jeudi 2 mai 2024

Diversité — « homogénéiser les cultures anglophone et francophone » du diffuseur public ?

Un plan visant à « rapprocher » les services français et anglais de Radio-Canada occupe actuellement la haute direction du diffuseur public. La programmation pourrait être touchée par cet effort de convergence, ce qui fait craindre pour l’autonomie des services français. Le service anglais (la CBC) a une réputation d’être nettement plus à gauche (plus woke, voir notamment ci-dessous la controverse sur l’usage du mot nègre) que Radio-Canada. La CBC est aussi nettement moins regardée que Radio-Canada (5,8 % des téléspectateurs anglophones par rapport à 24,8 % des francophones aux heures de grande écoute). Certains voient dans cette mesure une ruse pour empêcher le Parti conservateur du Canada d’arrêter le financement que de la CBC, comme son chef Pierre Poilièvre le propose. Le Parti conservateur mène dans les sondages de près de 20 points sur le Parti libéral de Justin Trudeau. Cette volonté d’homogénéité de la part d’un organisme qui chante sans cesse les vertus de la diversité (sexuelle, raciale, religieuse) est assez étonnante.


Ce « plan de transformation » sera présenté au conseil d’administration à l’automne. Il s’agirait entre autres de réunir les directions de CBC et de Radio-Canada afin de faire face à la « concurrence des géants numériques ». La programmation pourrait être touchée par cet effort de convergence, ce qui fait craindre pour l’autonomie des services français. Une source bien au fait du dossier qui a requis l’anonymat a confirmé l’existence de ce plan au journal la Presse.



« On veut qu’une seule personne dirige l’ensemble des services », redoute Alain Saulnier, ancien directeur général de l’information de Radio-Canada, qui a eu accès à certains détails des changements qui guettent la société d’État.

Ce que ça signifie, c’est qu’on veut homogénéiser les cultures anglophone et francophone

Marco Dubé, vice-président et chef de la transformation à Radio-Canada, a été mandaté par le conseil d’administration pour piloter le dossier. « Le diffuseur public veut demeurer pertinent à long terme et le C.A. a demandé une réflexion sur comment on pouvait se transformer pour poursuivre notre transition vers le numérique », explique-t-il dans une entrevue pendant laquelle il a confirmé la volonté de la haute direction de rassembler des ressources de CBC et Radio-Canada.

En juin dernier, Catherine Tait, présidente-directrice générale du diffuseur, a vu son mandat renouvelé pour une période réduite de 18 mois, soit jusqu’en janvier 2025, dans un contexte délicat, marqué notamment par des tensions entre CBC et Radio-Canada et le départ surprise, en octobre dernier, du vice-président principal des Services français, Michel Bissonnette.

Le conseil d’administration de la Société est présidé par Michael Goldbloom, tandis que Catherine Tait y siège. Marco Dubé, considéré par plusieurs comme le « dauphin » de la patronne sortante de CBC/Radio-Canada, a tour à tour été journaliste, directeur général des Services régionaux et chef de cabinet de la PDG.

Un rapprochement entre les programmations française et anglaise est-il dans les cartons ? « Pas nécessairement », répond-il. « CBC et Radio-Canada jouent des rôles très particuliers chacun dans leur marché respectif. Radio-Canada joue un rôle très spécifique auprès des francophones. On doit préserver ça à tout prix et on va prendre les moyens pour le faire. »

« Pas nécessairement », mais l’idée n’est pas écartée ? « C’est le prochain PDG qui va décider de ces grandes questions-là, mais il y a vraiment derrière [notre réflexion] une utilisation judicieuse des fonds publics, et les Canadiens s’attendent à ce qu’on utilise l’argent de manière efficace. Ils s’attendent à avoir une qualité de programmation en français et en anglais, mais ils s’attendent aussi à ce qu’on soit une organisation qui ne dédouble pas les ressources juste pour le plaisir de dédoubler les ressources. C’est un peu ça qu’on regarde présentement et qu’on regardait il y a déjà plusieurs années. »

Empêcher la fin du financement public de la seule CBC ?

