dimanche 19 décembre 2021

Panem et circenses (bis) : la désindustrialisation mentale de l'Occident

Tout au long de l’histoire, le travail a été le lot commun de l’humanité — si l’on exclut les riches oisifs et les chômeurs. Les calvinistes capitalistes et Weber, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, considéraient le travail comme un moyen pour les gens d’atteindre leur « propre salut ». Les marxistes ont également célébré le travail, c’est ainsi que Friedrich Engels écrivit qu’il « est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même. »

Pourtant, la pénurie déconcertante de travailleurs d’aujourd’hui dans les pays à revenu élevé peut présager un avenir différent : une société post-travail, dans laquelle seuls quelques privilégiés travaillent. Pour la majorité, leur maintien économique proviendrait d’une certaine forme de revenu universel de base (RUB). Cette notion a été mise à l’essai par plusieurs pays occidentaux pendant la pandémie de Covid-19..

Mondialisme, automatisation et ses effets

Il est plausible de considérer que notre avenir consistera en une société dans laquelle une petite élite technique et managériale hyper-productive fournira de la nourriture, des logements et du plaisir à la plèbe, un peu à l'instar de celles des derniers siècles de l’Empire romain. Ces distributions frumentaires n’étaient cependant réservées qu’aux citoyens romains mâles. Leur seul rôle de cette plèbe dans la société serait de prendre et de ne pas menacer l’État impérial — un système qui ne fonctionnait que grâce à la présence d’esclaves et d’immenses territoires à piller.

En Occident, la mondialisation libérale a abouti à éliminer ou saper nombre d’emplois et a favorisé un sentiment omniprésent de ce que l’historien Martin Wiener appelle la « désindustrialisation psychologique » — une perte d’intérêt pour la fabrication d’objets. Entre les seules années 2000 et 2007, les États-Unis ont perdu 3,4 millions d’emplois industriels, soit environ 20 % du total de ce secteur. Le déficit commercial avec la Chine, selon l’Institut de politique économique, a coûté jusqu’à 3,7 millions d’emplois depuis 2000, et des symptômes similaires se sont propagés à l’Allemagne, longtemps un modèle industriel.

Bon nombre de ces problèmes sont de notre propre initiative. Les experts prédisent depuis longtemps la disparition des emplois dans les usines, et à l’heure actuelle, selon Jeremy Rifkin, les usines devraient être « presque sans travailleurs ». Pourtant, à mesure que l’automatisation s’installe, les directeurs d’usine se plaignent de plus en plus d’un manque criant de travailleurs qualifiés. En raison d’une main-d’œuvre vieillissante, jusqu’à 600 000 nouveaux emplois dans le secteur manufacturier états-unien devraient être créés cette décennie et ne pourront être pourvus. La pénurie actuelle de soudeurs pourrait atteindre 400 000 postes d’ici 2024 aux États-Unis. Au milieu d’une légère reprise aux États-Unis, en mai, on estime que 500 000 emplois dans le secteur manufacturier n’étaient pas pourvus.

En revanche, les concurrents des pays occidentaux, notamment la Chine, forment une main-d’œuvre qualifiée capable d’exploiter des installations automatisées perfectionnées. Comme le note un rapport d’American Compass, seuls cinq pour cent des étudiants américains se spécialisent en ingénierie, contre 33 pour cent en Chine ; en 2016, la Chine a diplômé 4,7 millions d’étudiants dans le domaine des STIM (sciences, techniques, ingénierie et mathématiques) contre 568 000 aux États-Unis, ainsi que six fois plus d’étudiants titulaires d’un baccalauréat en ingénierie et en informatique. Pendant ce temps, aux États-Unis, le PDG d’Apple, Tim Cook, a observé : « Si on organisait une réunion d’ingénieurs en outillage aux États-Unis, je ne suis pas sûr qu'on puisse remplir une salle. En Chine, vous pourriez remplir plusieurs terrains de football. » Cela permet d’expliquer pourquoi l’entreprise à la pomme conserve la quasi-totalité de sa production dans l’Empire du Milieu.

L’aube verte du post-industrialisme

Alors que les pays asiatiques se concentrent sur les secteurs d’avenir pourvoyeurs d’emplois, les sociétés occidentales semblent déterminées à éliminer les emplois rémunérateurs pour les cols bleus et les cadres moyens. De nombreux emplois qui pouvaient soutenir des familles ont disparu, et la plupart des nouveaux postes ont tendance à être des emplois de service mal payés. L’une des raisons largement citées des récentes pénuries de main-d’œuvre est liée à une réticence post-pandémique à accepter de bas salaires y compris ceux de l’économie « de plateformes » (les chauffeurs Uber, les coursiers et livreurs), où les salaires et les horaires sont souvent incertains.

