dimanche 4 décembre 2022

« La colonisation arabe était pire que la colonisation européenne »

L’auteur du « Messie du Darfour », Abdelaziz Baraka Sakin, revient avec « La Princesse de Zanzibar », un roman éblouissant d’audace sur une période tragique.

Avec Le Messie du Darfour, puis Les Jango, Abdelaziz Baraka Sakin nous a régalés, sur des sujets difficiles, de deux romans sur son Soudan natal, duquel il a dû s'exiler. Il nous emmène cette fois du côté de Zanzibar, dans un périple aventureux aussi palpitant que drôle, même si la toile de fond l'est beaucoup moins. Ce maître ès ironies, à l'imagination ô combien fertile et audacieuse, brode allègrement sur des bases historiques documentées.

Ainsi de sa Princesse de Zanzibar, qui vient de paraître, toujours aussi bien traduit par Xavier Luffin, dont il nous explique, de passage à Paris, l'origine : à l'époque où il s'intéressait à la littérature omanaise, car l'auteur travaille beaucoup à des anthologies, Abdelaziz Baraka Sakin tombe sur deux livres datant de la colonisation des Omanais à Zanzibar. « L'un était les Mémoires de la fille du sultan, l'autre était écrit par un chef militaire qui capturait les esclaves. J'ai été frappé par le fait que la princesse parle de la vie fastueuse des Omanais à Zanzibar, et décrive les Zanzibarites comme des gens qui ne faisaient rien, des paresseux, alors que les Africains faisaient tout, cultivaient la terre, s'occupaient des récoltes, et jusqu'à laver les corps des maîtres. Ce contraste entre ce paradis pour les Omanais et cet enfer vécu chez eux par les Africains m'a interpellé. La vie de l'individu simple, celui dont personne ne se préoccupe, ce qu'on appelle le vide historique a motivé mon roman, qui vient le combler. »

Haro sur Zanzibar

Avec sa verve prodigieuse, Baraka Sakin installe son histoire au cœur d'Unguja, l'île principale de l'archipel, alors aux mains des Omanais, où l'esclavage bat son plein, et les Anglais, Français et Allemands se battent pour coloniser Zanzibar. « Mais qu'est-ce qu'ils nous veulent ces Européens ? L'île nous appartient, […] cette terre est à nous, son peuple aussi, nous sommes ses maîtres », s'étonne le sultan au pouvoir ! La « princesse récemment bénie de dieu », fille du sultan (« récemment béni lui-même », voyez le côté farceur du conteur), est l'unique enfant de ce tyran pourtant hyperactif sexuellement, on ne compte plus le nombre de femmes qui passent par son lit.

Quoique ! L'auteur établit une page de ses records tous secteurs confondus : « Tout au long de sa vie, sans que l'on puisse en délimiter avec certitude la durée, il tua 883 Africains, 7 Arabes omanais et 20 Yéménites. […] Il vendit 2 779 670 esclaves, hommes, femmes et enfants. Il copula avec 300 esclaves, écoulant dans leur vagin environ 15 gallons de sperme […] » La princesse, folle de bijoux (ah, quelle scène avec le bijoutier indien !), mariée à un homme d'affaires qui guigne le sultanat, exige d'être son unique épouse, c'est déjà dire que la jeune femme a du caractère, comme dans tous les romans de l'auteur, marqué par la figure de femme forte de sa mère, nous confiait-il à la sortie de son premier livre.

Mais le couple que l'on suit tout du long du roman est d'un autre genre, si l'on peut dire. Dès la sortie de l'enfance, la princesse a eu pour esclave un eunuque de son âge ou presque. Sundus, émasculé dès sa capture par les Arabes, est aux petits soins pour sa princesse qui ne jure que par lui. Entre eux se noue un amour particulier qui leur permettra de traverser ensemble (presque) tous les obstacles et de vivre une sexualité sans verge mais avec jouissance [...] Tous deux sont mutilés, puisque la princesse est excisée, mais leur relation va au-delà. » L'amour de ces deux-là est absolu, il est un des chemins tracés tant bien que mal vers la liberté, celle qui est incarnée par ailleurs et totalement par un autre personnage (de femme encore) : Uhuru l'ensorceleuse, qui danse et chante quasi nue, qui n'a peur de rien, mais que tout le monde redoute, c'est par elle que va se bâtir l'émancipation, sur la révolte de la population après 200 ans de domination.

Interdit au Koweït et à Oman

Les épisodes bondissent, suivant les grands chapitres de cette fin du XIXe où tout bouge, autour d'une date que l'histoire a retenue comme la guerre la plus courte : le bombardement de Zanzibar le 27 août 1896 par les Britanniques, dite « la guerre de trente-huit minutes », mais l'auteur fait ici et là des pas de côté à sa guise et toujours en faveur du rythme de la narration, en se démarquant des faits pour décrire, d'une scène à l'autre, l'incroyable violence des Omanais. « Ils se nient en tant que colons alors que la colonisation arabe de l'Afrique était pire que celle des Européens, car ils castraient les hommes », précise Abdelaziz Baraka Sakin.

On en arrive jusqu'à l'abolition de la traite et la fin de l'esclavage, proclamée mais non respectée. Puis l'intégration des libres à une société qui n'a plus ses repères. Pas de tabou ici. Mais une liberté magnifique pour signer avec cette insolence, un conte, roman d'aventures, mais aussi parabole sur le colonialisme, l'esclavage, le statut de la femme, l'indépendance de l'Afrique, les langues, la nature, la religion, la sexualité… Ceux qui rêvent de happy end feraient mieux de jouir de l'écriture tout du long plutôt que d'attendre les dernières pages. Le titre original du roman est Sahamani : pardonne-moi, en swahili. Le sultanat d'Oman et le Koweït n'ont pas pardonné à l'auteur sa vision des choses : ce livre, précise sa maison d'édition française (Zulma), est interdit dans ces pays.

 La princesse de Zanzibar
de Abdelaziz Baraka Sakin
paru chez Zulma,
à Honfleur,
le 13 octobre 2022,
368 pp.
ISBN: 979-1038701052

Source : Le Point
 
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La cruauté de la traite esclavagiste à Zanzibar a laissé un héritage de haine qui explosa après l’indépendance de l’île fin 1963. Zanzibar devint alors une monarchie constitutionnelle dirigée par le sultan, mais le gouvernement fut renversé un mois plus tard et une république populaire fut proclamée. Plusieurs milliers d’Arabes, 5 000 à 12 000 Zanzibaris d’ascendance arabe et des civils indiens furent tués, des milliers d’autres furent emprisonnés et expulsés, et leurs biens confisqués.

Cette révolte et ses massacres furent consignés dans un film italien, Africa Addio, en 1966. Voir la vidéo ci-dessous en VO, sous-titrée en français.
 Document italien où apparaissent des images des massacres contre les Arabes à Zanzibar
 

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