mercredi 31 mai 2023

Israël, une société tournée vers l'enfant

Traduction par le Courrier International d’un article d’Asahi Shimbun

Alors qu’au Japon la natalité est en chute libre, en Israël le taux de fécondité est de trois enfants par femme — un record dans l’OCDE. Le correspondant du journal « Asahi Shimbun » observe avec un certain enthousiasme les caractéristiques qui rendent la société israélienne si disposée à avoir des familles nombreuses.

Une femme monte dans un tramway bondé en tenant fermement des deux mains une poussette à deux places, qui transporte ce qui semble être des jumeaux. Elle empêche les gens de descendre et roule sur les chaussures de plusieurs passagers, qui font la grimace. Mais loin de se laisser impressionner, elle se fraie un passage à travers la foule. Une fois sa place assurée, elle pousse un soupir.

Cette scène serait-elle possible à Tokyo ? La mère se confondrait probablement en excuses, la tête dans les épaules, et des passagers l’interpelleraient d’un « Eh, faites attention ! Pliez votre poussette ! »

Mais nous ne sommes pas à Tokyo, ni même au Japon. Nous sommes en Israël, au Moyen-Orient. Ici, on ne voit pas de parents contraints de s’excuser. Ici, personne ne s’offusque si des enfants font du vacarme dans les restaurants. Ici, l’enfant est roi.
 

Trois enfants, la normalité en Israël

Avec un taux de fécondité de 3 en 2021 selon le Bureau central des statistiques israélien, le pays fait figure d’exception parmi les membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui réunit 38 pays développés. Les études réalisées en 2020 par l’OCDE en matière de natalité permettent d’établir un classement : Israël arrivait en tête avec 2,90, suivi du Mexique, avec 2,08, et de la France, qui, avec 1,79, est considérée comme un « modèle de réussite » en matière de lutte contre la baisse de la natalité. Le Japon, en proie au vieillissement de sa population, n’est qu’à 1,33. [Il n’est que de 1,49 au Québec…]  [Le seuil de renouvellement des générations, en dessous duquel la population décroît, est fixé à 2,1 enfants par femme.]

Alors que nombre de pays développés souffrent d’une baisse de la natalité, comment se fait-il qu’Israël soit si fécond ?

« Si vous n’avez pas d’enfant, on vous demande pourquoi. Si vous avez un enfant, on vous demande : “À quand le deuxième ?” Et ainsi de suite, jusqu’à ce que vous ayez trois enfants ou plus, ce qui est considéré comme “normal” ici. »

C’est ce que m’explique Keren Gil, 44 ans, employée d’une société pharmaceutique qui vit dans la banlieue de Tel-Aviv, la capitale économique du pays. Elle et son mari, Yaron, 45 ans, agent immobilier, élèvent trois enfants : deux garçons, de 15 et 12 ans, et une fille de 7 ans.

L’« oppression » des Israéliennes sans enfants Si, vu du Japon, Israël peut paraître comme un exemple à suivre en matière de natalité, la sociologue féministe israélienne Orna Donath, auteure de « Le Regret d’être mère » (disponible en français chez Odile Jacob), souligne que l’injonction sociale de faire des enfants peut bel et bien se transformer en une « oppression » pesant sur les femmes.

En raison de cette pression sociale, souvent intériorisée, il est « difficile de réfléchir de manière libre » au fait d’avoir des enfants, avance-t-elle dans son interview au journal Asahi. Orna Donath souligne que, dans certains cas, la solitude des parents psychologiquement opprimés entraîne une maltraitance infantile.

Selon elle, pour les Israéliennes, il est compliqué d’être femme sans être mère. « On a tendance à considérer que les femmes sans enfants […] ne sont pas de “vraies femmes” », continue-t-elle. Pour son livre, elle a recueilli des témoignages de mères regrettant d’avoir choisi d’avoir des enfants. Des voix que la société a tendance à bâillonner, en prétextant à un coup de déprime que le temps guérira forcément. « Le choix de ne pas devenir parent. Le regret d’avoir fait des enfants sans avoir vraiment réfléchi si on était prêt. [À travers le livre], je voulais changer la situation actuelle où ces choses sont vues comme tabous », raconte la sociologue à Asahi.

Ce qu’elle dit n’est pas du tout exagéré. Moi-même, homme marié de 42 ans sans enfant, on me demande souvent en Israël, quand j’aborde le sujet de la famille, pourquoi je n’ai pas d’enfant, avant de tenter de me convaincre que « c’est merveilleux d’avoir des enfants ». L’une des personnes avec lesquelles je me suis entretenu a même sorti son téléphone pour me donner les coordonnées d’un hôpital réputé en matière de traitement de la stérilité.

Un état d’esprit

D’où vient cette obsession des enfants ? Il y a d’abord un aspect religieux. Chez les ultraorthodoxes, qui observent strictement les préceptes juifs, [refusent la contraception] et restent fidèles à l’idée que « les enfants sont une bénédiction », il n’est pas rare d’avoir cinq enfants ou plus.

Évolution du nombre de naissances au sein des différentes communautés d’Israël ces quarante dernières années.

Et puis, il y a un lien avec l’histoire des souffrances du peuple juif et de la fondation du pays. L’Holocauste, qui a fait quelque 6 millions de victimes, et les conflits qui opposent Israël aux pays arabes voisins depuis sa création ont imprégné la société israélienne d’un besoin vital d’assurer une descendance.