Certains travailleurs faiblement rémunérés ont également trouvé que le soutien de l’État pendant la pandémie était, dans certains cas, plus rentable que le travail, et un moyen d’éviter les désagréments associés aux bureaux et aux transports publics surpeuplés. Des niveaux élevés de prestations sociales déconnectées du travail sont historiquement liés à la persistance d’un chômage élevé qui sévit dans des pays comme l’Italie et l’Espagne.

Tout le monde ne voit pas l’oisiveté de masse comme un mal. La société « post-travail » correspond parfaitement à la philosophie de décroissance préconisée par les militants du climat de nos jours. Cette philosophie cherche à réduire la consommation en réduisant la taille des maisons, des voitures, le nombre de voyages en avion et l’utilisation de la climatisation. Des millions de personnes de la classe ouvrière seraient particulièrement touchées, en particulier celles qui occupent des emplois bien rémunérés dans la fabrication, la construction et la production d’énergie. Le RUB fournirait la base d’un mode de vie austère écologiquement correct.


Les groupes les plus puissants en faveur d’un avenir post-travail sont précisément ceux qui illustrent le mieux la transformation économique de notre époque. Les principales entreprises technologiques peuvent se comporter comme des bourreaux de travail compulsifs, mais ils ne voient aucune raison pour que la plèbe vive de la même manière. Greg Ferenstein, qui a interrogé 147 fondateurs d’entreprises numériques, affirme que la plupart d’entre eux pensent qu’« à (très) long terme, une part de plus en plus importante de la richesse économique sera créée par une faible proportion de personnes très talentueuses ou très originales. Les autres personnes survivraient de plus en plus grâce à une combinaison de “petits boulots” à temps partiel et d’aides gouvernementales. »

De nombreuses personnalités telles que Mark Zuckerberg, Pierre Omidyar, Elon Musk et Sam Altman, fondateur du Y Combinator, soutiennent l’idée d’un « salaire garanti » qui paierait la plupart des factures des ménages. Cette notion d’un avenir sans travail peut être séduisante pour certains, mais la réalité peut être beaucoup moins agréable. Comme le suggère l’auteur Aaron Renn, les secteurs de la société américaine où le transfert de revenus est devenu un mode de vie, comme chez les Amérindiens, concentrent des niveaux choquants de toxicomanie, d’alcoolisme et de paresse.

À notre époque, un RUB à large assise nécessiterait une forte imposition, plus particulièrement de la classe moyenne déjà fortement mise à contribution. La question sera alors de savoir qui obtient quoi et qui paie ? La campagne d’Andrew Yang, candidat démocrate à la présidentielle américaine, s’est articulée autour du RUB qui coûterait selon lui environ 2 800 milliards de dollars par an, payés par une taxe nationale sur la valeur ajoutée (inexistante à l’heure actuelle aux États-Unis) et des impôts plus élevés sur le capital et une augmentation des cotisations de sécurité sociale. Mais certains à gauche considèrent le RUB comme insuffisant et cherchent à mettre la main sur la richesse technologique du pays pour créer un « communisme de luxe entièrement automatisé » — une société de loisirs payée par Apple et ses homologues.

Sans surprise, une grande partie de l’opposition instinctive au revenu universel de base (RUB) vient de la droite. Mais Damon Linker, un écrivain libéral du Week, décrit le RUB comme la voie vers la « ruine spirituelle », en particulier pour ceux qui en dépendent le plus. Certains à gauche y voient même la construction d’une « arnaque au revenu » néolibérale pour accélérer la fin du travail productif et de la mobilité ascendante. La plupart des électeurs, selon un sondage d’octobre Morning Consult, s’opposent également aux soutiens permanents de revenu. Pourtant, les stratèges démocrates se rendent compte qu’une telle largesse, une fois offerte, sera probablement acceptée par les bénéficiaires et souhaitent donc la poursuivre à l’infini.

L’alternative au travail acharné

La pénurie actuelle de main-d’œuvre et les prévisions de sa persistance suggèrent que le marché du travail n’a pas disparu dans des domaines tels que la fabrication, la logistique et la construction de logements, précisément là où les pénuries de main-d’œuvre sont les plus aiguës. Dans son livre de 1995, La Fin du travail, Jeremy Rifkin suggèrerait que l’emploi industriel serait éliminé au début de ce siècle, mais en réalité la demande de main-d’œuvre, pas seulement dans le secteur manufacturier, est à la hausse.

Plutôt que d’adhérer à une protection sociale élargie, nous pourrions assister à une résurgence du travail à salaire plus élevé, y compris dans les domaines des cols bleus. La baisse de la natalité observées depuis des décennies en Occident et en Chine réduisent la main-d’œuvre. La croissance de la population américaine en âge de travailler, 16-64 ans, est passée de 20 pour cent dans les années 1980 à moins de cinq pour cent au cours de la dernière décennie, alors que la population américaine a crû de 44 % de 1980 à 2020. Ces tendances étaient évidentes avant la pandémie, lorsque les Américains de la classe ouvrière réalisaient des gains de revenus importants pour la première fois depuis une génération. Cette augmentation salariale c’est également accompagnée d’une forte diminution de l’immigration illégale sous le président Trump. Au Canada, une très forte immigration n'a pas résolu les problèmes de main d’œuvre mais maintient une forte pression à la baisse sur les salaires comme le rapportait Bloomberg: les salaires canadiens stagnent en raison de l’immigration de masse alors que l’inflation grimpe.

Rien qu’aux États-Unis, la main-d’œuvre a baissé de 8,4 millions au cours de l’année écoulée, et avec un sommet de 10,1 millions d’offres d’emploi, même les restaurants sont obligés de distribuer des « primes à la signature » alors que les travailleurs restent sur la touche dans l’attente d’une augmentation des salaires. Ces pénuries apparaissent dans pratiquement tous les pays à revenu élevé, y compris l’UE, le Canada, le Royaume-Uni, le Japon et même en Chine, où la main-d’œuvre a chuté de plus de cinq pour cent au cours de la dernière décennie. On observe la même tendance dans d’autres pays, dont l’Australie, où l’industrie minière est ralentie par un manque de conducteurs.

Les économistes peuvent détester les pénuries de main-d’œuvre parce qu’elles augmentent les coûts de production, mais la pandémie pourrait aider à atténuer les inégalités croissantes dans les pays avancés en augmentant les salaires et en réaffirmant la valeur intrinsèque du travail. Ceci n’est pas sans rappeler les conséquences de la peste européenne médiévale beaucoup plus meurtrière que la pandémie actuelle bien sûr : les travailleurs et les entrepreneurs qui ont d’une manière ou d’une autre survécu à cette contagion ont trouvé des emplois plus intéressants et plus rémunérateurs.

Quelle société voulons-nous ?

Pour le chercheur californien Joel Kotkin, il n’existe qu’une alternative. Première option, nous nous transformons en une société automatisée où le niveau de vie chutera à des niveaux comparables à ceux de l’Union soviétique à la fin du XXe siècle ou, seconde option, nous pouvons continuer à améliorer nos sociétés. Il existe de nombreuses tâches à accomplir en dehors de l'informatique tout en payant un bon salaire .

Il y a un besoin évident de nouveaux logements et d’autres infrastructures, de soins médicaux et, peut-être le plus important pour Kotkin, il faut fournir une possibilité de se projeter au-delà de cette planète. Selon lui, tous ceux qui ont visité les usines spatiales du Sud de la Californie le savent, un besoin important de travailleurs persiste, des ingénieurs aux machinistes, pour construire des fusées, des drones et des modules lunaires. Une grande partie de cette demande pourrait être satisfaite par une formation axée sur des compétences très ciblées, et la plupart des employeurs préfèrent maintenant cette formation pointue et plus courte pour de nombreux emplois à un diplôme universitaire.

Cette société du travail suit le chemin qui a conduit, quoiqu’avec une certaine cruauté, à l’exploration des océans, à la colonisation massive des continents, à la victoire sur les maladies, à la construction de villes plus saines et, au cours du dernier demi-siècle, à la propagation de prospérité à l’Asie de l’Est et à d’autres régions autrefois pauvres.

Pour Kotkin, la décroissance offre un avenir bien différent. Cette société peut être sûre dans ses bases, mais elle sera parasitaire et stagnante, un peu comme les derniers siècles de l’Empire romain ou de la dynastie Ts'ing. C’est une société dans laquelle les jeunes peuvent s’attendre à une scolarité subventionnée, un logement et peut-être un travail à temps partiel, mais ne peuvent jamais s’acheter une maison, élever une famille, ni démarrer une entreprise importante.

Dans un monde post-travail, tout le caractère diversifié de nos vies — les derniers vestiges d’autonomie — disparaîtrait. Il est peut-être vrai que l’intelligence artificielle fournira des biens et des services de manière efficace, mais sera-t-elle capable de fournir un service personnalisé ou permettra-t-elle la créativité humaine ? Nous pouvons exister à l’ère numérique, mais l’analogique est l’endroit où nous vivons, et sans lui, nos vies seront très sombres — notre démocratie sera fonctionnellement morte alors que nous passerons de contributeurs à personnes à charge permanentes. Dans notre désir compréhensible d’éliminer la pauvreté et d’élever le niveau de vie de base, nous n’avons pas besoin d’adopter un système qui transforme la plupart des gens en robots silencieux. Le prix de la sécurité ne doit pas être un esclavage moderne et douillet.

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