lundi 30 janvier 2012

France — La « gauche » en avait rêvé, la « droite » le fait

Nicolas Sarkozy, Luc Chatel et Valérie Pécresse
Comment Valérie Pécresse [ancienne ministre de l'Éducation supérieure en France, désormais porte-parole du gouvernement] peut-elle intimer l’ordre aux Grandes écoles d’édulcorer leurs concours afin de les ouvrir à la « diversité », comme elle vient de le faire dans son discours de clôture du colloque annuel de la Conférence des Grandes écoles ? Parce qu’ils sont objectifs et anonymes, ces concours sont jusqu’à présent le seul rempart de la méritocratie républicaine et la seule vraie chance de promotion sociale pour les élèves de tous milieux ayant de bonnes capacités d’intelligence et de travail. Si Mme Pécresse réussit à casser cet outil et la juste sélection qu’il permet, elle aboutira à désorganiser l’enseignement à l’intérieur même des écoles et à dégrader ainsi les derniers centres d’excellence et d’expertise existant dans le système français d’enseignement supérieur.

Il semble, malheureusement, que la ministre ait fait sienne la pensée de la gauche, puisque c’est la gauche qui, depuis les débuts de l’« école unique », croit qu’il suffit, pour réduire les inégalités sociales, de casser tous les thermomètres et de supprimer de façon obsessionnelle toutes les filières d’excellence. Au lieu de renverser cette logique responsable tout à la fois de l’actuel recul scientifique du pays – cruellement souligné par les classements internationaux – et du blocage de l’ascenseur social, le gouvernement veut la faire valoir dans les secteurs qui étaient restés jusque ici plus ou moins hors de sa portée, les Grandes écoles et les classes préparatoires (également menacées désormais ; voir à ce sujet le dernier livre de Jean-Paul Brighelli [1]). Pourtant, au lieu d’appliquer à ces deux secteurs les principes qui ont ruiné les universités, il ferait bien mieux de faire l’inverse, c’est-à-dire de conférer aux universités un peu de la vertu des Grandes écoles en y rétablissant la sélection, en luttant contre la politisation, en développant leur autonomie (il a commencé à le faire), et surtout en créant les conditions juridiques propices à la création d’universités privées concurrentes susceptibles de redonner le la à ces grands corps malades, coûteux et stériles que sont nos universités-stationnements. Mais non, c’est au dernier système qui marche que le gouvernement s’en prend !

Quand on entend les raisons avancées par Valérie Pécresse, à savoir que les Grandes écoles seraient socialement trop fermées, on est stupéfait de l’ignorance de l’histoire éducative récente dont ce discours témoigne. Il est parfaitement exact que la proportion de fils d’ouvriers entrant à l’École polytechnique (je cite ce cas parce qu’il existe à son sujet des statistiques précises) a diminué dans les trois dernières décennies. Mais c’est une folie, un véritable mensonge d’État d’en incriminer je ne sais quelle attitude délibérément élitiste et antisociale qu’auraient les responsables de ces établissements. En fait, cette diminution est le résultat direct et mécanique des politiques égalitaristes menées au collège et au lycée. Le collège puis le lycée «  uniques   », la carte scolaire, la création de classes hétérogènes, les absurdes et criminelles «   nouvelles pédagogies   » ont fait de l’enseignement secondaire un lieu où il est impossible d’apprendre sérieusement les savoirs. Conséquence : la part relative de la culture familiale dans les succès scolaires n’a cessé d’augmenter au fil des ans. Puisqu’on n’apprend plus rien à l’école, mais qu’il y a quand même des examens en bout de course, ceux qui réussissent lesdits examens le doivent au soutien spontané ou organisé de leur famille, et de moins en moins à l’institution scolaire elle-même. C’est pour cette raison, et pour aucune autre, qu’il est devenu plus difficile aujourd’hui aux jeunes des milieux peu favorisés culturellement de réussir les concours. La massification du système scolaire est la cause structurelle de l’augmentation des inégalités scolaires.

