mercredi 25 novembre 2020

Une Ode américaine, le film que la critique « progressiste » n'aime pas

Tout commence par une autobiographie, Hilbilly Élégie, saluée par la critique quand elle est sortie en 2016. Figurant dans la liste des meilleures ventes du New York Times en 2016 et 2017, le livre écrit par James David Vance séduisit les lecteurs par son habile description de la culture des Appalaches et des problèmes sociaux qui sévissent dans son Ohio natal désindustrialisé et ravagé par le fléau des drogues.

« Là où les Américains voient des Hillbillies [ploucs], des rednecks [bouseux] ou des White trash [racailles blanches], je vois mes voisins, mes amis, ma famille. »

Dans cet ouvrage à la fois personnel et politique, J.D. Vance racontait son enfance chaotique dans l’Ohio, cette région des États-Unis qui a vu l’industrie du charbon et de la métallurgie péricliter. Il décrit avec humanité et bienveillance la rude vie de ces « petits Blancs », ces « péquenots », que l’on dit xénophobes et qui ont voté pour Donald Trump.

Roman autobiographique, Hillbilly Élégie nous fait entendre la voix d’une classe désillusionnée et pose des questions essentielles. Comment peut-on ne pas manger à sa faim dans le pays le plus riche du monde ? Comment l’Amérique démocrate, ouvrière et digne est-elle devenue républicaine, pauvre et pleine de rancune ? La presse française avait acclamé « Un récit poignant, et nécessaire » (Télérama), « Une somme sur l’Amérique qui va mal » (Marianne) et « Le portrait d’une Amérique délaissée, celle qui a voté Trump ».

La trame du film
 
Il y a deux semaines le film, Une Ode américaine, inspiré du livre de J.D. Vance, est sorti dans quelques salles obscures de plusieurs pays. Ce 24 novembre, Netflix le diffuse sur Internet doublé dans une douzaine de langues. Populaire, il est déjà disponible gratuitement sur des plateformes de partage.

 
Bande annonce (VF)

Après une brève introduction sur les racines appalachiennes de la famille, on retrouve quatorze ans plus tard J. D. Vance à deux doigts de décrocher le stage de ses rêves dans un prestigieux cabinet d’avocats. C’est alors que sa sœur l’appelle  : il doit retourner dans sa ville natale afin d’aider sa mère qui a cédé à nouveau à son plus gros vice : la toxicomanie. Si le constat de départ du film semble déprimant, Une ode américaine est une ode à la vie, à la compréhension, à l’entraide et à la responsabilité personnelle. Le passé nous modèle, êtres complexes et faillibles, mais le passé n’est pas qu’une fatalité, un atavisme dont on ne peut s’extraire, nos actions et nos relations changent également le cours de notre destin.

Éreinté par la critique, apprécié par les spectateurs

Selon le site Rotten Tomatoes qui recense les critiques de film et l’avis des spectateurs, ce long métrage est un navet pour les critiques (25 % est une très mauvaise cote), mais très bon pour les spectateurs.

Pour la Boston Review (tirage de 62 000) « L’adaptation Netflix par Ron Howard de Hillbilly Élégie perpétue une longue tradition qui constitue à voir les hillbillies [ploucs des Appalaches] comme un symbole de la blancheur américaine immaculée. C’est la même nostalgie que Trump a mobilisée à l’extrême droite. […] [JD Vance] était là pour dire aux élites côtières pourquoi les petits blancs des zones rurales étaient ravis d’entendre les diatribes pro-industrialisation, pro-américaines et anti-immigrés de Trump. […] La nostalgie blanche est une sacrée drogue. Afin de briser notre dépendance nationale, nous devons apprendre à la reconnaître : pas seulement dans le grondement du flambeau d’un suprémaciste blanc, mais aussi dans ses apparences plus insipides et plus futées sur Netflix. »

Un bon film

Nous avons vu Une Ode américaine. Amy Adams et Glenn Close sont toutes deux formidables. Il s’agit d’un drame familial narré d’une façon poignante. Peu de rebondissements, sans aucun décor grandiose, ni aucun effet spécial si l’on exclut le maquillage qui rend Glenn Close méconnaissable. C’est un film émouvant axé sur les traumatismes de l’enfance et la lutte pour se sortir de la drogue et plus généralement d’un milieu toxique. Le film trace un portrait réaliste, humain et en rien caricatural de ce milieu.

C’est un bon long métrage qui nous permet d’entrer dans la peau de personnages imparfaits, comme nous tous, mais attachants dans leurs luttes et leur volonté de se sortir de situations et de choix calamiteux. Glenn Close est impressionnante dans la matriarche Mémô (Mamaw) crainte et aimée. À la force de ces vieux poignets, cette fumeuse invétérée fait tout pour sauver sa famille et ses petits-enfants.

Parfois, le réalisateur semble faire un peu trop appel aux analepses (retours en arrière) pour expliquer l’enfance difficile de J.D. Vance. Autre petite lacune à nos yeux : le film ne décrit pas assez la ville ou les environs, il reste concentré sur la famille de Vance. C’est sans doute compréhensible pour un film d’un peu moins de deux heures. Le sociologue en nous a cependant trouvé le livre meilleur à ce niveau, car il fournit ce contexte qui enrichit la plongée dans ce monde.

 Humaniser une partie de l’électorat de Trump, c’est mal

Si le livre a d’abord été bien accueilli, il est désormais considéré par les sachants progressistes comme une tentative d’humaniser des « partisans de Trump ». C’est donc devenu un Mauvais LivreMD. Le film doit donc également être MauvaisMD. L’évolution de la critique du livre « Hillbilly Élégie » est fascinante. Le livre est sorti en 2016 et a été un énorme succès de libraire, car il décrivait les pathologies culturelles qui conduisent à la pauvreté à long terme dans certaines communautés rurales blanches. Par la suite, des critiques ont décidé que le livre était MauvaisMD, probablement pour trois raisons :

  • Le livre glorifie une rédemption faite de décisions individuelles — de la part de J.D. Vance et de sa grand-mère — pour échapper à ce qui semble être le déterminisme de mauvais comportements de génération en génération. Quoi pas besoin d’aide sociale et de plans gouvernementaux ?
  • Il traite la culture de la pauvreté et de la dépendance comme d’un problème non intersectionnel (aucun LGBTQ à l’horizon, l’esclavage, la colonisation, la race ne joue aucun rôle : les policiers sont noirs, la fiancée de JD est d’origine hindoue, etc.)
  • Il humanise les pauvres partisans blancs de Trump.
On peut se demander comment le film a réussi à être tourné à Hollywood avec de grosses vedettes alors qu’il est étrillé par les critiques progressistes. Il se peut qu’il ait été approuvé dans la première vague de « cela pourrait expliquer le sentiment de Trump ». Ou alors on pensait pouvoir avec ce film rabaisser cette frange de l’électorat trumpiste. Mais voilà que le film, sans être un chef-d’œuvre, est bon et poignant. Voilà qu’il humanise ces culs-terreux des Appalaches. Quatre ans après l’élection de Trump, il est loin chez les progressistes le temps du premier choc, de l’introspection après la défaite inexpliquée de Hillary Clinton. Lointaine l’idée qu’il fallait essayer de comprendre ce qui s’était passé en Ohio et dans les autres États ouvriers qui votaient machinalement démocrate. Les progressistes militants ont pris le dessus : plus question d’humaniser, de comprendre, il faut vouer aux gémonies ces gens, diaboliser les partisans de Trump. Le film, comme le livre, est donc devenu MauvaisMD.

 

Six premières minutes d'Une Ode américaine (VF)


L’Amérique trumpiste ne se résume pas aux Hillbillies

Il faut cependant éviter de caricaturer l’électorat trumpiste. L’Amérique pro-Trump ne se résume pas aux hillbillies et à leurs descendants, bien que beaucoup d’entre eux ont sans doute appuyé Trump. Il existe bien d’autres sous-cultures américaines qui appuient Trump et le trumpisme. Il suffit de penser à celles du Mid-Ouest (plus allemande et scandinave), de l’Utah mormon, de la Floride latine, du Nord du Maine ou même, catégorie plus sociale et non géographique, aux conservateurs universitaires discrets rebutés par la dérive « woke ».

La culture redneck déjà analysée par Thomas Sowell et Charles Murray

L’ouvrage de JD Vance est à rapprocher de Coming Apart : The State of White America, 1960—2010 publié en 2013 par Charles Murray. À ses yeux, la classe supérieure blanche et la classe moyenne-inférieure partagent de moins en moins de valeurs et de comportements, ce gouffre menacerait les fondements mêmes de l’Amérique. Certains traits des hillbillies (patriotisme, loyauté à la famille, entraide), seraient hérités des Scots-Irish qui ont peuplé les Appalaches américaines, en ont fait d’excellents pionniers lors de la conquête de l’Ouest, mais d’autres minent cette communauté (rejet de l’étranger de la région, du horsain, violence, alcool). Notons aussi que la religiosité est en pleine implosion dans ces communautés. Un sondage social général a indiqué dans les années 2000 que près de 32 % des Blancs de la classe moyenne-supérieure, entre l’âge de 30 et 49 ans, allaient régulièrement à l’église, contre seulement 17 % de la classe ouvrière blanche de la même tranche d’âge. J.D. Vance et Charles Murray en ont discuté pendant une heure (vidéo)

Le célèbre économiste noir, Thomas Sowell, s’est également penché sur la culture blanche des Hillbillies. Dans son livre Black Rednecks and White Liberals, Sowell soutient que la culture du ghetto noir trouve son origine dans la culture dysfonctionnelle du redneck blanc du Sud, qui était prédominante dans le Sud avant la Guerre de Sécession (1861-1865). Cette culture serait venue, à son tour, de la « culture Cracker » [une insulte désignant les blancs ruraux] des « Britanniques du Nord », c’est-à-dire des Anglais des marches écossaises, des Écossais des Highlands, des Gallois et des Irlandais protestants qui ont émigré des régions frontalières les plus anarchiques de la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle. La Nouvelle-Angleterre a pour sa part été peuplée par des Anglais du Sud. Sowell rappelle que dire « acrost » plutôt que « across » ou « ax » à la place de « ask » sont aujourd’hui considérés comme faisant partie de la manière dont les noirs parlent anglais aux États-Unis. Mais cette façon de parler était courante il y a des siècles dans les régions du Nord de la Grande-Bretagne. Ils n’ont pas apporté que leur propre dialecte. Ils ont également apporté tout un mode de vie qui a rendu les sudistes blancs avant la guerre très différents des Blancs du Nord. La violence était beaucoup plus courante dans le Sud — et dans les régions de la Grande-Bretagne d’où venaient les sudistes. Il en était de même pour les naissances illégitimes, une musique et des danses plus entraînantes et un style d’oratoire religieux marqué par un style oratoire enflammé, des émotions débridées et des images flamboyantes. Tout cela ferait partie de l’héritage culturel des Noirs, qui ont vécu pendant des siècles au milieu de la culture redneck du Sud. 

Cette culture ne mettait pas l’accent sur l’éducation et était peu portée sur la recherche intellectuelle en général. L’analphabétisme était beaucoup plus répandu chez les Blancs du Sud avant la Guerre de Sécession que chez les Blancs du Nord, et bien sûr, les Noirs tenus en esclavage dans le Sud étaient pratiquement tous analphabètes. Selon Sowell, au début du XXe siècle, les Blancs du Sud avaient de moins bons résultats aux tests d’intelligence mentaux que les Blancs des autres régions du pays, comme les Noirs continuent d’en obtenir. Pour l’économiste, de nombreux aspects de la vie du Sud que certains observateurs ont attribué à la race ou au racisme, ou encore à l’esclavage, étaient communs aux Noirs et aux Blancs du Sud — et étaient communs dans les parties de la Grande-Bretagne d’où venaient les Blancs du Sud, où il n’y avait pas d’esclaves et où la plupart les gens n’avaient jamais vu un noir.

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