mardi 2 mai 2023

Pourquoi il est urgent de connaître son latin

Le latin serait-il la solution pour remonter le niveau général de grammaire des élèves ? Le Figaro explique en quoi il favorise une meilleure maîtrise du français et des langues étrangères.

En Italie, par exemple, le latin est encore obligatoire au lycée classique
« pour mieux comprendre l’italien », ce n’est pas le cas des lycées scientifiques.

« J’en ai bavé de mes années en latin, mais j’en suis devenue une fervente défenseure », déclare Diane, jeune active de 27 ans, qui a choisi d’étudier le latin jusqu’au bac. Un choix qu’elle ne regrette pas, mais qui est de moins en moins posé aujourd’hui. Depuis le passage au lycée de Diane, il y a presque dix ans, le latin a continué sa lente descente. En effet, bien qu’ils soient quelques-uns parmi les élèves à choisir cette option en 5e, ils l’abandonnent en cours de route avant même d’arriver en terminale. La raison ? Depuis la réforme du bac 2019 [sous le ministre Blanquer], trop de matières ou de spécialités arrivent en concurrence avec l’option « langues et cultures de l’Antiquité ». De plus, tous les établissements ne proposent pas cette spécialité.

En 2021, ils étaient seulement 10 % des élèves (selon les chiffres de la DEPP) — de la cinquième à la terminale — à étudier cette langue considérée comme « morte », qui constitue pourtant 80 % de notre vocabulaire actuel. Seuls 535 candidats (sur plus de 380 000) ont présenté la spécialité « langues et cultures de l’Antiquité — Latin » au bac 2022. Le latin fait désormais pâle figure à côté de matières à la mode comme l’informatique ou le codage. Mais cette désaffection du latin ne concerne pas que la France. En 2021, on apprenait avec étonnement la décision de la prestigieuse université américaine, Princeton, d’abolir l’obligation pour les étudiants de la filière « classique » d’étudier la littérature grecque et romaine. Depuis, les étudiants américains peuvent obtenir un diplôme de lettres anciennes à Princeton sans avoir lu un seul mot de grec ou de latin…

Un choix regrettable quand on sait l’apport de la langue latine qui permet une meilleure compréhension de notre propre langue et histoire. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le latin était indispensable pour apprendre le français. « Dans les années 1960, on apprenait le français à travers cette langue. Au début du XXe siècle, il n’y avait d’ailleurs pas de matière appelée “français” », rappelait en 2021 le professeur de latin, Robert Delord, président de l’association et administrateur du site « Arrête ton char ! », dans les colonnes du Figaro. Le latin était enseigné dès la 6e jusqu’à ce que le ministre Edgar Faure abolisse son enseignement obligatoire en 1968, sous le mandat de Georges Pompidou. Un choix qui pose question quand on connaît la culture de ce ministre qui parlait parfaitement cette langue — mais qui, soucieux de répondre aux attentes de mai 1968, pensait que ces cours obligatoires étaient trop élitistes — et quand on sait que 80 % de notre vocabulaire vient de la langue latine. Aujourd’hui, face à la baisse générale du niveau de français qui touche jusqu’aux étudiants de l’enseignement supérieur, on peut s’interroger : coïncide-t-elle avec l’abandon progressif du latin au collège et lycée ?

Le latin, un bon outil pédagogique

« Tout n’est pas à mettre sur le dos de l’absence de latin », nuance Julien Soulié, membre du projet Voltaire, ancien professeur de français au collège et auteur de Et cetera, et cetera, la langue française se raconte (First, 2020), qui pense néanmoins qu’il serait « indispensable » d’avoir au moins une heure d’initiation aux racines latines par semaine pour tous les élèves dès la 6e. Et il n’est pas le seul à être convaincu de cette idée. « J’aurais plus de facilité à enseigner certaines choses en m’appuyant sur le latin, mais je le fais rarement pour ne pas perdre le reste de la classe », se désole François Sagot, agrégé de lettres modernes et ancien avocat devenu professeur de français dans un collège de Bois-Colombes, non loin de Paris.

En effet, selon Julien Soulié, « le latin aide les élèves à acquérir du vocabulaire en leur donnant une galaxie de mots autour d’une racine et donc de retenir plus facilement les nouveaux termes ». Connaître les origines latines des mots permet de les décliner ensuite en français. Des bénéfices que reconnaît Agathe, jeune avocate, qui a étudié le latin au collège et lycée. « Par la suite, le latin m’a été utile sur le plan étymologique, par exemple pour comprendre le sens des mots inconnus, sans avoir recours au dictionnaire », témoigne-t-elle. « Le latin est très utile en droit pour les adages en latin et les références », renchérit Victoire, également avocate.

Il permet également une approche rigoureuse de la grammaire. « La grammaire française n’est pas la grammaire latine, les deux langues n’ont pas la même syntaxe, concède le professeur. Mais c’est une langue très grammaticale et maîtriser les bases de la grammaire latine permet d’offrir un cadre cognitif rigoureux ».

Un constat que partage François Sagot. « Si tous mes élèves pouvaient s’appuyer sur une base de latin, l’enseignement de la grammaire serait beaucoup plus facile », regrette-t-il. Parmi ses élèves, ils sont en effet seulement six à étudier le latin. « Leur niveau de latin est presque nul, ils n’ont qu’une heure de cours par semaine, continue-t-il. Cependant, je remarque chez eux une aisance à comprendre la construction des phrases et surtout la fonction des groupes nominaux (COD, COI, attribut du sujet, attribut du COD). » Cette fonction est en effet visible au moyen de la déclinaison. Et d’ajouter : « Même avec un petit niveau de latin, on voit des facilités supplémentaires chez les élèves latinistes par rapport aux autres. Je pense que le latin serait un bon outil pédagogique. »

Par l’intermédiaire de petites phrases ou de mots, on appréhende mieux la langue française. « Lavabo veut dire “je laverai”, rappelle Julien Soulié. On peut les raccrocher au latin et donc faire progresser les élèves en français. » Et de donner l’exemple des mots en double consonne, qu’on ne sait pas toujours bien orthographier. « Immortel », « illégal »… Pourquoi deux « m » ou deux « l » ? Il y a bien une raison derrière cette règle orthographique. Et elle remonte à l’époque où le français a été créé sur les bases du latin. « Si vous décomposez le mot avec le préfixe latin “in”, de “mortel”, “in” c’est le préfixe négatif qu’on a ensuite associé à plusieurs mots du français, explique Julien Soulié. Le “n” du préfixe “in” devant un “m” se transforme en “m”. On dit qu’il s’assimile. Nous avons hérité cette règle du latin. »

« Une utilité souterraine et à retardement »

Andrea Marcolongo, essayiste franco-italienne, en est convaincue. « Le fait d’apprendre le latin au collège permet de maîtriser sa langue maternelle (espagnol, français ou italien) et d’être conscient du système de sa propre langue », insiste celle qui est auteur d’un ouvrage publié en italien et en français, Neuf bonnes raisons d’aimer le grec. En Italie, le latin est encore obligatoire au lycée classique « pour comprendre l’italien ». « On dit que les langues anciennes sont difficiles, mais elles le sont, car on ne maîtrise pas si bien sa propre grammaire », tacle-t-elle. Et de livrer une réflexion sur notre rapport actuel aux langues : « On apprend aujourd’hui des langues dans le milieu du travail dans un but mercantile (anglais, chinois…), mais une langue ce n’est pas parler pour parler, développe-t-elle. On l’emploie pour cataloguer le réel, l’élaborer, l’expliquer avec des mots. De fait, ne pas maîtriser sa propre langue est ne pas maîtriser sa propre pensée. »

Selon Andrea Marcolongo, si la baisse du latin est réelle, c’est en partie parce qu’on a désormais « un regard mercantile face aux langues ». Et pourtant, ils sont nombreux à témoigner des bénéfices du latin pour passer d’une langue à une autre. Parmi eux, Léa, jeune graphiste web, qui a étudié le latin au collège jusqu’en classe de quatrième. Une matière qu’elle a dû abandonner pour une autre option. « Mais j’ai quand même gardé des restes, raconte-t-elle. Cela m’a permis de mieux comprendre les bases d’allemand que j’ai commencé à apprendre en septembre. »

La grammaire allemande utilise beaucoup les cas nominatifs, le génitif, le datif et l’accusatif, tout comme le latin. C’est aussi grâce au latin que Diane a appris à comprendre le système de la langue russe, qu’elle a étudié dans le cadre de son périple à travers les pays russophones. « Grâce au latin, j’ai très vite compris comment marchait le russe ! »  « Cela m’a “mâché” du travail, surtout pour la grammaire et le fonctionnement des déclinaisons », ajoute la jeune baroudeuse, actuellement au Kirghizistan.

Pour Julien Soulié, « l’utilité du grec et du latin c’est une utilité souterraine, plus discrète et secrète, mais à retardement ». « On s’en aperçoit souvent bien après que ça a été utile pour la syntaxe, la grammaire, la culture générale, mais à l’heure actuelle, le latin n’est pas de taille à lutter contre une 3e langue vivante », ajoute-t-il. Alors, à quand une politique en faveur du latin ?

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