En décembre 2023, la ministre du Patrimoine canadien, Pascale St-Onge, avait annoncé la création d’un comité d’experts pour assurer la « pérennité » du diffuseur public. Cette initiative n’est pas liée à la « réflexion » lancée par le conseil d’administration, selon nos informations.

Toutes deux s’inscrivent néanmoins dans le même contexte, soit d’importantes pertes de revenus au sein du diffuseur public et la menace d’un définancement de CBC dans l’éventualité de l’élection du Parti conservateur aux prochaines élections fédérales.

Lors de sa campagne à la direction, Pierre Poilievre a martelé son intention de couper les vivres aux services anglais de la société d’État. Le chef conservateur, qui brandit encore aujourd’hui le slogan « Defund the CBC », a toutefois précisé qu’il comptait épargner la minorité francophone desservie par Radio-Canada.

Laisser tomber une seule moitié du diffuseur public nécessiterait des modifications législatives : un rapprochement entre les deux entités rendrait le plan conservateur encore plus difficile à mettre en œuvre. « Certains prétendent qu’on essaie d’empêcher Poilievre de démanteler CBC » en la raccordant à Radio-Canada, explique M. Saulnier.

« Ce n’est pas ça du tout », assure le chef de la transformation, Marco Dubé. Pas plus qu’il ne s’agit d’un legs que souhaite laisser la présidente-directrice générale Catherine Tait avant son départ, précise-t-il.

Les services français et anglais du diffuseur public mettent déjà en commun bon nombre de ressources. « C’est impossible d’imaginer Radio-Canada sans la présence de CBC, parce qu’on partage nos infrastructures, nos édifices, la technologie, les équipements, et même pour tout ce qui est de l’administration, des finances. Tout ça, c’est partagé. On est une seule entreprise, sauf pour la programmation [et] les nouvelles », avait expliqué la PDG lors d’un comité parlementaire à la fin du mois de janvier dernier.

Selon Alain Saulnier, Catherine Tait épouse la vision « one company » (une seule entreprise) d’Hubert Lacroix, président-directeur général de CBC/Radio-Canada de 2008 à 2017.

En décembre 2023, la décision de la haute direction de réduire de façon égalitaire le nombre de postes dans les services français et anglais avait causé la polémique, alors que la performance de Radio-Canada est nettement supérieure à celle de CBC, eu égard à leur marché respectif.

La question de l’autonomie des services français avait déjà refait surface en 2022 : le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes avait ordonné au diffuseur public de s’excuser après qu’un chroniqueur radio avait prononcé quatre fois en ondes le titre d’un essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. La manière de réagir et de répondre au blâme de l’organisme public — qui a été annulé par la Cour d’appel fédérale en juin 2023 — a engendré un bras de fer tendu entre les directions de Radio-Canada et de CBC.

Alain Saulnier, qui est également spécialiste des médias, s’inquiète grandement d’une possible fusion des directions responsables des contenus. « Depuis 1970, on défend jalousement l’autonomie des services français à Radio-Canada, explique-t-il. Raymond David [ancien vice-président des services français de Radio-Canada] a obtenu cette indépendance [en 1968] parce qu’il jugeait essentiel de développer une programmation qui soit sensible à la réalité québécoise et à la réalité des francophones du pays. »

C’est ce que M. Saulnier craint de voir s’effriter.

La CBC/Radio-Canada en chiffres
 
125 millionsDéficit prévu de CBC/Radio-Canada pour l’exercice 2024-2025 avant l’annonce d’un nouveau financement de l’État. Quelque 800 postes étaient en jeu, soit 10 % de l’effectif.
346 Réduction de l’effectif à CBC/Radio-Canada depuis le mois de décembre dernier. L’entreprise s’est départie de 141 employés et a éliminé 205 postes vacants. Davantage de mises à pied sont écartées pour l’année en cours.
1,42 milliard Financement de CBC/Radio-Canada en 2024-2025, contre 1,3 milliard l’année précédente, selon des documents du ministère du Patrimoine canadien.
42 millionsVersement d’aide supplémentaire à CBC/Radio-Canada pour l’année en cours, selon le budget fédéral déposé le 16 avril dernier.

Source : La Presse, SRC, CBC

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