Dans une tribune publiée par Le Figaro, Éric Zemmour salue la réédition chez Flammarion de La culture du narcissisme de Christopher Lasch (1932-1994) qui annonce l’avènement d’une société individualiste et nihiliste. Christopher Lasch, historien et sociologue américain, est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Révolte des élites, Le Seul et Vrai Paradis, et Le Moi assiégé. La culture occidentale est en crise. Le Narcisse moderne, terrifié par l'avenir, méprise la nostalgie et vit dans le culte de l'instant ; dans son refus proclamé de toutes les formes d'autorité, il se soumet à l'aliénation consumériste et aux conseils infantilisants des experts en tout genre. Aujourd'hui plus que jamais, l'essai majeur de Christopher Lasch frappe par son actualité. Décortiquant la personnalité typique de l'individu moderne, Lasch met en lumière ce paradoxe essentiel qui veut que le culte narcissique du moi en vienne, in fine, à détruire l'authentique individualité. Chronique d’Éric Zemmour :
Nous sommes en 1979. La France est giscardienne et croit l’être pour longtemps. Le jeune président a inauguré son septennat par une série de réformes qui doivent moderniser la société française : avortement, majorité à 18 ans, divorce facilité, loi Haby sur le collège unique… Tous ceux qui s’opposent à cette (R) évolution sont marqués du sceau infamant de la réaction. De l’autre côté de l’Atlantique, un livre paraît alors qui décrit déjà par le menu toutes les conséquences déplorables de cette « société libérale avancée ». Notre avenir est son passé. L’auteur l’a vécu, analysé, et ce n’est pas brillant. Ce n’est pas de la science-fiction, mais il est américain, sociologue, historien, et exaspère ses confrères universitaires par sa méfiance des mythes progressistes. Il s’appelle Christopher Lasch.
Depuis lors, le souffle prophétique est passé, mais est restée l’analyse impeccable de ce qu’il a appelé la « culture du narcissisme ». Sa thèse est résumée en une phrase au début de l’ouvrage : « La culture de l’individualisme compétitif dans sa décadence a poussé la logique de l’individualisme jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu’à l’impasse narcissique de l’individu par lui-même. » Lasch ne se contente pas de poser le diagnostic ; il décline ensuite dans tous les domaines qui sont affectés par cette révolution : famille, nation, école, entreprise, et même religion et art.
Notre narcissisme individualiste détruit les individus et les familles ; nous coupe de notre passé et de notre histoire ; transforme les hommes politiques en machines à séduire ; et assimile le sport au monde du divertissement. Tout est divertissement, tout est illusion, tout est spectacle. Reprenant les analyses de Debord, Lasch les étend et les retourne contre les idéologues progressistes. Ceux-là croient encore que la libération générale — de la femme, de l’enfant, du salarié, etc. — s’oppose à une société capitaliste qui repose sur la répression des désirs et l’autoritarisme. On rit aujourd’hui — en partie grâce à Lasch — de tous ceux — et ils sont encore légion — qui croient encore et veulent nous faire croire à cette fable qui n’a correspondu qu’à la réalité du capitalisme du XIXe siècle.
Depuis lors, le capitalisme a muté, la consommation est préférée à l’épargne, et l’expression des pulsions préférée à leur répression. Dès les années 50, aux États-Unis, les malades ne présentaient plus les névroses décrites par Freud. Plus fort encore que le thérapeute viennois, c’est le français Sade qui « est le plus troublant des prophètes de l’individualisme révolutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l’aboutissement logique de la révolution […] Sade avait perçu plus clairement que les féministes qu’en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance… L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l’individualité. » Cet individu qui ne croit plus en rien, sauf en lui-même, est en vérité incapable de se projeter dans l’avenir, puisqu’il méprise le passé. Lui reste des recettes, des techniques, pour conjurer sa vacuité, qui ne mènent à rien : « L’idéologie du développement personnel, optimiste à première vue, irradie résignation et désespoir profond. Ont foi en elle ceux qui ne croient en rien. »
De même, il ne lui a pas échappé que l’éducation de masse allait provoquer une baisse affligeante du niveau scolaire. « La démocratisation de l’enseignement a contribué au déclin de la pensée critique et à l’abaissement des niveaux intellectuels. Cette situation nous oblige à nous demander si l’éducation de masse, en fait — et comme les conservateurs l’ont toujours affirmé — n’est pas incompatible avec le maintien d’un enseignement de qualité. »
Il n’a pas grand mérite en vérité : le système éducatif américain avait trente ans « d’avance » sur son homologue français. Nous sommes désormais ce qu’ils étaient alors.
Mais Lasch est le contempteur le plus acide et le plus lucide d’un mouvement féministe en qui il voit pertinemment l’incarnation la plus aboutie de ce qu’il dénonce, cet individualisme poussé jusqu’à la guerre de tous contre tous (guerre des sexes) et au narcissisme aveugle à tout ce qui n’est pas soi. Il a bien compris, avant tout le monde ou presque, que le capitalisme avait poussé à « l’émancipation des femmes et des enfants de l’autorité patriarcale, pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises et de l’État. » Il fait le procès du sentimentalisme généralisé qui n’est pas amour de l’autre, mais amour de soi. « Notre idéal de “l’amour véritable” pèse trop sur nos relations personnelles. Nous demandons trop à la vie, pas assez à nous-mêmes. »
Il brocarde les couples modernes qui « passent trop de temps ensemble » et qui ne jurent que par l’authenticité de leurs sentiments : « Le culte de l’authenticité confère une légitimité à la prolétarisation du métier de parent, qui se produit lorsque les professionnels de l’assistance s’approprient les techniques d’éducation de l’enfant dès sa naissance. » Et ose dénoncer « le nombre croissant de divorce, ainsi que la possibilité omniprésente d’échec de n’importe quel mariage, (qui) concourent à l’instabilité de la vie familiale et privent l’enfant d’un minimum de sécurité affective ».
Lasch est l’un des analystes les plus redoutables des dérives de l’homme moderne. De son inculture, de son mépris et oubli du passé, de son sentimentalisme niais et nihiliste, de son narcissisme puéril. Il montre parfaitement — même s’il ne fut pas le seul — comment nos mouvements progressistes de ces quarante dernières années furent les idiots utiles d’un capitalisme qui a su retrouver sa force révolutionnaire d’antan. En France, il faut rajouter aux effets de ce capitalisme, ceux d’un égalitarisme obsessionnel qui, contrairement à ce qu’on croit, ne limite pas mais démultiplie les effets délétères déjà dénoncés par Lasch. L’exception française, c’est devenu souvent cela : avoir, le plus souvent, le pire des deux systèmes, le pire des deux modèles, le pire de l’Amérique et le pire de la France.
La culture du narcissisme
par Christopher Lasch
publié dans la collection Champs Essais
chez Flammarion
à Paris
réédité en avril 2018
416 pp.
10 €, 18,95 $ canadiens
ISBN 9782081428461
Nous sommes en 1979. La France est giscardienne et croit l’être pour longtemps. Le jeune président a inauguré son septennat par une série de réformes qui doivent moderniser la société française : avortement, majorité à 18 ans, divorce facilité, loi Haby sur le collège unique… Tous ceux qui s’opposent à cette (R) évolution sont marqués du sceau infamant de la réaction. De l’autre côté de l’Atlantique, un livre paraît alors qui décrit déjà par le menu toutes les conséquences déplorables de cette « société libérale avancée ». Notre avenir est son passé. L’auteur l’a vécu, analysé, et ce n’est pas brillant. Ce n’est pas de la science-fiction, mais il est américain, sociologue, historien, et exaspère ses confrères universitaires par sa méfiance des mythes progressistes. Il s’appelle Christopher Lasch.
Depuis lors, le souffle prophétique est passé, mais est restée l’analyse impeccable de ce qu’il a appelé la « culture du narcissisme ». Sa thèse est résumée en une phrase au début de l’ouvrage : « La culture de l’individualisme compétitif dans sa décadence a poussé la logique de l’individualisme jusqu’à l’extrême de la guerre de tous contre tous, et la poursuite du bonheur jusqu’à l’impasse narcissique de l’individu par lui-même. » Lasch ne se contente pas de poser le diagnostic ; il décline ensuite dans tous les domaines qui sont affectés par cette révolution : famille, nation, école, entreprise, et même religion et art.
Notre narcissisme individualiste détruit les individus et les familles ; nous coupe de notre passé et de notre histoire ; transforme les hommes politiques en machines à séduire ; et assimile le sport au monde du divertissement. Tout est divertissement, tout est illusion, tout est spectacle. Reprenant les analyses de Debord, Lasch les étend et les retourne contre les idéologues progressistes. Ceux-là croient encore que la libération générale — de la femme, de l’enfant, du salarié, etc. — s’oppose à une société capitaliste qui repose sur la répression des désirs et l’autoritarisme. On rit aujourd’hui — en partie grâce à Lasch — de tous ceux — et ils sont encore légion — qui croient encore et veulent nous faire croire à cette fable qui n’a correspondu qu’à la réalité du capitalisme du XIXe siècle.
Depuis lors, le capitalisme a muté, la consommation est préférée à l’épargne, et l’expression des pulsions préférée à leur répression. Dès les années 50, aux États-Unis, les malades ne présentaient plus les névroses décrites par Freud. Plus fort encore que le thérapeute viennois, c’est le français Sade qui « est le plus troublant des prophètes de l’individualisme révolutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l’aboutissement logique de la révolution […] Sade avait perçu plus clairement que les féministes qu’en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l’obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance… L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l’individualité. » Cet individu qui ne croit plus en rien, sauf en lui-même, est en vérité incapable de se projeter dans l’avenir, puisqu’il méprise le passé. Lui reste des recettes, des techniques, pour conjurer sa vacuité, qui ne mènent à rien : « L’idéologie du développement personnel, optimiste à première vue, irradie résignation et désespoir profond. Ont foi en elle ceux qui ne croient en rien. »
De même, il ne lui a pas échappé que l’éducation de masse allait provoquer une baisse affligeante du niveau scolaire. « La démocratisation de l’enseignement a contribué au déclin de la pensée critique et à l’abaissement des niveaux intellectuels. Cette situation nous oblige à nous demander si l’éducation de masse, en fait — et comme les conservateurs l’ont toujours affirmé — n’est pas incompatible avec le maintien d’un enseignement de qualité. »
Il n’a pas grand mérite en vérité : le système éducatif américain avait trente ans « d’avance » sur son homologue français. Nous sommes désormais ce qu’ils étaient alors.
Mais Lasch est le contempteur le plus acide et le plus lucide d’un mouvement féministe en qui il voit pertinemment l’incarnation la plus aboutie de ce qu’il dénonce, cet individualisme poussé jusqu’à la guerre de tous contre tous (guerre des sexes) et au narcissisme aveugle à tout ce qui n’est pas soi. Il a bien compris, avant tout le monde ou presque, que le capitalisme avait poussé à « l’émancipation des femmes et des enfants de l’autorité patriarcale, pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises et de l’État. » Il fait le procès du sentimentalisme généralisé qui n’est pas amour de l’autre, mais amour de soi. « Notre idéal de “l’amour véritable” pèse trop sur nos relations personnelles. Nous demandons trop à la vie, pas assez à nous-mêmes. »
Il brocarde les couples modernes qui « passent trop de temps ensemble » et qui ne jurent que par l’authenticité de leurs sentiments : « Le culte de l’authenticité confère une légitimité à la prolétarisation du métier de parent, qui se produit lorsque les professionnels de l’assistance s’approprient les techniques d’éducation de l’enfant dès sa naissance. » Et ose dénoncer « le nombre croissant de divorce, ainsi que la possibilité omniprésente d’échec de n’importe quel mariage, (qui) concourent à l’instabilité de la vie familiale et privent l’enfant d’un minimum de sécurité affective ».
Lasch est l’un des analystes les plus redoutables des dérives de l’homme moderne. De son inculture, de son mépris et oubli du passé, de son sentimentalisme niais et nihiliste, de son narcissisme puéril. Il montre parfaitement — même s’il ne fut pas le seul — comment nos mouvements progressistes de ces quarante dernières années furent les idiots utiles d’un capitalisme qui a su retrouver sa force révolutionnaire d’antan. En France, il faut rajouter aux effets de ce capitalisme, ceux d’un égalitarisme obsessionnel qui, contrairement à ce qu’on croit, ne limite pas mais démultiplie les effets délétères déjà dénoncés par Lasch. L’exception française, c’est devenu souvent cela : avoir, le plus souvent, le pire des deux systèmes, le pire des deux modèles, le pire de l’Amérique et le pire de la France.
La culture du narcissisme
par Christopher Lasch
publié dans la collection Champs Essais
chez Flammarion
à Paris
réédité en avril 2018
416 pp.
10 €, 18,95 $ canadiens
ISBN 9782081428461
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