Comme l’ont confirmé plusieurs experts que j’ai rencontrés, la fécondité exceptionnelle des Israéliens est davantage un « état d’esprit » façonné par l’histoire et la culture du pays que le résultat des politiques du gouvernement.

Autre caractéristique d’Israël, le taux de natalité est également élevé dans les familles laïques, c’est-à-dire peu attachées aux doctrines religieuses, qui représentent une grande partie de la population.

Si, comme dans les autres pays développés, l’éducation des femmes et leur participation dans la société progressent, le taux de natalité ne montre aucun signe de fléchissement significatif. Dans un sondage publié en 2019 par le Bureau central des statistiques israélien, 71 % des femmes juives laïques déclaraient désirer trois enfants ou plus. [En général, en Occident, il y a un écart 0,7 enfant entre le nombre désiré d’enfants et le nombre final d’enfants nés… Ainsi, si
les désirs de chacun en Suisse se concrétisaient, il y aurait une moyenne de 2,2 enfants par femme, soit suffisamment pour renouveler les générations. La moyenne effective avoisine 1,5Alors que seule une Québécoise sur dix, tous âges confondus, ne veut qu’un enfant (11 %), alors que près d’une sur deux rapporte en vouloir deux (48 %) et qu’une sur trois en désire trois ou plus (32 %). En 2011, les Québécoises disaient vouloir 2,11 enfants.]

Éloge de l’entraide

Trouver un bon équilibre entre vie familiale et vie professionnelle est le défi auquel sont confrontés tous les couples à double revenu des pays développés.

Les Gil ont-ils hésité à faire un deuxième ou un troisième enfant ? « Nous n’étions pas inquiets parce que nous savions que nous pouvions compter sur notre entourage », répond Keren. Sa mère, qui vit à proximité, et sa belle-famille, qui habite à une heure de route, viennent fréquemment chez eux pour leur donner un coup de main avec les enfants.

Même lorsqu’elle a repris le travail après ses congés parentaux, Keren n’a subi aucune pression. « En Israël, on ne vous demande pas d’être au bureau à l’heure où il faut aller chercher les enfants à la maternelle, et on vous laisse généralement travailler de chez vous quand cela est possible. »

David Slama (47 ans) et sa femme, Mishal (45 ans), qui vivent à Netanya, au nord de Tel-Aviv, élèvent également trois enfants tout en travaillant tous les deux. Dans leur quartier, qui compte de nombreuses autres familles, il est tout à fait courant de s’entraider entre voisins.

À côté de son travail prenant dans une entreprise de haute technologie et de sa vie familiale, David participe activement à la vie locale en tant que bénévole. « Je le fais surtout parce que j’aime côtoyer les gens mais, pour être honnête, c’est aussi une question de “survie” », confie-t-il.

« Nous ne pourrions pas offrir une bonne éducation à nos enfants si mon épouse et moi-même ne travaillions pas tous les deux et, pour ce faire, nous avons besoin de toute l’aide que peuvent nous apporter aussi bien nos parents que la communauté. » Une certaine idée de l’éducation familiale

Pouvoir compter sur ses proches, et parfois même ses amis et ses voisins, semble idéal. Mais, dans les faits, arrive-t-il que cela ne se passe pas si bien ? Que faire si, par exemple, les personnes qui vous aident à garder vos enfants interfèrent avec la façon dont vous les éduquez ?

Lorsque je demande à Keren si cela ne la dérange pas que ses beaux-parents viennent souvent à la maison, elle semble surprise par la question : « Pourquoi donc ? Si quelque chose nous chiffonne, il nous suffit d’en parler. » Yaron se rappelle avoir eu un léger désaccord avec sa belle-mère sur l’éducation des enfants. Sa femme a alors dit à sa mère sans détour : « Ce n’est pas notre manière de faire. »

En Israël, proches et amis se réunissent souvent nombreux pour le shabbat — repos prescrit par le judaïsme du vendredi soir au samedi soir — et les jours de fête, entretenant la solidarité et les liens sociaux, que l’on dit avoir perdu au Japon.

Mais, comme je l’ai appris en rencontrant des familles israéliennes, pour que ce réseau fonctionne, une condition est nécessaire : pouvoir dire ce qu’on pense. « Tu te trompes, Maman », « Tu ne comprends rien, Papa »… À table, les enfants, même les plus jeunes, n’hésitent pas à contredire leurs parents. Ces derniers répliquent alors et la discussion s’anime naturellement. Les enfants qui grandissent dans un tel environnement parlent avec leurs parents d’égal à égal et gardent ce franc-parler à l’âge adulte.

Avec le soutien de tous, celles et ceux qui désirent des enfants peuvent en avoir en Israël. Un couple d’Israéliens a récemment attiré l’attention des médias en ayant un petit-enfant avec le sperme prélevé sur leur fils mort et l’ovule d’une mère porteuse. Dans le pays, une société où même les personnes incapables de faire des enfants peuvent en avoir est en train de voir le jour.
 
Voir aussi
 

Les plus religieux hériteront-ils de la Terre ?

La population amish a augmenté de 110 % depuis 2000

Aucun commentaire: