vendredi 12 février 2021

France — Comment l’écriture inclusive prend le pouvoir à l’université

Syndicats, militants, enseignants : de plus en plus d’acteurs de l’enseignement supérieur font pression pour que cette graphie devienne la norme. Une pratique qui est loin de faire l’unanimité.

Une partie de l’enseignement supérieur a adopté l’écriture inclusive ces dernières années.

« Cher·e·s étudiant·e·s, vous êtes convoqué·e·s pour venir rencontrer vos interlocuteur·trice·s pour l’année. » Dans les universités françaises, les étudiants reçoivent ce genre d’e-mails [courriels] tous les jours. Administrations, enseignants, organisations étudiantes : ces dernières années, beaucoup se sont mis à cette formulation, qu’ils jugent « plus inclusive » pour les femmes.

Depuis son apparition, l’écriture inclusive, qui se manifeste notamment par l’usage du point médian (« professeur·e »), la mention systématique du genre féminin (« bonjour à tous et à toutes ») ou encore, la tendance à préférer des mots épicènes (les « scientifiques » plutôt que « les chercheurs »), cristallise les passions. Ses partisans y voient le signe de la fin d’une époque, celle de la « masculinisation » du français, quand Alain Rey, le père du Petit Robert, qualifiait l’affaire de « tempête dans un verre d’eau ». L’Académie française, elle, y a vu un « péril mortel » pour la langue. Force est de constater qu’une partie de l’enseignement supérieur n’a pas attendu la fin de ces débats enflammés pour adopter cette graphie, faisant fi de la circulaire d’Édouard Philippe, publiée en 2017, qui bannit l’usage administratif de l’écriture inclusive.

Que ce soit sur les panneaux d’affichage, dans les mails [courriels] de la présidence de l’université et même dans nos supports de TD… L’écriture inclusive est partout. On ne la remarque même plus.

Benjamin, étudiant

« Que ce soit sur les panneaux d’affichage, dans les mails [courriels] de la présidence de l’université et même dans nos supports de TD… L’écriture inclusive est partout. On ne la remarque même plus », constate Benjamin, étudiant en droit à Nanterre. « Les organisations étudiantes l’utilisent beaucoup », avance le jeune homme, qui cite notamment l’Unef. La présidente du syndicat de gauche s’en félicite d’ailleurs : « Nous écrivons de cette façon depuis cinq ans dans notre communication, affirme Mélanie Luce. Pour nous, c’est un moyen de rendre les femmes plus visibles dans la langue. »

À Paris Dauphine, Emma* se souvient notamment d’une enseignante qui l’utilisait dans les sujets de partiel. Exemple : « Dans quelle mesure une part croissante des citoyen.ne. s se désintéresse-t-elle de la politique ? » Mais aussi, dans les cours : « Électeurs et électrices sont, comme tous les agents sociaux, des hommes (et des femmes) pluriel(·le·s) ». Jacques Smith, le délégué général du l’UNI, syndicat étudiant de droite, livre à son tour une histoire éloquente : certains de ses militants lui racontent que des enseignants les obligent à adopter cette forme d’écriture : « Ils ne répondent pas aux courriels de ceux qui les contactent sans utiliser l’écriture inclusive. Ou alors ils leur objectent : “Merci de m’écrire en langue inclusive, dans le cas contraire, je ne vous répondrai pas”. »

Faire plaisir à la professeure

D’autres vont encore plus loin. Madeleine* était en deuxième année de licence lorsqu’elle et son groupe proposent de consacrer leur mémoire à la précarité menstruelle. « Lorsque nous avons publié un sondage à ce sujet sur l’un des groupes Facebook de ma fac, beaucoup d’étudiants nous ont reproché de ne pas être assez inclusifs dans nos questions. Selon eux, nous oubliions les personnes transexuelles », raconte-t-elle. Alors, elle en parle à son enseignante. « Elle nous a fortement recommandé d’avoir recours à l’écriture inclusive. J’ai dû reprendre absolument tout ce que nous avions écrit et ajouter des points partout, je pétais un câble. J’aurais préféré me concentrer sur le contenu. » La jeune femme de 19 ans est gênée par le sentiment d’avoir été « obligée d’y avoir recours ». « Nous avons compris qu’en le faisant, cela ferait plaisir à la professeure et que nous aurions une bonne note. » Ce qui fut le cas.

