vendredi 7 mai 2021

Les lumières médiévales supérieures aux lumières du XVIIIe siècle ?

Pour Éric Zemmour, Gérald Sfez nous présente une analyse fine et équitable de la pensée de Leo Strauss. Aux sources du lien entre Athènes et Jérusalem, pour nous projeter vers nos enjeux contemporains. Leo Strauss est mort en 1973. Il n’a pas vu la suite de l’histoire qu’il avait analysée. Le penseur y aurait vu la conséquence de ces « sociétés ouvertes » qu’il avait dénoncées, de ce « relativisme libéral » qui nous a laissés désarmés.

Il est des filiations encombrantes. Dans l’équipe du président américain George W. Bush, qui décida de l’intervention armée contre l’Irak en 2003, il y avait au sein de ses conseillers, connus sous le nom de « néoconservateurs », de nombreux élèves d’un grand professeur de philosophie politique de l’école de Chicago : Leo Strauss. Il n’en fallut pas davantage pour qu’on attribue à la pensée de celui-ci la paternité de cette guerre pour « le droit et la démocratie ». Dans son célèbre essai Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, l’inénarrable Daniel Lindenberg établissait avec gourmandise ce rapprochement. Comme souvent, Lindenberg et la gauche française tapaient à côté : Leo Strauss n’était ni un autoritaire fascisant ni un thuriféraire de la diplomatie des droits de l’homme imposée par un tapis de bombes. Mais la gauche n’en avait cure, car, derrière ce professeur inconnu du grand public, elle visait ses émules américains, comme Allan Bloom, ou français, comme Alain Finkielkraut.

Alors qui est ce Leo Strauss ? C’est à quoi Gérald Sfez tente de répondre. Notre professeur de philosophie politique ne fait pas dans la gaudriole. Sa prose est austère, mais pédagogique. Sa biographie est sommaire, mais suffisante : on connaît à grands traits le destin commun de ces grands intellectuels nés au début du XXe siècle dans des familles juives allemandes et qui ont fini leurs jours dans une université américaine pour échapper à la menace hitlérienne. Sfez nous plonge dans la pensée straussienne, comme un prof à l’ancienne : avec scrupule et équité. Le plaisir intellectuel est indéniable, même si parfois on se perd dans les méandres des complexités, voire des contradictions, de notre professeur de Chicago.

Leo Strauss décentre le discours habituel sur notre héritage des Lumières. Les Lumières [du XVIIIe siècle] n’ont pas été, selon lui, la victoire de la raison, mais celle de l’athéisme : « Les Lumières ont imposé un nouveau monde. Leur cible fondamentale était la foi en la transcendance de la Loi révélée au Sinaï, opposée à la volonté autonome de l’homme et à sa volonté de toute-puissance. »

Leur arme favorite n’a pas été la raison, mais la raillerie. « Ils ont chassé leur adversaire par le rire. » Les Français héritiers de Voltaire comprennent très bien ce que Strauss veut dire : c’est le « hideux sourire » de Voltaire dont parlait Musset. Leo Strauss en pince, lui, pour ce qu’il appelle, les « Lumières médiévales ». Les Lumières avant les Lumières. Celles qui, autour de Maïmonide, dans l’Espagne du XIIe siècle, ou la Sorbonne dans la France capétienne, élaborent un commentaire rationnel de la Loi divine sans rompre avec elle. Pour Leo Strauss, ces Lumières médiévales sont supérieures, car elles ne détruisent pas l’héritage antique, mais tentent de « sauver la tradition sans renoncer à l’éclairement ». Elles réussissent la suprême quête de Strauss, le mariage harmonieux entre la pensée grecque et la pensée juive, entre la philosophie et la Loi. Strauss ne méconnaît pas les oppositions entre Athènes et Jérusalem, entre « le règne de la philosophie sur la religion » et « le règne de la religion sur la philosophie » ; mais il estime que cette tension créatrice est le fondement de la pensée occidentale : « Les philosophes juifs et musulmans du Moyen Âge sont plus “primitifs” que les philosophes modernes, parce qu’ils ne sont pas comme eux guidés par l’idée du droit naturel, mais par l’idée originelle, antique, de la Loi comme d’un ordre unifié et total de la vie humaine, en d’autres termes parce qu’ils sont les disciples de Platon et non les disciples des chrétiens. »

Nous sommes, nous, les enfants de la rupture chrétienne : « C’est peut-être le Nouveau Testament, c’est certainement la Réforme et la philosophie moderne qui ont amené la rupture avec la pensée antique. » Le Nouveau Testament, qui a rompu le lien entre loi religieuse et loi politique : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » Et le protestantisme, qui a autorisé chaque individu à interpréter à sa guise la Révélation. Avant la Réforme, l’interprétation de la révélation divine était limitée à quelques cercles de lettrés sous le contrôle étroit des autorités religieuses et politiques. À partir du moment où la Réforme protestante (et l’invention de l’imprimerie) démocratise ce droit à l’interprétation, l’harmonie préexistante explose et les différences s’accusent en divergences irréconciliables : la Loi juive accepte l’interprétation, car elle est depuis l’origine l’objet d’une discussion entre Dieu et Moïse, puis entre Dieu et le peuple, pour élaborer une Loi sujette au changement. En revanche, l’islam refuse toute interprétation et s’enferme dans une lecture littéraliste de la Révélation divine. De son côté, le christianisme est attaqué par la modernité athée des Lumières.

Leo Strauss est mort en 1973. Il n’a pas vu la suite de l’histoire qu’il avait analysée. La modernité occidentale a retourné sa filiation catholique en un vague humanitarisme universel : les fameuses « vertus chrétiennes devenues folles » de Chesterton. En face, l’islam a repris seul le flambeau de la résistance de la « Loi divine », la lutte du Désert contre la corruption de la Cité. Mais l’islam, rejetant l’héritage grec, et même le goût juif pour la discussion et l’interprétation, s’est enfermé dans une approche, sinon totalitaire, du moins totalisante de la Loi, comprise comme un ensemble insécable de morale, de religion et de politique. L’islam, d’instinct, ne veut pas connaître le sort du catholicisme, tombé sous le coup de la raillerie athée. La rédaction de Charlie Hebdo en sait quelque chose.

Ce combat inexpiable aurait désolé Leo Strauss. Il y aurait vu la conséquence de ces « sociétés ouvertes » qu’il avait dénoncées, de ce « relativisme libéral » qui nous a laissés désarmés. Il aurait plaidé pour le retour à des « sociétés closes sans être fermées sur elles-mêmes ou leurs traditions ancestrales », c’est-à-dire avec des frontières et un État, où la « politique de l’humanité ne peut supplanter le droit des nations ».

« L’homme moderne est un géant aveugle », nous avait-il dit. Il ne savait pas qu’il était également devenu sourd.

« Strauss »,
de Gérald Sfez,
publié le 6 mai 2021
aux Belles Lettres,
à Paris
293 pp.,
19 euros
ISBN-13 : 978-2251450698




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