lundi 25 janvier 2010

Entretien avec Philippe Nemo sur l'école unique et le monopole d'État


Q. Philippe Nemo, bonjour. Afin de démarrer cet entretien, peut-être pourriez-vous faire un résumé rapide de votre livre pour ceux qui n'ont pas encore lu ?

Ph. N. Dans ce livre, je raconte en accéléré l'histoire politique de la France aux XIXe et XXe siècles. Je montre qu'elle est structurée, pour l'essentiel, autour de l'antagonisme entre deux idéaux-types, le jacobinisme révolutionnaire (que j'appelle « 1793 ») et la démocratie libérale (que j'appelle « 1789 »). Je montre que les grands progrès histo­riques sont venus par « 1789 » et par lui seulement, tandis que « 1793 » était responsable uniquement de violences, de refus des élections démocratiques, d'obscu­rantisme intel­lectuel et de régres­sions sociales. Je montre également que la République à laquelle la plupart des Français sont aujourd'hui attachés, c'est-à-dire l'État de droit démo­cra­tique défendant les libertés fondamentales et les droits de l'homme, a été créé non pas par ceux qui ont sans cesse à la bouche « Marianne » et la « République », mais, essen­tiel­lement, par leurs adversaires. Elle a été fondée, en effet, par les monar­chistes et les bona­par­tistes raisonnables qui, à mesure qu'avançait le XIXe siècle, avaient compris qu'aucune des trois dynasties ayant régné sur la France, les Bourbons légitimes, les Orléans, les Bonapartes, ne pouvait plus reprendre seule le pouvoir sans bain de sang, et que donc, selon le mot profond d'Adolphe Thiers, la République était « le régime qui nous divise le moins ». C'est eux qui, en 1875, en alliance avec les républicains modérés de Jules Ferry et Jules Grévy, ont fondé le régime actuel.

À cette époque, les socialo-­communistes étaient dans l'opposition à ce régime ! Ce n'est que plus tard, à l'occasion du Bloc des Gauches de 1901-1906, qu'ils ont commencé à participer au gouver­nement. La gauche franc-maçonne et socialiste a fait alors une véritable OPA [mainmise] sur la République, prétendant qu'elle en était l'inventeur et que tous ceux qui refusaient le collectivisme étaient des réaction­naires, des partisans du retour à l'Ancien Régime, des cléricaux ennemis bornés de la science, etc. C'était faux, mais, comme cette même gauche s'était emparée de l'école et fait depuis lors le caté­chisme à tous les enfants de France petits et grands, cela explique que la plupart des Français de bonne foi, mais qui n'ont pas spécialement étudié l'histoire, croient aux mythes répandus par la gauche.

Ce sont ces mythes que j'essaie d'élucider et de démonter un à un dans le livre. Par exemple, que la gauche aurait été dreyfusarde, qu'elle serait laïque (alors qu'elle est adepte d'une religion millénariste-révolutionnaire intolérante, une « foi laïque » parfaitement indémontrable et visant néanmoins au monopole idéologique), qu'elle aurait été anti-vichyssoise (alors que le régime de Vichy a été largement fondé et dirigé par des gens de gauche : Laval a été pendant vingt ans membre de la SFIO, et même de sa composante blanquiste la plus radicale ; quant aux partis collaborationnistes pronazis de Paris rêvant d'être nommés par les Allemands à la place de Laval, ils étaient dirigés par Marcel Déat, ex-numéro 2 du Parti socialiste (et principal théoricien de l'école unique !) et par Jacques Doriot, ex-numéro 2 du Parti communiste ; un des idéologues patentés de Vichy a été Gaston Bergery, ex-numéro 2 du Parti radical, plusieurs syndicalistes ont été ministres du régime, à commencer par le Secrétaire général de la CGT, René Belin, signataire de la première loi sur les juifs...)

Mais il est clair que ce n'est pas comme cela qu'on raconte l'histoire aux Français.

Q. Pouvez-vous nous présenter les raisons qui vous ont poussé à écrire ce livre ? Est-ce l'actualité ? L'aboutissement d'un travail ?

Ph. N. J'ai fait ce minutieux travail d'enquête d'abord pour y voir clair pour moi-même, et ensuite, à mesure que je comprenais « les choses cachées depuis la fondation de la République » (pour paraphraser le titre du célèbre livre de René Girard Des choses cachées depuis la fondation du monde où il analyse la formation des mythes), pour essayer de faire profiter de ces mises au point le plus grand nombre possible de mes compatriotes. Car j'ai foi (une foi peut-être aveugle) dans notre pays qui a été, dans le passé, un grand pays intellectuel. Je m'imagine qu'il y a partout en France des esprits libres capables de résister à décennies de propagande et de penser et d'agir à contre-courant pour préparer l'avenir, comme cela s'est d'ailleurs toujours fait dans l'Histoire où les grandes illusions ne sont jamais éternelles.

Il y a aussi à ce livre une cause occasionnelle. J'avais organisé avec Jean Petitot, entre 2001 et 2005, un séminaire de recherche, commun à l'ESCP et au CREA de l'École polytechnique, sur l'histoire du libéralisme en Europe. De ce séminaire est sorti un livre, Histoire du libéralisme en Europe (PUF, 2006) pour lequel j'avais écrit un article intitulé « La face libérale de la République française ». Je commençais à y analyser les idées évoquées plus haut : je montrais le rôle des hommes de « 1789 » dans la naissance et le gouvernement de la IIIe République, j'expliquais l'anti-républicanisme foncier des hommes de « 1793 ». Mais cette thèse politiquement incorrecte avait besoin d'être suffisamment documentée et étayée. Il fallait que j'étudie à nouveaux frais des dossiers compliqués et énormes comme la fondation de la IIIe République, l'Affaire Dreyfus, Vichy... Renonçant donc au dernier moment à insérer l'article en question, trop incomplet, dans notre ouvrage, je me suis remis au travail. Ce n'est que deux ans plus tard que j'ai pu présenter le résultat de ces recherches dans Les deux Républiques françaises.

Q. Dans cet ouvrage, vous parlez longuement du problème de l'éducation. Vous évoquez le concept d'« école unique » élaboré dans les années 1920 par la franc-maçonnerie radical-socialiste et peu ou prou réalisé par l'Éducation nationale de la seconde moitié du XXe siècle. La dérive de notre école remonte donc loin. Y a-t-il quelque chose à faire aujourd'hui pour remonter la pente ? Quelles mesures préconiseriez-vous pour faire avancer la liberté scolaire aujourd'hui ?

Ph. N. Mettre fin au monopole idéologique de l'Éducation nationale est une priorité. Les initiatives de la société civile, par exemple la création de l'association « Créer son école » par Anne Coffinier ou de l'association « SOS Education » fondée par Vincent Laarman, un de mes anciens élèves, sont très encourageantes. D'autre part, il faut convaincre l'opinion que la liberté scolaire est une nécessité, qu'elle est techniquement possible, et surtout qu'elle est légitime, et même seule légitime dans des sociétés démocratiques. Il y a beaucoup à faire à cet égard, tant les mythes ont la vie dure, tant les prétendus « laïques » ont été longtemps seuls à occuper le terrain et ont pu faire croire aux Français que le monopole scolaire est aussi naturel que l'air qu'on respire. Pourtant, il n'existe dans aucun grand pays démocratique autre que la France. [Note du carnet : Étant donné que ce monopole est encore plus étouffant au Québec où même les écoles non subventionnées doivent appliquer le programme du Monopole de l'Éducation, il faut en conclure que le Québec n'est pas un grand pays démocratique.]

Q. Que pensez-vous par exemple du chèque-éducation, plébiscité par nombre de libéraux ?

Ph. N. J'en pense le plus grand bien et j'ai précisément publié plusieurs articles allant dans ce sens, dont deux, tout récemment, en espagnol. L'Espagne est en effet un pays très intéressant du point de vue scolaire, car le monopole socialo-communiste sur l'école n'a jamais pu s'y imposer totalement comme en France, pour la double raison de la guerre civile (qui s'est terminée sur une sorte de statu quo, chaque camp gardant des positions) et de la structure fédérale du pays (l'éducation étant en partie du ressort des communautés autonomes).

Il faut à mon sens un pluralisme scolaire, pour briser l'actuel monopole de la prétendue Éducation nationale. Celle-ci usurpe doublement son nom, puisqu'elle n'éduque plus et n'est en aucune façon nationale, mais appartient depuis le début du XXe siècle à un groupe privé et partisan, l'alliance de la franc-maçonnerie et des syndicats enseignants socialo-communistes. Cette alliance est parvenue à imposer au pays une idéologie qui est la cause profonde de l'appauvrissement et de la décadence relatifs de la France dans les dernières décennies. Donc il faut un pluralisme scolaire pour mettre fin à ce monopole et que chaque famille puisse trouver une école respectant ses valeurs. La France est divisée à peu près à 50/50 entre droite et gauche ; or 90 % des professeurs sont de gauche. Est-ce normal ? N'est-ce pas un despotisme caractérisé ?

