité et un amour particuliers à la patrie dans laquelle nous sommes nés. Pie X n’a pas hésité à le dire plus crûment : « Si le catholicisme était ennemi de la patrie, il ne serait pas une religion divine. » À l’unité mondialiste de la Tour de Babel, affirme Dandrieu, il faut opposer l’universalisme enraciné du catholicisme : l’unité spirituelle des nations ancrées dans leurs cultures.
Cherchant les sources de cette « contamination » du véritable universalisme catholique par le mondialisme, Dandrieu pointe du doigt le personnalisme. Ce courant intellectuel a détaché le catholicisme de la notion de bien commun pour le recentrer sur l’individu. Si les idées de Jacques Maritain et de ses disciples visaient à critiquer le libéralisme, elles ont involontairement conduit à son triomphe au sein de l’Église. Dans une veine personnaliste, Jean XXIII a défini le bien commun comme « la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine », négligeant ainsi sa dimension intrinsèquement communautaire, centrale dans la pensée de saint Thomas et dans toute la tradition catholique classique. Sans ancrage dans le bien commun, le personnalisme a dégénéré en subjectivisme, fournissant les conditions intellectuelles et morales de l’utopie d’une humanité unie.
Je reste d’avis qu’après 1945, l’Église catholique a commencé à dériver vers le romantisme politique. Selon Carl Schmitt, ce dernier se résume à l’abolition du monde concret au nom d’une réalité imaginée : « Leur fonction romantique est la négation de l’ici et du maintenant ». Pierre Lasserre, autre critique du romantisme, soutient que ce que les romantiques recherchent en politique, c’est avant tout une « ivresse » morale. Dandrieu, pour sa part, écrit que le mondialisme catholique « tourne le dos à la réalité… rompt avec le monde concret et les communautés naturelles, remplaçant le rapport concret au monde par un rapport purement idéologique et abstrait ».
L’attitude de l’Église catholique à l’égard de l’immigration, en particulier sous le pontificat de François, semble purement romantique. Elle ne tient compte ni des limites réelles des États ni des communautés nationales appelées à absorber tous les « malheureux de la terre ». Elle procure une « ivresse » morale aux fidèles et à la hiérarchie, nie les contraintes du « ici et maintenant » et représente, par essence, une rupture dans la tradition de la doctrine catholique, sapant l’un des droits les plus cruciaux auxquels les nations peuvent prétendre, le droit à la continuité.
L’essayiste français préconise un retour au réalisme de Saint Thomas. Si le grand philosophe ne peut pas nous dire quelles institutions politiques nous devrions construire, explique-t-il, il nous permet de voir à travers les aberrations des idéaux politiques contemporains. Il faut convenir qu’un virage radical vers le réalisme est une tâche urgente pour l’Église catholique. Il servirait d’antidote à ce qui est le plus pernicieux dans sa situation romantique actuelle : le mépris des problèmes concrets et le recours aux émotions lorsqu’il s’agit de questions de la plus haute importance.
Il est grand temps de redonner au catholicisme sa forme authentique : romain et non romantique. Rome ou Babel ouvre la voie à cette restauration.
Texte de Krzysztof Tyszka-Drozdowski, écrivain et analyste dans l’une des agences gouvernementales polonaises chargées de la politique industrielle.
Rome ou Babel
Pour un christianisme universaliste et enraciné
par Laurent Dandrieu
préface de Mathieu Bock-Côté (Préface)
aux éditions Artège
à Perpignan
Date de parution : 14/IX/2022
400 pp.
EAN : 9 791 033 612 971
Voir aussi
Le danger d'une morale hypertrophiée (selon Arnold Gehlen)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire