vendredi 11 décembre 2015

Rémi Brague — Sur le « vrai » islam

Extraits d’un texte de Rémi Brague (photo ci-dessous), historien de la philosophie, universitaire, spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive, et connaisseur de la philosophie grecque. Il enseigne la philosophie grecque, romaine et arabe à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilian Universität de Munich. Il est membre de l’Institut de France.

Le 26 novembre 2013, le Pape François a écrit :
Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence.
(Exhortation apostolique Evangelii gaudium, § 253)

L’intention est excellente et le texte a été bien accueilli de toutes parts. Reste qu’il contient une question de taille.

Rémi Brague
Distinguons un point de fait et un point de droit.

Quant au fait, chacun prétend représenter l’islam « vrai ». Les terroristes eux aussi ; ils se réclament d’un islam intransigeant, accusent ceux qui ne les suivent pas de tiédeur, voire d’avoir trahi leur religion. La question de droit est plus vaste : comment faire pour distinguer l’islam vrai de celui qui ne l’est pas ? Il faudrait avoir un critère permettant de faire le départ entre le vrai et sa contrefaçon.

Qui possède la compétence et donc le droit de procéder à une telle distinction ? Ce n’est certainement pas le Pape. Que dirait-on si le Dalaï-lama se permettait de distinguer le « véritable christianisme » de ses contrefaçons ?

Je suis bien incapable de fournir un tel critère, et encore bien plus de désigner un ou des juge(s) compétent(s). Je voudrais ici tout simplement faire prendre conscience de la largeur de l’éventail sémantique que recouvre l’expression « islam vrai » et mettre en garde contre son ambiguïté.

Les sens du mot

Il faut commencer par distinguer les sens du mot « islam ». Je propose de les répartir en trois significations principales : l’islam comme religion, l’Islam comme civilisation (histoire, géographie), l’Islam comme populations.

« Islam » signifie d’abord une religion. Celle-ci est caractérisée par son attitude spirituelle fondamentale : l’abandon sans reste de toute la personne entre les mains de Dieu. Le mot arabe islâm signifie exactement cela. Pour les Occidentaux, l’islam est la religion qui fut prêchée par Mahomet dans l’Arabie du VIIe siècle de notre ère. Pour les musulmans, nous verrons qu’elle est beaucoup plus ancienne.

En un second sens, « Islam » désigne une civilisation comme fait historique pourvu d’un début dans le temps et circonscrit dans l’espace. Ce que les historiens et géographes constatent de l’extérieur correspond d’ailleurs à un sentiment éprouvé de l’intérieur. Cette civilisation se comprend en effet elle-même comme se distinguant de ce qui n’est pas elle : dans le temps, elle se distingue de l’époque qui la précède, ce que nous appellerions le paganisme, avec son polythéisme, et que l’islam préfère appeler l’« ignorance » (jâhiliyya). Elle a son calendrier propre, qui commence en 622, date de l’Hégire, interprétée traditionnellement comme celle du départ de Mahomet de La Mecque pour la ville qui allait plus tard s’appeler Médine.

Dans l’espace, cette civilisation constitue le « domaine pacifié » (dâr as-salâm), lequel se distingue du « domaine de la guerre » (dâr alharb) qui l’entoure. Cette dernière dénomination, qui désigne traditionnellement les pays qui ne sont pas dominés par l’islam, n’est aujourd’hui plus utilisée aussi volontiers, sauf par les islamistes avoués. Les modérés lui préfèrent d’autres expressions plus discrètes, comme « monde de la mission » (ou « appel », da ‘wa) ou « monde du témoignage ». La civilisation islamique englobe des personnes dont toutes n’adhéraient pas à la religion musulmane. Ainsi, le grand médecin Razi (mort en 925) était un libre-penseur qui se livrait à une critique acerbe de l’idée de prophétie (2). Le grand astronome Thabit ibn Qourra (mort en 900) était originaire d’une petite communauté tolérée, celle des Sabéens. Et ne parlons pas des traducteurs qui, dans la Bagdad du IXe siècle, firent passer l’héritage grec en arabe, et qui étaient presque tous chrétiens.

En un troisième sens, on entend aujourd’hui par « Islam » l’ensemble des peuples qui ont été marqués par l’islam comme religion et qui ont hérité de la civilisation islamique. On parle ainsi du « réveil de l’Islam » et l’on entend par là les luttes de libération contre les puissances coloniales. Là aussi, les musulmans n’étaient pas seuls. Par exemple, les meneurs des mouvements nationalistes arabes étaient souvent des chrétiens qui espéraient que le principe des nationalités leur permettrait d’obtenir un statut légal à égalité avec celui des musulmans.

Les langues européennes distinguent à propos du fait chrétien d’une part la religion, d’autre part la civilisation comme relevant de l’histoire et de la géographie. Les langues romanes disent en ce sens « christianisme » et « chrétienté », cristianismo et cristiandad, cristianesimo et cristianità, l’anglais christianity et christendom, l’allemand Christentum et Christenheit, etc. Dans le cas de l’islam, il est gênant que nous ne disposions que d’un seul mot pour les deux réalités.

Le français peut avoir recours à un moyen commode, au moins à l’écrit : en bonne grammaire, les noms communs ont la minuscule, et les noms propres la majuscule. Certains savants écrivent donc « islam » avec une minuscule quand le mot désigne une religion, et « Islam » avec une majuscule quand il vaut pour la civilisation et les hommes qui y participent.

Mais l’orthographe arabe ne connaît pas la majuscule. Et l’arabe n’a pas séparé à propos du fait islamique les deux sens, comme les langues européennes l’ont fait là où il est question de ce qui est chrétien. Cette indistinction ne relève d’ailleurs pas uniquement de la linguistique, mais reflète peut-être une difficulté de fond.

Une fois distingués les sens principaux que prend le substantif « islam », il conviendrait de pratiquer la même opération sur les adjectifs qu’on lui attribue. Or, « vrai » n’est pas le moins ambigu de ceux-ci. Si donc on combine le substantif « islam », qui est déjà ambigu, avec l’adjectif « vrai », qui l’est encore plus, on se trouve en face d’un foisonnement de sens qui échappe à tout contrôle.

Au moins neuf (9) sens de « vrai islam »

Je propose de mettre dans ce fouillis un peu d’ordre, de façon évidemment provisoire. Je classerais donc les principales acceptions de « vrai » sous trois groupes principaux : intégrité, commencement, réalité. Chacun comportera à son tour trois catégories. On obtiendra de la sorte neuf sens [de vrai islam], pas toujours compatibles.

Intégrité

L’islam authentique est l’islam tel qu’il se voit lui-même, dans l’auto-interprétation qu’il développe par l’intermédiaire des intellectuels qui s’en réclament. On doit donc appliquer l’adjectif à un groupe de personnes, celles qui forment la « nation » musulmane (oumma), et qui peuvent s’exprimer aussi bien sur leur religion que sur d’autres sujets, politiques par exemple, qui concernent leur communauté.

Cette optique se distingue de et s’oppose aux théories des savants des pays occidentaux qui se proposent d’étudier l’islam en lui appliquant les méthodes historiques et philologiques initialement forgées pour d’autres objets, relevant avant tout de leur propre héritage, à savoir les littératures classiques, latine et grecque, et la Bible. On appelle communément ces savants des « orientalistes ». Le mot a mauvaise presse depuis un livre d’Edward Saïd [Orientalism, New York, Vintage, 1979], dont la thèse, qui me semble radicalement fausse, a été beaucoup répercutée par les médias. La dénonciation des « préjugés », évidemment défavorables, des non-musulmans envers l’islam est devenue un exercice obligé. Une telle méfiance n’est pas propre à l’islam : les cultures prétendent souvent qu’on ne peut les comprendre que de l’intérieur.

[...]

Il y a là, d’ailleurs, un problème difficile. En islam, il n’y a pas de papauté, pas de synode, etc. Le consensus, l’« accord unanime » (ijmâ ») de la communauté est évoqué comme le fondement dernier de la légitimité. Mais il n’est pas organisé en une institution ; personne ne sait qui au juste a le droit de formuler ladite « unanimité ». La signification de ce mot a d’ailleurs évolué : alors qu’il désignait d’abord l’accord de la communauté, il en est venu à désigner plutôt celui des « savants », c’est-à-dire des docteurs de la Loi. Plusieurs propositions ont été faites pour organiser le consensus, comme celle de rétablir le califat, devenu purement nominal et qui venait d’être supprimé par Atatürk. [Voir H. Laoust, Le Califat dans la doctrine de Rachîd Ridâ. Traduction annotée d’al-Hilâfa au al-Imâma al — « ouzmâ (Le Califat ou l’imamat suprême), Beyrouth, Institut français de Damas, 1938.] Aucune n’a pu s’imposer.

[...]

L’islam vrai peut être l’islam pur, avant les contacts avec des influences extérieures. Cela ne vaut que de la civilisation et ne saurait valoir pour la religion, qui est censée être préservée par Dieu et donc ne pas pouvoir se corrompre. C’est ce qui assure la supériorité de l’islam par rapport aux deux religions, juive et chrétienne, qu’elle admet dans sa généalogie.

Celles-ci auraient en effet laissé se perdre le message originel dont elles étaient porteuses et trafiqué les écrits qui les consignaient. De façon significative, l’histoire traditionnelle reproduit un scénario de purifications successives, situées à différents plans. Ainsi, le Prophète lui-même aurait été « purifié » par Dieu — c’est le sens du participe moustafâ, devenu un prénom courant — de telle sorte que sa vie constitue le « bel exemple » (Coran, XXXIII, 21). La terre d’origine de l’islam, l’Arabie, aurait été « purifiée » par le calife Omar (mort en 644), qui a chassé les Juifs et les Chrétiens de la péninsule. L’islam aurait été purifié une fois pour toutes des légendes juives (Isra’iliyyât). Les récits qui circulaient sur les faits et gestes de Mahomet auraient été passés au crible de la critique et et rassemblés en des recueils appelés « authentiques » (sahîh) qui sont censés ne garder que ceux dont les garants étaient dignes de foi.

[...]

Commencement

Originel. On peut comprendre le mot en un sens positif, le premier jet jailli directement de la source, comme ce qui précède les sédimentations subséquentes, qui peuvent être des déformations. Mais, à y regarder de plus près, l’originel n’est pas nécessairement le plus vrai. rassemblés en des recueils appelés « authentiques » (sahîh) qui sont censés ne garder que ceux dont les garants étaient dignes de foi.

[...]

Initial. Seuls des non-musulmans peuvent appliquer cet adjectif à l’islam puisque, selon la dogmatique traditionnelle, cette religion ne commence pas en toute rigueur avec les débuts de la prédication de Mahomet, vers 610, mais bien avec Abraham, supposé n’avoir été ni juif ni chrétien, mais bien musulman (Coran, III, 67 et II, 135), voire avec Adam.

[...]

Par suite, l’islam ne veut pas avoir de commencement dans l’histoire. Mahomet n’a pour fonction que de « rappeler » un message antérieur, qui avant lui avait été oublié, voire déformé par ceux qui en étaient les dépositaires. Ce message devient définitif avec l’islam parce qu’il ne risque désormais plus d’être trafiqué. L’islam ne peut donc être suivi par aucune autre religion.

Réalité

L’islam réel est celui dont l’histoire donne l’image. Celle du monde musulman présente, comme pour toutes les autres civilisations, des pages lumineuses et des épisodes sombres.

[...]

L’auto-histoire écrite par les musulmans compose un bloc sur lequel les historiens occidentaux sont le plus souvent obligés de se fonder. Les débuts de l’islam, en particulier la vie de Mahomet, sont connus d’après une source presque unique, la Vie du Prophète d’Ibn Ichâq, éditée par Ibn Hicham [Ibn Hicham/Ibn Ichaq, al-Sira al-Nabawiyya, Traduction française avec introduction et notes par « Abdourrahmân Badawî, Beyrouth, Albouraq, 2001, 2 vol.] Les nombreuses biographies de Mahomet qu’on trouve aujourd’hui dans le commerce ne font guère que répéter celle-ci en brodant en divers styles, de l’édifiant au marxiste (M. Rodinson). Or, son emploi pose de très délicats problèmes de méthode. L’œuvre date en effet d’un siècle et demi après les événements qu’elle rapporte, et surtout a été rédigée en Irak, dans un milieu qui n’avait plus rien à voir avec le Hedjaz du VIIe siècle [Voir P. Crone, Slaves on Horses : the evolution of the Islamic polity, Cambridge University Press, 1980, p. 3-15.] Les historiens modernes se heurtent à des difficultés très concrètes ; par exemple, ils ne peuvent entreprendre des fouilles archéologiques à La Mecque ou à Médine. En conséquence, les origines réelles de l’islam sont obscures et ont de bonnes chances de le rester longtemps encore.

[...]

Rendre l’islam plus « vrai » ?

[...]

On peut distinguer à ce propos trois types principaux de tentatives [de rendre l’islam plus vrai]. La première, « horizontale », cherche à remonter vers ce qui est antérieur ; la seconde, « verticale », cherche la vérité vers ce qui est supérieur ou, ce qui revient paradoxalement au même, vers ce qui est profond ; la troisième rétrocède de la société à l’individu.

Je voudrais ici mettre en garde contre une façon naïve de se représenter ces trois mouvements. En effet, les non-musulmans, en Europe, ont la plus grande difficulté à quitter les « lunettes » juives et/ou chrétiennes à travers lesquels leur culture a pris l’habitude de regarder la réalité.

Retour aux origines ?


Ne faudrait-il pas une « réforme » de l’islam ? Ceux qui font usage de ce mot ont sans doute les meilleures intentions du monde. Reste que le mot fomente dans l’esprit des Européens une représentation déterminée. Il ne désigne pas seulement les événements du début du XVIe siècle, nommés plus adéquatement « Réformation ». L’histoire de l’Église latine n’a jamais cessé d’être traversée par des réformes, et déjà dans son indivision d’avant Luther, avec la Réforme grégorienne du XIe siècle, ou avec la montée des ordres mendiants au XIIe, sans parler des retours à la règle stricte à l’intérieur des ordres monastiques. Il en est de même de la Réforme catholique liée au Concile de Trente, et que l’on réduit de façon abusive à une pure réaction, une Contre-Réforme.

Et, à l’intérieur même des Églises protestantes, on peut interpréter plus d’un mouvement comme une réforme : le méthodisme, par exemple. La conscience occidentale comprend donc spontanément une réforme comme un retour à des sources non adultérées : l’origine pure a été corrompue par des trahisons, la ferveur s’est attiédie en un embourgeoisement, etc.

Or, dans le cas de l’islam, ce sont les sources qui contiennent les éléments les plus inquiétants. La conquête arabe du Moyen-Orient, au VIIe siècle, a été militaire. Elle ne semble pas avoir été plus ou moins sanglante que la conquête de ces mêmes régions par Alexandre ou par les Romains. Mais elle n’a pas été la « guerre de libération » dont rêvent certains propagandistes. Les historiens contemporains la présentent sobrement comme une entreprise de colonisation mue par la recherche du butin.

[...]

Les terroristes d’aujourd’hui se réclament des aspects les plus sombres de l’islam des débuts. L’histoire de celui-ci, telle qu’elle est racontée par les musulmans, relate les pires violences, commandées ou commanditées par Mahomet : celui-ci fait assassiner certains de ses adversaires de tous âges et des deux sexes, surtout des poètes, les journalistes de l’époque ; il fait décapiter des prisonniers par centaines ; il fait torturer le trésorier d’une tribu vaincue pour lui faire avouer où se trouve l’argent, etc. [1]. Ces éléments, certes, ne sont pas les seuls : Mahomet a su également se montrer clément envers les vaincus qui se soumettaient à lui. Mais les scènes de violence sont bel et bien présentes. Et les biographes officiels les racontent sans sourciller,
avec une intention hagiographique.

Ceux qui se réclament de ces scènes se fondent sur un principe que tous les musulmans acceptent, et qui, je l’ai rappelé plus haut, figure dans le Coran : Mahomet est pour les croyants un « bel exemple ». En conséquence, on peut invoquer les faits et gestes du Prophète, homme choisi par Dieu et rendu parfait, pour légitimer des comportements. Certes, citer tel exemple plutôt qu’un autre est choisir, selon des principes que l’on peut contester ; mais ce n’est pas trahir. Ibn Taymiyya, un juriste du XIVe siècle remis à la mode par le mouvement wahhabite, cite par exemple la scène de torture que je viens de mentionner pour montrer qu’il est licite d’appliquer une telle méthode aux receleurs[2].

Qui pourrait le lui reprocher ? Quant aux auteurs d’attentats-suicides, ils peuvent se réclamer d’une petite histoire que la Vie du prophète raconte avec approbation : un jeune homme du nom de « Omayr b. Houmâm était en train de manger des dattes quand il entendit Mahomet promettre le paradis à ceux qui mourraient au combat. Il s’exclama : “Fameux ! fameux ! il n’y a donc entre moi et mon entrée dans le paradis que cette condition : être tué !”, se jeta seul sur les lignes ennemies et ne tarda pas à succomber[3].

Il est tout à fait possible que ce que nous appelons “fondamentalisme” ou “intégrisme” soit une maladie de l’islam, et donc qu’il ne constitue par rapport à lui qu’un phénomène accidentel, qui n’atteint pas le centre de celui-ci. C’est ce que suggère par exemple le titre d’un livre du poète et universitaire tunisien récemment disparu Abdelwahhab Meddeb [A. Meddeb, La Maladie de l’islam, Seuil, 2002.] Mais force est de constater qu’il est présent dès le début. Si l’intégrisme constitue une maladie, c’est une maladie infantile. En 2004, un imâm, Abdelkader Bouziane, a été expulsé de France pour avoir expliqué dans quels cas et de quelle façon on pouvait battre sa femme. Comment lui reprocher de commenter le passage du Coran (IV, 34) où ce conseil figure en toutes lettres ?

Spiritualisation ?

Ne faut-il pas distinguer des niveaux dans l’islam, et saluer la présence d’une dimension supérieure, plus intérieure, plus profonde ? Il existe incontestablement une mystique musulmane, d’abord diverse, et qui a fini par se concentrer dans le soufisme. Son histoire est longue et variée, d’un simple ascétisme à une sorte de théosophie nourrie de néoplatonisme, de pratiques excentriques à la constitution de confréries influentes, voire à l’origine de dynasties. Son influence est profonde sur la littérature de toutes les langues de l’Islam. On peut porter sur sa valeur des jugements psychologiques ou théologiques qui ne nous concernent pas ici.

Mais la question n’est pas celle de l’existence d’un islam spirituel, qui est manifeste. Elle est de savoir si celui-ci peut représenter quelque chose de plus véritablement islamique que d’autres dimensions de l’islam qui seraient donc moins “vraies”, ou comme on voudra dire.

[...]

Les musulmans, de leur côté, sont loin de tous accepter la prétention de la mystique à représenter l’islam “vrai”. Il existe au contraire une tradition de méfiance extrême envers le soufisme. L’exécution du célèbre al-Hallâj (922) est un des premiers exemples de cet antagonisme, mais elle n’est pas le seul. La situation dans laquelle l’obéissance à la Loi et les pratiques mystiques s’opposaient n’a peut-être jamais existé ailleurs que dans l’imaginaire des adversaires du soufisme. [...] La spiritualité devait animer de l’intérieur la pratique des commandements : les “devoirs des cœurs” devaient compléter en les approfondissant les “devoirs des membres”. Mais il n’est jamais question de remplacer l’obéissance aux commandements par du mysticisme.

[...]

Quant à la “tolérance” souvent prêtée aux soufis, il faut nuancer. Des mystiques ont pu chanter poétiquement un amour universel transcendant les barrières des diverses religions, dont les pratiques deviendraient alors indifférentes (25). Mais les mêmes personnes ont pu aussi, en même temps, se prononcer en faveur de l’application la plus scrupuleuse des règlements destinés à maintenir les communautés hétérodoxes dans l’humiliation. C’est le cas du soufi “moniste” Ibn Arabî[4]. De la sorte, le soufisme ne s’oppose nullement au légalisme, mais peut au contraire le rendre acceptable. À supposer que ce dernier soit un poison, il n’en constitue aucunement l’antidote. Il serait bien plutôt le miel déposé sur les bords de la coupe d’absinthe.

Privatisation ?

Les partisans de la “laïcité” à la française défendent une vision des choses selon laquelle les religions devraient être exclues de l’espace public et reléguées dans le domaine privé de la conscience. La distinction du religieux et du politique, qui est en Europe une réalité aussi vieille que le christianisme lui-même, est alors interprétée comme une séparation des deux termes, voire comme une ignorance réciproque.

Les Églises chrétiennes, qui acceptent l’idée d’une distinction du politique et du religieux, ont en gros accepté un compromis avec l’État neutre en matière de religion, tout en négociant dans chaque pays la façon d’articuler la coopération entre les deux instances.

Les laïcistes proposent maintenant aux musulmans une sorte de privatisation de la religion ; les plus extrêmes d’entre eux souhaiteraient même la leur imposer par voie législative.

On constate que l’islam, tel qu’il est pratiqué en Europe, mais aussi dans le monde traditionnellement islamique, montre une tendance lourde à une individualisation de la religion qui tend à la rapprocher des évolutions parallèles des religions européennes[5].

De la sorte, une convergence pourrait s’esquisser. La difficulté tient à ce que l’islam, tel qu’il a longtemps été vécu et compris, ne se présentait pas comme étant uniquement une religion. Je ne fais pas ici allusion au slogan récent selon lequel il serait “religion et régime politique” (dîn wa-dawla). Je songe plus profondément à la façon dont le contenu de la révélation — l’« objet révélé », si l’on veut — contient des dispositions légales qui font de l’islam aussi une législation. De la sorte, lorsque l’islam, comme religion, entre en Europe, il ne le fait pas seulement comme une religion, à l’instar du bouddhisme. Il y entre à titre d’une civilisation qui forme une totalité organique.

Certaines de ces règles juridiques se trouvent dans le Coran. Elles y sont en assez petit nombre. Mais elles y concernent des problèmes que nous considérons comme importants : règles du mariage, répartition des héritages, punition des malfaiteurs, etc. Elles portent aussi sur des points qui pour nous passent pour très secondaires, mais que le Coran, qui n’a pas nos critères de jugement, jugeait assez importants pour les traiter. C’est le cas du port du voile, si débattu. Il ne manque pas parmi les musulmans d’esprits ouverts, prêts à s’accommoder des mœurs des sociétés occidentales, et même, jusque dans les pays de tradition islamique, à emprunter à ces mœurs ce qu’elles ont de meilleur, tout en souhaitant rester fidèles à leur religion.

Mais on peut craindre qu’ils ne trouvent encore longtemps sur leur chemin des « barbus » pour leur dire qu’il n’est pas question de désobéir aux injonctions claires de Dieu et que les décisions des législateurs, tout simplement parce qu’ils ne sont que des hommes, ne sauraient prévaloir contre la Loi de Dieu, qui est éternel et omniscient.

Notes

[1] Ibn Hicham/Ibn Ichaq, al-Sira al-Nabawiyya, loc. cit. : assassinats : t. 2, p. 255 [458], trad. A. Guillaume [=G.], p. 308 ; t. 3, p. 61 [548-552], G., p. 364-368 ; t. 3, p. 300-302 [714 s.], G., p. 482s. ; t. 4, p. 292-294 [995-996], G., p. 675s. ; exécutions en masse : t. 3, p. 265 [689 s.], G., p. 464 ; torture, t. 3, p. 366 [763 s.], G., p. 515. On trouvera ces scènes dans le petit livre d’A.-M. Delcambre, L’Islam des interdits, Desclée De Brouwer, 2004. On peut regretter le ton « raide » de l’œuvre, mais les faits rapportés sont exacts.

[2] H. Laoust, Le Traité de droit public d’Ibn Taymiyya. Traduction annotée de la Siyâsa sar’îya, Beyrouth, Institut français de Damas, 1948, p. 40.

[3] Ibn Hicham/Ibn Ichaq, al-Sira al-Nabawiyya, t. 2, p. 239 [300], G., p. 445.

[4] Voir M. Asín Palacios, L’Islam christianisé. Étude sur le soufisme à travers les œuvres d’Ibn Arabî de Murcie, trad. fr. B. Dubaut, Trédaniel, 1982, p. 73.

[5] Voir O. Roy, L’Islam mondialisé, Seuil, 2002.

Source : Commentaire, n° 149, printemps 2015, pp. 5-14



Voir aussi

Rémi Brague sur l’islam, la culture classique et l’Europe

Rémi Brague : « Dans les gènes de l’islam, l’intolérance »

Meilleur « vivre-ensemble » grâce à la connaissance ?

« Un Dieu, trois religions »

Histoire — « On a trop souvent mythifié el-Andalous »

Manuel d’histoire (2) — Chrétiens tuent les hérétiques, musulmans apportent culture raffinée, pacifique et prospère en Espagne

Rémi Brague : « Notre modernité n’ose pas revendiquer ses racines chrétiennes »

Aucun commentaire: