jeudi 4 mars 2021

Pour le philosophe Alain Badiou : « le mot communisme a été corrompu par le pouvoir d’État »

Recension du dernier (espérons) livre éponyme d’Alain Badiou par Éric Zemmour. Pour le chroniqueur du Figaro, cet ouvrage est un plaidoyer pro domo par le plus célèbre des philosophes marxistes vivants. Entre humanisme irréaliste et jargon mathématique abscons.

C’est une drôle d’histoire belge. Des lycéens de ce pays reçoivent Alain Badiou. Le philosophe leur parle de communisme, de vérité, d’amour, de poésie, de mathématiques, de Platon, de Socrate, d’Aristote, de Spinoza, de Hegel, de Marx, de Sartre. Il en sort un opuscule que l’éditeur énamouré présente comme « une boussole fiable afin de s’orienter dans le fantastique foisonnement » de son œuvre.

Ladite boussole marque toujours le même nord : le communisme. S’il ne doit en rester qu’un, Badiou sera celui-là. Il n’en démord pas, enrôlant Platon dans son combat égalitariste millénaire dont il veut faire la quintessence de la « Vérité ».

Badiou, dans un raccourci audacieux, met un signe égal entre vérité, universalisme, égalitarisme, internationalisme, communisme : « Le Communisme (est l’) idée de sortie du Néolithique, de sortie des six mille ans qui l’ont précédé. Il n’y a aucune raison d’abandonner cette tradition sous prétexte qu’à un moment donné elle a tenté une expérience qui a échoué. »

« L’espoir de la jeunesse »

Il n’y a aucune raison : la famine organisée en Ukraine, le Goulag, les procès de Moscou, etc., Badiou reprend comme si de rien n’était la thèse du « bilan globalement positif ». D’un côté, l’éducation et la santé, de l’autre le totalitarisme et les persécutions : « Il faut soutenir la thèse que le mot communisme a été corrompu par le pouvoir d’État […] Lénine avait vu cela dès 1920. […] Anxieux empli de doutes où il va jusqu’à dire que somme toute l’État bolchevique ne vaut pas mieux que l’État tsariste. »

À le lire, on songe à ce qui adviendrait si un philosophe venait devant des lycéens français et leur disait tout uniment : « L’idée fasciste fut l’espoir de la jeunesse. Le national-socialisme a été corrompu par le pouvoir d’État. Hitler avait vu cela dès 1934. Anxieux, empli de doutes, dans son nid d’Aigle, où il va jusqu’à dire que l’État nazi ne vaut pas mieux que l’État bismarckien. Après tout, le nazisme c’est aussi les croisières pour les ouvriers et la Volkswagen Coccinelle (la voiture du peuple !) pour tous. Il nous faut donc être fidèles à cette espérance. »

Mais Badiou ne plaisante pas. Il est en mission commandée. Il est là pour « corrompre la jeunesse » : c’est lui-même qui le dit, reprenant la célèbre accusation portée contre Socrate. Une jeunesse qu’il est facile de « corrompre » avec des idéaux généreux d’égalité et d’universalisme. Quand il se contente d’ânonner de grandes déclarations de principes, on voit bien que le communiste n’est d’abord qu’un « chrétien impatient ». Ou plutôt un hérétique qui ne respecte pas l’enseignement de Jésus : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » C’est dans cette hérésie que tout bascule. Mais Badiou sent bien que la jeunesse risque de lui échapper. Il a vu que son communisme orthodoxe est dépassé sur sa gauche par « deux évolutions contemporaines : un relativisme culturel qui ne laisse plus de place à la notion de vérité universelle (…), des doctrines qui affirment la supériorité des actions sur les pensées ».

« L’immigration, arme du capitalisme »

Notre marxiste orthodoxe a vu le danger, celui d’un gauchisme mâtiné d’islamisme et de féminisme, et leurs fameuses luttes « intersectionnelles » qui le jetteraient, lui aussi, dans les poubelles de l’histoire du mâle blanc de plus de 50 ans, comme un vulgaire Aragon, sifflé par les jeunes rebelles de Mai 68. Mais il ne sait pas comment combattre ce danger. Il l’aggrave au contraire avec ses pétitions de principe égalitaristes et universalistes, faisant de l’attitude favorable aux migrants, l’alpha et l’oméga d’un antifascisme d’opérette.

On a envie de lui rappeler que le secrétaire général du Parti communiste, Georges Marchais, avait, en 1980, réclamé avec vigueur l’arrêt de l’immigration, illégale, mais aussi légale. À l’époque, les communistes tentaient — pour la dernière fois — de protéger la classe ouvrière française de la destruction programmée par un capitalisme qui s’apprêtait à faire le grand saut de la mondialisation. Les communistes avaient encore en tête la leçon de Marx sur « l’immigration, arme du capitalisme » pour faire baisser les salaires et diviser la classe ouvrière.

Mais nos jeunes lycéens belges, pas plus que la plupart de leurs homologues français d’ailleurs, ne savent plus qui est Georges Marchais.

Badiou non plus ne veut plus le connaître. Le passé pas plus que le réel ne semblent l’intéresser. La dernière partie de l’ouvrage voit notre philosophe s’envoler dans les hautes sphères abstraites et absconses d’une philosophie qu’il « situe entre les mathématiques et la poésie ». À le lire, on voit bien les mathématiques, mais pas vraiment la poésie. Il use d’un incompréhensible charabia mathématique qui m’a ramené soudain en classe de sixième quand des pervers narcissiques dits pédagogues de l’Éducation nationale expérimentaient sur ma pauvre cervelle leurs théories sur les ensembles : « L’inexistant est donc proprement le point de non-apparaître d’une multiplicité dans un monde, point qui est relatif au transcendantal de ce monde. […] L’universalité ontologique ne garantit pas à elle seule l’absoluité des vérités. Le relativiste peut toujours dire que ce n’est que la garantie d’une circulation possible d’une œuvre à support générique d’un monde à un autre, voire l’implosion impériale d’une généricité locale à des mondes culturels disparates. »

Content de lui

On relit plusieurs fois pour essayer de comprendre. On se frotte les yeux, on est perdu. Les formules mathématiques s’enchaînent aux phrases alambiquées. Badiou, citant Sartre, nous avait pourtant dit qu’il voulait être fidèle à ses ancêtres, Voltaire, Rousseau et les philosophes de la Révolution française. On avait pourtant eu l’impression que ceux-ci écrivaient dans une langue limpide, élégante, compréhensible de tous. On rit en imaginant la tête des lycéens belges devant l’abscons jargon mathématisé de notre philosophe.

Mais s’il a perdu en route la plupart de ses lecteurs et auditeurs, Badiou n’a jamais été aussi content de lui, car il a « trouvé le chemin d’une absolutisation des œuvres de vérité, dont j’ai déjà démontré, allant et venant entre philosophie et mathématiques, qu’elles étaient à la fois singulières et universelles, et dont il ne restait plus qu’à montrer qu’elles peuvent être également absolues. Ce que je crois avoir fait. Je l’ai fait à un âge suffisamment avancé pour que cette réussite soit vraiment réconfortante ! Permettez-moi de finir sur cette orgueilleuse assertion ! »

Il faut imaginer Badiou heureux.

ALAIN BADIOU 

par Alain Badiou,
publié aux PUF,
le 3 février 2021,
à Paris,
162 pp.,
ISBN-10 : 2 130 827 063

Voir aussi

Le communisme, cette religion profane


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