Killian, étudiant en informatique à l’université Grenoble Alpes, a été surpris de voir à quel point cette forme d’écriture rencontrait un large consensus parmi les étudiants de son établissement. Par curiosité, le jeune homme de 24 ans lance une discussion à ce sujet sur le logiciel de messagerie instantanée Discord que « la quasi-totalité des étudiants du département licence sciences et technologie » utilisent. « Toutes les personnes qui m’ont répondu étaient favorables à l’écriture inclusive. Une personne m’a presque traité de transphobe. Bref, j’ai arrêté la discussion, c’est parti vraiment loin. »

« Ostracisé par certains de ses collègues »

Les opposants à cette nouvelle forme d’écriture sont souvent qualifiés de « réactionnaires » ou de « conservateurs ». Jean Szlamowicz, professeur de linguistique à l’université de Bourgogne et auteur du livre Le Sexe et la langue, en a fait les frais. Fin 2019, dans le cadre d’un séminaire linguistique, l’enseignant devait tenir une conférence intitulée « L’écriture inclusive à l’épreuve de la grammaire ». Le lendemain de son intervention, annulée pour des raisons pratiques, il découvre que des collègues s’étaient de toute façon mobilisés pour empêcher la conférence en faisant pression sur le doyen. « Il y avait des appels à l’intimidation, ils me prévoyaient un sacré comité d’accueil », raconte l’enseignant-chercheur, qui reçoit également un mail du doyen de l’UFR lui indiquant qu’il n’est pas le bienvenu. « Le fait que vous soyez rédacteur de ce torchon sexiste et raciste qu’est Causeur vous discrédite d’un point de vue scientifique », lit-il notamment. Jean Szlamowicz l’assure, son discours sur l’écriture inclusive lui a valu d’être « ostracisé par certains de ses collègues ». « Dès que vous écrivez un mail, vous êtes fiché politiquement. Il y a une surveillance sous-jacente, une peur d’être pris à partie. Comme chacun est évalué par ses pairs, il est toujours possible qu’on vous refuse un financement en fonction de vos prises de position. »

Ils m’ont dit : soit vous le réécrivez en écriture inclusive, soit il ne sera pas publié. J’ai refusé, au nom de ma liberté académique

Yana Grinshpun

Sa collègue Yana Grinshpun, enseignante-chercheuse à l’université Paris-III Sorbonne-Nouvelle, en a également fait l’amère expérience. En 2017, une commande académique lui est faite : elle doit écrire un article sur le nouveau radicalisme pour L’Abécédaire de la haine. Au bout de plusieurs semaines, elle rend son travail, qui est accepté. Deux ans plus tard, ses collègues lui expliquent finalement qu’il faudra le retravailler. « Ils m’ont dit : soit vous le réécrivez en écriture inclusive, soit il ne sera pas publié. J’ai refusé, au nom de ma liberté académique », raconte l’enseignante, qui dénonce une « radicalisation progressive de l’espace universitaire ».

Généraliser la pratique de cette écriture

Ces dernières années, les établissements sont de plus en plus nombreux à vouloir généraliser la pratique de cette écriture. À l’université de Bourgogne, des enseignants du Centre interlangues travaillent actuellement au lancement d’un atelier d’écriture inclusive pour les étudiants. De même, depuis 2019, l’université Paris-Nanterre a nommé une chargée de mission égalité femmes-hommes et non-discrimination pour travailler, entre autres, à la généralisation de l’écriture inclusive dans l’établissement. « Notre objectif est de faire de la communication non stéréotypée. Nous essayons d’éradiquer tout ce qui ne présente pas un équilibre entre les femmes et les hommes », explique Maïlys Derenemesnil, en charge de la mission. Depuis son arrivée, l’université a notamment publié un petit guide de l’écriture inclusive expliquant les « vertus » de l’utilisation du point médian pour lutter contre le sexisme. « Toute la présidence utilise cette forme de communication et encourage fortement le reste de la communauté à le faire. À terme, je pense que nous créerons des formations obligatoires pour sensibiliser les responsables d’associations étudiantes sur ces sujets », annonce-t-elle.