On ne corrige pas les effets pervers du socialisme par encore plus de socialisme

Il est donc absurde de vouloir remédier à cette situation en rajoutant une nouvelle couche de laxisme et d’utopie. On ne corrige pas les effets pervers du socialisme par encore plus de socialisme. Si l’on fait entrer en masse les « boursiers » dans les classes préparatoires [Note du carnet: avec un an de plus d'apprentissage entre le bac et la première année de prépa] et dans les Grandes écoles sans que le niveau réel de ces étudiants ait été attesté par des concours de bon aloi, on altérera l’enseignement dans ces institutions, et l’on ne fera que reculer au stade de l’entrée dans la vie professionnelle le moment fatal de la sélection. C’est alors que les structures parallèles de formation et les relations professionnelles des parents joueront à plein. Par une extrême injustice, on compromettra ainsi les dernières chances des enfants talentueux issus des classes moyennes ou défavorisées d’avoir des carrières correspondant à leurs légitimes aspirations, auxquelles des diplômes plus ou moins dévalués ne donneront plus accès par eux seuls.

La seule manière de rétablir des chances égales de promotion pour tous est donc, sans changer d’un iota les concours tels qu’ils existent aujourd’hui, d’agir en amont de ceux-ci en rétablissant au niveau du primaire et du secondaire des filières et des établissements d’excellence où des jeunes de tous milieux puissent se former et se préparer efficacement aux épreuves.

Hélas, l’aveuglement de Mme Pécresse n’est pas pire que celui de son collègue de l’Éducation nationale, M. Chatel. Lui aussi a fait sienne la pensée éducative égalitaire de la gauche. Il n’a rien trouvé de mieux que de réaliser l’an dernier la « réforme des lycées » conçue par le Conseil national des programmes (CNP) en 1991, au temps où Lionel Jospin était le locataire de la rue de Bellechasse. Il s’agissait, pour l’extrême-gauche d’alors, de parfaire la Révolution scolaire. Les révolutionnaires avaient supprimé le lycée classique et forcé tous les enfants de France à aller dans les mêmes écoles primaires et secondaires alignées par le bas. Mais la société s’était sourdement révoltée contre ces mesures arbitraires ne correspondant pas à la nature des choses. Elle avait subrepticement rétabli entre les filières du lycée une différenciation de niveau, doublant celle des matières. Les bons élèves et les bons professeurs s’étaient rapidement réfugiés et concentrés dans la filière « C », laquelle était ainsi devenue, malgré sa dominante mathématique, la filière normale, voire indispensable, pour faire n’importe quelles études supérieures sérieuses, y compris en lettres, en droit ou pour entrer à HEC.

Le rapporteur du CNP s’étouffait d’indignation. Il fallait châtier ce corps social rétif à la Révolution. Pour empêcher les bons élèves littéraires de faire la section scientifique et répartir également les élèves de tous niveaux dans toutes les sections, ce qui reviendrait mécaniquement à supprimer toute filière d’excellence, le moyen expédient était de supprimer entièrement les lettres dans la section C, et de supprimer symétriquement tout enseignement scientifique dans les filières littéraires. Certes, ceci romprait avec la tradition généraliste qui avait toujours existé dans le secondaire depuis l’Antiquité et le Moyen Âge, où tout élève avait dû étudier l’ensemble des arts libéraux, trivium et quadrivium, lettres et sciences, pour avoir le baccalauréat, tradition poursuivie dans les collèges de jésuites, puis dans les lycées napoléoniens et républicains jusqu’à aujourd’hui, ainsi que dans les principaux systèmes secondaires européens, américains et même, aujourd’hui, asiatiques. Mais ce consensus des siècles et des nations sur la manière de former les esprits de façon équilibrée n’était pas de nature à arrêter des révolutionnaires dont la devise est de faire table rase du passé.