Cependant, il ne faut pas non plus que l'éducation soit assurée par le seul secteur marchand, ce qui aurait les effets pervers qu'a excellemment étudiés Hayek dans un célèbre chapitre de son grand ouvrage de 1960, la Constitution de la liberté. Il y a d'excellents arguments libéraux en faveur d'un financement collectif de l'éducation générale de base, en tant que siège d'externalités tant positives (si l'éducation est bien faite) que négatives (si elle est mal faite ou si elle n'existe pas).

Fort heureusement, il est parfaitement possible de concilier le principe du pluralisme et celui du financement collectif. La solution est de découpler le problème du financement de l'éducation de celui de sa prestation. On peut très bien avoir un financement public et une prestation privée, pluraliste et concurrentielle. Avec ce système, l'école de base est gratuite pour tous, et il y a une émulation entre les écoles qui joue dans le sens de la qualité et de la responsabilité ; en même temps, l'emprise idéologique d'un groupe sur la société trouve ses contrepoisons. C'est bien l'idée directrice du « chèque-éducation ».

La même idée peut être mise en œuvre de façon un peu différente. Pour ma part, j'ai suggéré un système où la loi établit un « Cahier des charges » que doit respecter toute école et où une autorité administrative indépendante accorde l'agrément aux écoles dont elle a pu constater qu'elles se conforment audit Cahier des charges, et le leur retire quand ce n'est plus le cas. Munies de l'agrément, les écoles ont le droit de passer des contrats pluriannuels avec les pouvoirs publics (rectorats ou collectivités locales). Mais elles sont de statut privé : elles recrutent et gèrent librement leur personnel, elles inscrivent et renvoient librement leurs élèves, elles choisissent leur pédagogie. On trouvera le détail de ce projet sur le site de SOS Éducation.

Q. Vous avez eu l'occasion d'évoquer ces idées à de nombreuses reprises à travers l'Europe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Ph. N. Une Internationale libérale en matière d'éducation est en train de se mettre en place en Europe pour faire pièce à l'Internationale du socialisme éducatif qui existe au moins depuis un demi-siècle. Beaucoup de projets sont très avancés en Italie, en Espagne, en Angleterre (où Tony Blair, je le dis en passant, a officiellement supprimé le « collège unique »). Un certain pluralisme existe déjà en Allemagne où l'éducation est du ressort des länder, et où, par conséquent, aucun land n'a pu imposer l'« école unique » à la française ; les familles et les élèves auraient déménagé dans le land voisin... En Belgique et aux Pays-Bas aussi, en raison notamment de l'histoire religieuse de ces pays, une certaine liberté de choix existe déjà pour les parents. Enfin, en Suède, un système d'écoles libres subventionnées, mais libres de leurs programmes et de leurs méthodes, a été mis en place il y a quelques années par un gouvernement de droite ; il n'a pas été supprimé par les sociaux-démocrates lorsqu'ils sont revenus au pouvoir, parce qu'ils constataient que cet aiguillon de concurrence était excellent pour stimuler aussi l'école publique. Finalement, la France est le seul vrai pays du totalitarisme scolaire. Il le paie cher en termes de niveau et d'effondrement dans les classements internationaux.

Il y a une raison qui place à nouveau ces problèmes dans l'actualité aux yeux des gouvernants lucides. C'est que les politiques socialisantes en matière d'éducation qui ont été menées dans de nombreux pays d'Europe depuis un demi-siècle ont conduit à une sorte de faillite. Étant donné qu'elles ont eu pour seule finalité et obsession la « réduction des inégalités sociales », l'accès du plus grand nombre d'élèves et d'étudiants aux plus hauts niveaux d'enseignement, elles ont abandonné le souci de la qualité et de l'excellence de l'éducation elle-même, qui suppose distinction entre élèves, filières, classes homogènes, émulation, valorisation et récompense de l'excellence, etc., tous procédés incompatibles avec le dogme égalitariste. Elles ont donc abouti in fine à un affaiblissement scientifique considérable de l'Europe qui se décèle dans de nombreuses enquêtes internationales. Or, dans le monde mondialisé, deux autres pôles ont pris le relais de l'excellence scientifique européenne : depuis longtemps, les États-Unis, et, depuis quelques décennies, le Japon et les autres pays asiatiques, Chine, Corée, Singapour... C'est eux qui trustent les Prix Nobel et sont à la pointe de l'innovation technologique. Partant, c'est eux qui créent le plus d'emplois à forte valeur ajoutée. Mais précisément, ils n'ont pas adopté de politiques scolaires massifiantes, bien au contraire ils ont organisé une compétition scolaire et universitaire intense.

En se laissant décrocher par rapport à eux, l'Europe s'expose à perdre ses emplois et sa prospérité (puisque les nouveaux pays émergents fournissent une main d'œuvre de qualification de plus en plus proche des standards européens, pour des salaires sensiblement inférieurs). Les politiques se sentent donc interpellés : s'ils ne se décident pas à se colleter avec les gros bataillons de la gauche sur le terrain de l'éducation, ils auront face à eux des bataillons encore plus gros sur le front du chômage. La crainte, dit-on, est le commencement de la sagesse ; il n'est donc pas strictement impossible que les hommes politiques — même français ! — deviennent un peu plus sages à moyen terme.

Q. Vous prenez très fréquemment à partie la franc-maçonnerie dans ce livre. N'avez-vous pas l'impression de trop l'accuser, d'en faire une responsable trop facile ?

Ph. N. Pas du tout. Dans le livre, je me permets de mettre formellement en cause le rôle politique de la franc-maçonnerie sous la IIIe République parce que ce rôle est désormais bien connu. Avec le temps, les principales informations ont fini par percer et les travaux des historiens se sont multipliés. Il est historiquement prouvé qu'il y a eu, de la part de cette Église ou secte, une tentative de prise de pouvoir général sur notre pays pour changer en profondeur ses structures sociales, sa culture, sa morale et ses mœurs. Ce projet comportait en particulier une mainmise organisée et planifiée sur « l'École de la République » (comme ils disent), et les francs-maçons se sont placés aussi avec méthode dans de nombreux autres secteurs de l'appareil d'État (notamment la justice et la police ; ils ont essayé également, mais avec moins de succès, de s'implanter dans l'armée). Je ne dis pas que cette entreprise est bonne ou mauvaise, légitime ou illégitime, je dis seulement qu'elle a existé, que c'est un fait historiquement prouvé.

Et je constate que bien peu de Français le savent ! Car ce qui est mal, en toute hypothèse, c'est que cette action des francs-maçons n'a jamais été présentée comme telle à l'opinion publique ; les maçons ont toujours procédé de façon clandestine ou, du moins, cachée, non-publique, contrairement aux idéaux essentiels de la démocratie. Les Français n'ont jamais su où on voulait les mener. En particulier, beaucoup de lois concernant les mœurs, le code de la famille, la fiscalité ont été pensées d'abord dans les loges et sont devenues des lois en raison de l'influence des maçons au Parlement (à certaines périodes, sous la IIIe République, la moitié des parlementaires et des ministres appartenaient à l'Ordre). Or on a présenté ces lois comme résultant de l'évolution naturelle des mœurs, comme « voulues en profondeur par le pays ». Pas du tout ! Elles n'étaient voulues, au départ, que par une poignée d'idéalistes, en vertu d'ailleurs d'une doctrine philosophique respectable si l'on veut, mais extrêmement faible sur le plan intellectuel, très anti-rationnelle, fondée sur un ésotérisme invérifiable...

D'autre part, il y a eu une attaque, non moins profondément pensée et organisée, contre le christianisme. La maçonnerie peut se vanter d'avoir gagné cette guerre en rase campagne, puisqu'elle a quasiment fait disparaître l'Église de France. Elle l'a fait notamment en persécutant ses écoles et en excluant de l'enseignement des dizaines de milliers de prêtres et religieux, donc en cassant la chaîne de la transmission de la foi et de la culture religieuse, et aussi en asséchant complètement les ressources financières traditionnelles de l'Église par l'impôt progressif, les impôts sur les héritages et sur le capital, la lourdeur de la fiscalité en général. Ce plan d'extermination du catholicisme avait été élaboré par Edgar Quinet et ses disciples dès les années 1860... Il a été exécuté d'une main de maître par leurs successeurs. Or ce phénomène n'a pas eu lieu en Allemagne, ni en Angleterre, ni en Espagne, ni en Italie, ni dans les pays nordiques, pour ne pas parler des États-Unis ! L'observateur des arcanes de la vie politique peut donc saluer cette belle victoire, mais il est permis de ne pas s'en réjouir quand on voit ce qu'est devenue moralement la France d'aujourd'hui.

De ce qu'a fait la maçonnerie sous les IVe et Ve République, je ne parle pas dans le livre puisqu'il est encore impossible d'avoir des informations fiables et suffisamment détaillées sur ces questions. Je parle encore moins de ce qu'elle fait et de ce qu'elle est aujourd'hui. Il est probable qu'elle a perdu beaucoup de son pouvoir. D'autre part, je n'ignore évidemment pas qu'il y a plusieurs obédiences dans la maçonnerie, dont certaines sont modérées. Mais je sais bien que le Grand Orient a aujourd'hui encore un poids considérable dans l'Éducation nationale, et qu'il ne pèse certes pas dans le sens de la liberté.

Q. Vous semblez estimer que la droite a plus fait avancer les idées libérales et reste le plus à même de le faire aujourd'hui. Pourtant, une gauche libérale et une droite antilibérale ont toujours existé. Ne craignez-vous pas d'avoir un préjugé trop favorable en faveur de la droite ?

Ph. N. Pas plus qu'Hayek, qui s'en est expliqué dans son fameux épilogue à la Constitution de la Liberté (« Why I Am Not a Conservative »), je ne suis de « droite ». Je suis démocrate libéral, et j'ai montré dans mes livres que ce modèle et cette philosophie s'opposent autant à la vision du monde de la droite qu'à celle de la gauche. Mais nous vivons dans des démocraties où le système majoritaire induit toujours une bipolarisation. Si l'on veut participer à la vie politique, il faut donc choisir d'entrer dans un camp ou dans l'autre, et cela conduit parfois à s'allier avec des gens dont on ne partage pas la philosophie, même si, provisoirement, on a intérêt à établir avec eux un compromis tactique. Dans l'histoire, les libéraux se sont tantôt alliés avec la gauche (par exemple les libéraux italiens à l'époque du Risorgimento), tantôt à la droite (par exemple le tiers-parti d'Émile Ollivier avec Napoléon III à la fin du Second Empire). La situation en France aujourd'hui est que, dans le bloc électoral de la gauche, les libéraux ne sont représentés que par le 1% de Jean-Marie Bockel au dernier congrès du PS. On en conclut ordinairement qu'il faut que les libéraux s'allient plutôt avec l'UMP, mais il est vrai qu'au sein de celle-ci, leur poids n'est pas non plus très grand (même si, bien évidemment, il dépasse 1 %...). Beaucoup de libéraux ont été séduits par la campagne de Nicolas Sarkozy et cru qu'il pouvait rompre avec le jacobinisme commun à la gauche et au gaullisme qui se sont partagé le pouvoir en France depuis 1958. Je devine leur désarroi aujourd'hui... Et je tire, pour ma part, une autre conclusion. C'est qu'il faut prendre ses distances à l'égard de la politique politicienne et agir prioritairement au plan des idées. Il faut écrire des livres fondamentaux expliquant pourquoi seule une société de liberté est à la fois viable (sur le plan socio-économique) et vivable (sur le plan de la dignité morale). Et il faut multiplier associations, sites Internet, revues, événements divers, pour diffuser ces idées. Il faut surtout et d'urgence créer ne serait-ce qu'un seul journal vraiment libre et de qualité, qui soit capable d'inscrire dans l'« agenda » des médias et de notre classe politique les idées libérales qui en sont actuellement exclues, condition première pour qu'il y ait en France des débats intellectuels dignes de ce nom, comme il y en a tous les jours en Allemagne, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, comme il y en avait encore en France avant 1981. C'est sur ces terrains que mes efforts se sont portés depuis des années.

Entretien réalisé par Quentin Michon et Nicolas Rannou le 29 septembre 2009 à Paris. Vous pouvez le retrouver dans les Mélanges en l'honneur des Deux Républiques françaises, disponible en libre téléchargement sur Internet ou sur Amazon (ISBN 2810604487)


En complément, un entretien (106 minutes) du vendredi 6 avril 2007 avec Philippe Nemo autour de son livre « L’Histoire des idées libérales en Europe » (Presses Universitaires de France) :

1 commentaire:

Durandal a dit…

« Je montre également que la République à laquelle la plupart des Français sont aujourd'hui attachés, c'est-à-dire l'État de droit démo­cra­tique défendant les libertés fondamentales et les droits de l'homme, a été créé non pas par ceux qui ont sans cesse à la bouche « Marianne » et la « République », mais, essen­tiel­lement, par leurs adversaires. Elle a été fondée, en effet, par les monar­chistes et les bona­par­tistes raisonnables [...] »

Dont Gilbert de La Fayete, républicain de conviction, mais qui a toujours défendu la Monarchie constitutionelle en France.