lundi 12 juin 2017

Décrypter les médias - Il faut schroumpfer

Extrait de l’ouvrage d’Ingrid Riocreux sur la langue des média. Voir notre billet Cours de rhétorique et de décryptage des médias à l’école. Ingrid Riocreux est agrégée de lettres modernes et docteur de l’Université Paris-Sorbonne. Elle est actuellement chercheuse associée à l’Université Paris IV.

Obligation de schtroumpfer

On peut penser ici à ce grand moment de télévision inquisitoriale que fut l’interview de Marine Le Pen par Bruce Toussaint dans la matinale d’iTélé le 12 janvier 2015.

« Êtes-vous Charlie ? » demande le journaliste à la présidente du FN, reprenant le mot d’ordre de la grande manifestation de la veille. Agacée, la présidente du FN répond que dans l’hypothèse où cela revient à lui demander si elle défend la liberté d’expression, la réponse est évidemment oui ; mais que cette réponse est négative, en revanche, si on lui demande ainsi d’adhérer à la ligne éditoriale de Charlie Hebdo. Toutefois, ce discours ne plaît pas à Toussaint qui réitère sa question. Il veut entendre un bien clair et bien scandaleux « Je ne suis pas Charlie ».

Le fameux « Je suis Charlie » est la formule la plus vide ou, au choix, la plus ambiguë qui soit ; elle a permis de faire défiler côte à côte des gens pour qui elle n’avait pas le même sens en donnant l’illusion de l’unité.

Pour les uns, elle signifiait, « à bas l’islam (ou telle forme de l’islam) », pour d’autres « à bas la République impuissante et veule », pour d’autres encore, « à bas les religions ». C’était un slogan-schtroumpf : « Schtroumpfons tous· ensemble ! » — « oui, schtroumpfons ! ». Sauf que le verbe schtroumpfer n’a pas le même sens pour tous les Schtroumpfs en présence. Donc personne ne sait ce que signifie « être Charlie » ; mais il est ignominieux de ne pas être Charlie.



Quelles que soient ses motivations, celui qui n’est pas Charlie tombe sous le coup d’une condamnation a priori. Il ne veut pas schtroumpfer avec les autres.

Si Marine Le Pen concède qu’elle n’est pas Charlie, inutile pour elle de soigner sa justification. Son propos sera réduit au titre « Marine Lepen affirme : “Je ne suis pas Charlie » » qui défilera toute la journée dans le bandeau au bas de l’écran.

Nous sommes encore sur iTélé le 16 juillet 2015 à 22 h 20. Romain Desarbres interroge Guillaume Larrivé sur la politique migratoire de l’Union européenne et lui demande ce qu’il pense du mur que la Hongrie veut faire construire à sa frontière. Réponse de l’invité : « C’est une initiative de la Hongrie ». Romain Desarbres : « Initiative... regrettable ? » Le journaliste est gentil : il va jusqu’à suggérer les bonnes réponses à ses propres questions. On rêve tous d’un pareil jury du concours. Face à cette attitude, les hommes politiques ont trois options :
  • jouer la provocation en affirmant que non, ils ne sont pas opposés à cette initiative ;
  • courber l’échine et affirmer que, bien entendu, il s’agit là d’un mur de la honte et que tout le monde doit le condamner avec la plus grande fermeté selon la formule consacrée ;
  • ne pas exprimer de point de vue.

Guillaume Larrivé choisit la troisième possibilité : « Je ne veux pas commenter les décisions d’un pays étranger ». Sa réponse est claire et le Journaliste [avec une majuscule, l’archétype du journaliste] devrait donc passer à la question suivante.

Mais, après la suggestion de l’adjectif « regrettable », Romain Desarbres entend bien accomplir au mieux sa mission inquisitoriale (il ne s’agirait pas d’encourir un blâme du CSA [organe de surveillance de l’audiovisuel], qui veille) : « Vous ne voulez pas condamner ce mur 7 » L’invité doit saisir la perche qui lui est tendue une dernière, fois, ou confirmer qu’il a consciemment et obstinément refusé de la saisir. Par calcul ou par conviction, Guillaume Larrivé ne condamnera pas le mur. Encore un qui ne veut pas schtroumpfer.

Dans un ouvrage paru en 2011 et intitulé Le Petit Livre bleu, Antoine Buéno montrait que la société des schtroumpfs constitue un « archétype d’utopie totalitaire ». Comme un journaliste lui faisait remarquer que les petits hommes bleus n’ont pas l’air opprimés ni malheureux, il répondait qu’« on peut vivre pas trop mal dans une société non démocratique ». Une société non démocratique où l’on ne vit pas trop mal, c’est peut-être une bonne description de la nôtre.




Description de l’ouvrage d’Antoine Buéno, Le Petit Livre bleu


Les Schtroumpfs peuvent être étudiés sous une infinité d’angles : culturel, esthétique, marketing, économique, juridique, historique, sociologique, psychologique, psychanalytique. Pédagogique également : ils s’adressent en priorité à un public d’enfants. Une telle approche explique certains traits saillants du monde des Schtroumpfs, comme l’absence de sexualité. Le village des Schtroumpfs peut apparaître comme la métaphore d’une classe d’école. 

Mais allons plus loin dans l’analyse : Les petits lutins de Peyo se ressemblent tous : bonnet blanc, collant blanc, corps bleu, petite schtroumpf bleue, excepté le grand Schtroumpf, ils vivent en collectivité et travaillent tous à une cause commune : réparer le village après le passage d’un méchant, bâtir un pont sur la rivière Schtroumpf... l’initiative privée est rarement récompensée, elle est même la plupart du temps réprimée, ils prennent leur repas tous ensemble dans une salle commune, ils ont un chef unique, ils sortent très rarement des limites de leur petit pays... Cela ne vous évoque rien ? Une dictature politique par exemple ? 

Antoine Bueno, professeur à l’IEP de Paris, nous propose une étude intéressante autant que divertissante émaillée d’exemples divers pris dans l’œuvre de Peyo. Son raisonnement étayé en étonnera plus d’un, et livrera aussi toutes les réponses aux questions fondamentales que pose la série, comme la taille réelle des Schtroumpfs. A l’issue de la lecture, nous espérons qu’il vous aura convaincu d’une chose : Le monde des Schtroumpfs semble bien un archétype d’utopie totalitaire. Alors, cela change-t-il pour autant le regard que nous portons dessus ? En aime-t-on moins les petits lutins de Peyo ? Sans doute pas. Faut-il s’en inquiéter ? C’est toute la question...


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