Beaucoup ont adopté cette graphie sous la pression de quelques associations. Il est plus simple et plus commode de s’adapter si on ne veut pas être accusé de sexisme

Ancien président d’université parisienne

Et même lorsqu’ils ne sont pas forcément pour, les présidents d’université sont forcés de s’y mettre : « Beaucoup ont adopté cette graphie sous la pression de quelques associations. Il est plus simple et plus commode de s’adapter si on ne veut pas être accusé de sexisme », avoue un ancien président d’université parisienne. Même constat à Sorbonne-Université. Voilà environ quatre ans que Franck Neveu, professeur de linguistique française, observe une « demande d’inclusivisme linguistique de la part de certains syndicats étudiants et associations universitaires ». Une demande qui reçoit un « accueil favorable » de la part des membres de la communauté enseignante, constate-t-il. « Cependant, on ne peut certainement pas dire que l’écriture se répande de manière consensuelle. » Si, selon lui, la majorité des étudiants n’y prête pas vraiment attention, ceux qui la pratiquent ont une démarche qui « abrite souvent un fond de militantisme ». Quitte à omettre le fait que l’écriture inclusive « déstructure très largement la graphie ainsi que le lien qui doit naturellement s’établir entre la pratique orale et la pratique écrite », rappelle l’enseignant. « On sait très bien que cette écriture ne marche pas. Seulement, il ne s’agit pas de respecter une cohérence linguistique mais d’afficher une forme d’idéologie et de dénoncer le prétendu patriarcat de certains fonctionnements institutionnels. »

Quand la croyance étouffe la réflexion scientifique

Anne Dister, qui enseigne la linguistique française à l’université Saint-Louis–Bruxelles, renchérit : « L’écriture inclusive part d’une idée fausse qui est que le masculin dans la langue invisibilise les femmes. C’est une croyance qui n’est pas fondée sur le fonctionnement des genres en français où la plupart des usages du masculin sont inclusifs. » Exemple : si nous parlons de « nos voisins », nous partons du principe qu’il y a des femmes et des hommes parmi eux. « Faire du masculin un genre qui invisibilise les femmes, c’est faire comme si les mots n’étaient jamais utilisés dans un contexte qui nous aide à en comprendre le sens », analyse l’enseignante. « Je suis effarée de voir que face à ces arguments objectifs, il y a encore des acteurs dans l’enseignement supérieur qui défendent l’usage de cette écriture. Mais nous sommes dans une période où la conviction et la croyance ont plus de poids que la réflexion scientifique. » Et d’ajouter : « Il y a des chercheurs et des enseignants qui réinterprètent l’histoire de la langue en proclamant qu’au XVIIe siècle, des grammairiens seraient allés à l’encontre de l’usage de la langue en codifiant le français. En le masculinisant. C’est de la théorie du complot. »

Autre écueil : les partisans de l’écriture inclusive imposent à leur lectorat un français peu intelligible. « Cette forme d’écriture génère de l’insécurité linguistique, de l’hypercorrection », avance Mathieu Avanzi, linguiste et maître de conférences à Sorbonne-Université. « L’écriture inclusive revient à éloigner les gens qui ont des difficultés avec la langue. On ne peut pas militer pour un français plus accessible et la pratiquer », renchérit Anne Dister.

Ces pratiques, de plus en plus fréquentes, offusquent certains politiques. Le député LREM François Jolivet prépare une proposition de loi pour interdire l’écriture inclusive à l’école. Et s’il reconnaît la « liberté académique » des enseignants du supérieur, il est inquiet : « Je suis effaré que certaines universités l’adoptent dans leur communication et que de plus en plus d’étudiants l’utilisent dans leurs copies. Cette pratique est un bras d’honneur aux institutions gardiennes de la langue française. »

* Les prénoms ont été modifiés.

Source : Le Figaro

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