Le Conseil national des programmes proposa donc de procéder à une spécialisation précoce des lycéens, sommés de choisir définitivement, à seize ans, entre « lettres », « sciences » et « économie et société ». Ils devraient tous devenir, en somme, des sortes d’ouvriers spécialisés, et le rapport du CNP justifiait cette option tant par des slogans idéologiques violents rappelant la Révolution culturelle chinoise (il faut, disait-il, empêcher par tous les moyens la reproduction de la bourgeoisie), que par de prétendues justifications socio-professionnelles parfaitement fantaisistes (on peut lire, pour s’amuser, ce rapport dont le vide intellectuel est abyssal ; si l’on peine à se le procurer, on pourra se reporter au résumé que j’en ai fait dans Le Chaos pédagogique[2]).

L’histoire supprimée en terminale scientifique l’an dernier

Ces propositions étaient, de fait, tellement révolutionnaires que finalement Lionel Jospin, ayant calculé le rapport des forces politiques, ou retenu par je ne sais quelle pudeur, n’osa pas les mettre en application. La section « C », devenue « S », subsista jusqu’à ce jour sans grands changements, puisque le français, l’histoire et les langues vivantes y furent conservés (avec cependant un horaire relatif diminué) et que le successeur de Lionel Jospin rue de Bellechasse, Jack Lang, accorda même à l’énergique et médiatique Jacqueline de Romilly, pour les élèves de cette section, le maintien de leur accès aux options de latin et de grec. Jusqu’à ce que, l’an dernier, l’histoire soit bel et bien supprimée en Terminale S [2e année de cégep scientifique].

MM. Sarkozy et Chatel se sont donc laissé donner la leçon par l’extrême-gauche, probablement, hélas, sans bien s’en rendre compte. En raison de cette défiance et de ces complexes de tant de gens de droite à l’égard des idées, qu’ils confondent avec l’idéologie, ils n’ont pas eu la curiosité intellectuelle de s’intéresser à l’historique des réformes scolaires en France depuis quarante ans, que toute une armada de gens de gauche et de syndicalistes, eux, connaissent parfaitement (sans grand mérite, il est vrai, puisque c’est eux qui l’ont faite). MM. Sarkozy et Chatel n’ont pas daigné enquêter sur les raisons profondes de l’émergence institutionnelle de la section scientifique, laquelle n’a pas été le fruit d’un béguin soudain du public scolaire pour les mathématiques, mais a été l’imparfaite parade trouvée par le corps social pour atténuer les effets des mesures d’égalitarisme destructeur établies par la gauche. Ils n’ont pas voulu comprendre que, pour former convenablement des adolescents aux rudiments des sciences, il faut des classes intellectuellement homogènes où tout le monde comprenne le cours à peu près au même rythme, où l’on puisse donc avancer méthodiquement d’étape en étape. Que, dès lors que certains élèves ont plus d’aptitudes que d’autres à la pensée abstraite, il est bon et normal de les mettre ensemble. Ensemble, en effet, ils s’entraînent mutuellement par l’émulation et ils vont plus vite et plus loin que s’ils étaient isolés dans des groupes hétérogènes où ils sont ralentis par les autres élèves (quand ils ne sont pas carrément persécutés par eux, comme on rapporte désormais régulièrement que cela se produit dans maints lycées). Que c’est parce que les professeurs et les proviseurs connaissent parfaitement ces réalités et ces contraintes pédagogiques que, spontanément, et sans faire de bruit puisque c’était officiellement interdit, ils ont constitué dans leurs lycées des sections C puis S où ils ont mis les meilleurs élèves, avec l’accord tacite des élèves, des parents et de la plupart des professeurs (à l’exception, naturellement, des militants les plus enragés). C’est cette même sourde résistance du corps social qui a sans doute dissuadé le ministère de mettre au pas des lycées menant une politique ouvertement sélective et élitiste en dérogation des règles officielles, tels Henri IV, Louis-le-Grand et quelques autres dans les grandes villes de province. Fermer les yeux sur ces désobéissances était la seule façon pour qu’il y eût en France, chaque année, au moins quelques milliers de lycéens correctement formés, qui suivraient ensuite les classes préparatoires où ils feraient encore quelques progrès, puis entreraient dans les meilleures filières universitaires et dans les Grandes écoles. C’était la condition sine qua non pour qu’il y eût encore en France un certain nombre d’ingénieurs, de scientifiques, d’érudits, d’experts, de juristes dignes de ce nom et du passé intellectuel du pays.

Mais MM. Sarkozy et Chatel ne l’ont pas compris, ou n’ont pas voulu le comprendre, ou l’ont compris, mais ont sacrifié l’intérêt général du pays à long terme à leur popularité immédiate dans les médias (je ne privilégie pas cette troisième hypothèse, mais il est vrai que les deux premières ne sont pas non plus trop à leur honneur). Ils ont laissé la gauche attaquer à nouveau la section S et perfectionner ainsi cette machine destructrice des esprits qu’est devenu notre enseignement secondaire, que Jean-Paul Brighelli a appelée à très juste titre la « fabrique du crétin ». Et maintenant, ils entendent l’aider à détruire aussi les classes préparatoires et les Grandes écoles !

Il est exact qu’il y a une sorte d’anomalie, ou du moins de paradoxe, à ce que de futurs juristes ou de futurs managers, et même de futurs spécialistes d’épigraphie grecque ou d’ancien français (puisque la quasi-totalité des élèves de Normale sup Lettres est venue, dans les années récentes, des section C et S) fassent à haute dose de la physique et des mathématiques pendant toute leur adolescence. Mais il ne faut pas prendre l’effet pour la cause ! C’est là l’effet pervers d’une réforme perverse; c’est un mal, mais c’est un moindre mal. La source première et causatrice du mal est l’égalitarisme scolaire, et c’est donc sur celui-ci qu’il faut revenir. Il faut commencer par rétablir des filières généralistes d’excellence en supprimant le concept même d’école unique et en supprimant résolument la carte scolaire. Il faut qu’il y ait officiellement, et non pas clandestinement, des établissements et des filières de divers niveaux où chacun trouve la place correspondant exactement à ses aspirations et à ses aptitudes, avec bien entendu toutes les passerelles nécessaires, mais en respectant le principe des classes intellectuellement homogènes, sans lequel il n’y a jamais eu d’enseignement secondaire valable. Alors l’ascenseur social se remettra à fonctionner, puisque nombre d’enfants venant de milieux peu favorisés, y compris de jeunes issus de la « diversité  », mériteront d’aller dans ces établissements et filières où leur talent sera reconnu et normalement développé – comme ce fut le cas en France tout au long des décennies où a fonctionné l’école « méritocratique » de Jules Ferry. C’est dans ces décennies que le taux de fils d’ouvriers entrant à Polytechnique augmentait régulièrement  !

Mais c’est apparemment trop demander aux gouvernants actuels. Ni Nicolas Sarkozy ni Luc Chatel ni Valérie Pécresse n’ont visiblement la moindre connaissance personnelle de l’historique du problème et ils préfèrent se laisser conseiller en ces matières par les apparatchiks du ministère, tous de gauche, syndiqués et, donc organiquement solidaires du projet même d’« école unique », et aussi, tout à fait officiellement, par un homme très estimable sans doute, mais résolument et ouvertement de gauche, lui aussi, le directeur de Sciences-Po Richard Descoings. Et voilà comment les gouvernants se retrouvent à faire la politique des adversaires de leurs électeurs et à mettre benoîtement en œuvre la réforme des lycées devant laquelle Jospin lui-même avait calé.

La gauche l’avait rêvé, le gouvernement de M. Sarkozy le fait. Combien de temps encore les dirigeants de droite continueront-ils à être intimidés et séduits par l’idéologie de gauche dont leurs électeurs, eux, sont de plus en plus affranchis ?

Philippe Nemo est philosophe, spécialiste des questions d’éducation

(1) Jean-Paul Brighelli, Tireurs d’élite, Plon/Jean-Claude Gawsewitch, 2010.
(2) Cf. Philippe Nemo, Le Chaos pédagogique, Albin Michel, 1993, pp. 184-213.

Source : Le Cri du contribuable




Soutenons les familles dans leurs combats juridiques (reçu fiscal pour tout don supérieur à 50 $)