samedi 15 février 2025

Repenser l'école à l'heure de l'IA

Chronique de Luc Ferry paru dans le Figaro du jeudi 13 février.

J’évoquais il y a peu ici même l’échec de « Lucie », cette IA soutenue par l’éducation nationale qu’on a dû retirer d’urgence tellement elle était nulle. L’idée de départ, pourtant, était bonne, car il va bien falloir un jour s’emparer sérieusement du sujet. Avec l’IA, certains s’imaginent qu’on pourra enfin donner chair à l’idéal porté dans l’après-68 d’un monde scolaire où tout deviendrait ludique, un monde où on supprimerait enfin toute forme d’ennui à l’école, fût-ce au prix d’un anéantissement de la notion même de perfectibilité par le travail. Avec l’IA tout deviendrait facile, il suffirait de questionner un modèle de langue de grande taille (MLGT) enfin débarrassé des «hallucinations» qui caractérisaient ses premiers pas pour avoir réponse à toutes les questions ou peu s’en faut, qu’il s’agisse de faire un devoir d’histoire, de science, de littérature ou de philosophie. Plus de travail à faire à la maison, plus d’ennui à l’école! Victoire du «jeu interactif» universel vers lequel l’IA pourra emmener tous ceux qui veulent « jouir sans entraves » !

En travaillant à notre place, l’IA pourra nous débarrasser de toute forme de pénibilité. Le problème, c’est qu’on peut bien faire travailler quelqu’un (en l’occurrence quelque chose, une machine) à sa place, mais on ne peut pas penser à notre place. Si l’IA devait non seulement supprimer une quantité faramineuse d’emplois salariés, mais en outre ôter à nos enfants le soin de penser par eux-mêmes, d’acquérir des connaissances et plus encore d’en comprendre le sens, les IA génératives faisant quasiment tout le travail scolaire pour eux, nous risquerions tout simplement de voir en quelques générations l’humanité sombrer dans la bêtise et l’obscurantisme. Il est crucial ici de bien comprendre la différence entre « sens » et « connaissance ».

L’IA est des millions de fois plus savante que moi grâce aux connaissances qu’on lui a fait ingurgiter, mais comme elle ne possède par elle-même ni valeurs ni émotions, pour elle tout se vaut! Car ce sont nos valeurs qui donnent du sens aux connaissances. Quand on écoute la radio le matin, on s’indigne, on s’attriste, on rit, bref, on donne du sens à ce qu’on entend à partir de ses valeurs. Pour L’IA, tout est équivalent, ses codes éthiques, esthétiques et politiques n’étant pas vécus par elle mais imposés par un programmateur. D’où le caractère irremplaçable du travail personnel, comme le notait déjà Kant dans ses Réflexions sur l’éducation : il est, écrivait-il, « de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler… C’est une idée fausse de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au Paradis, ils n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants d’Arcadie et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût bien vite torturés… »
Je suis convaincu qu’interdire tout usage de l’IA dans le cadre scolaire serait aussi vain qu’au final nuisible. Il me semble plus intelligent d’adapter la pédagogie à cette nouvelle donne en demandant par exemple aux étudiants de poser leurs questions à l’IA multimodale, de citer ses réponses, puis de les résumer avant d’en faire la critique, de les discuter et de les compléter, un exercice qui pourrait être tout à fait pertinent sur un plan pédagogique
On peut engager une personne pour faire le ménage ou pour entretenir son jardin, on ne peut pas engager quelqu’un pour penser et construire sa vie à sa place. Pas davantage une IA… La valorisation républicaine [pas au Royaume-Uni ou au Royaume de Belgique ?] du travail marque ainsi comme par avance une rupture radicale avec l’idéal de ces patrons de l’IA qui plaident pour un revenu universel de base. Pour autant, je suis convaincu qu’interdire tout usage de L’IA dans le cadre scolaire serait aussi vain qu’au final nuisible. Il me semble plus intelligent d’adapter la pédagogie à cette nouvelle donne en demandant par exemple aux étudiants de poser leurs questions à L’IA multimodale, de citer ses réponses, puis de les résumer avant d’en faire la critique, de les discuter et de les compléter, un exercice qui pourrait être tout à fait pertinent sur un plan pédagogique.

Pour en donner une autre illustration à l’école primaire, on montre aux enfants une carte de Noël et on leur demande de la décrire à l’IA pour qu’elle génère une image identique. On compare ensuite le résultat avec l’original et en général, les différences proviennent du fait que les enfants n’ont pas utilisé les mots exacts et les phrases correctes pour décrire ce qu’ils voyaient. On les invite alors à recommencer en employant les mots justes jusqu’à ce que la ressemblance soit convaincante – un exercice qui les obligera à soigner leur expression. On pourrait bien sûr donner bien d’autres exemples dans le domaine de la biologie, de la géographie, de la physique ou de la chimie, où les jumeaux numériques permettent de visualiser et même de pratiquer des expériences de manière extraordinaire, mais ce qui est certain, c’est qu’il y a urgence à organiser la complémentarité entre l’IA et l’élève, car, en toute hypothèse, on n’arrêtera pas le raz de marée…
 

IA; 300 millions d’emplois menacés - Luc Ferry
(Ferry pratique goulûment l'anglicisme, ainsi prompts = invites, affinages, requêtes). Luc Ferry exagère à notre avis la précision de l'IA actuelle qui, malgré son savoir encyclopédique, peine à composer des programmes d'informatique corrects dès que la tâche est un tant soit peu complexe et originale. Les IA, même les dernières versions, hallucinent encore (c'est notamment dû aux transformateurs qui sont très bons pour générer du texte qui semble cohérent mais n'est pas nécessairement exact.)

Voir aussi

Le Chat — Un agent conversationnel français très félin


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