lundi 12 juin 2017

Roger Scruton sur le progrès, le progressisme, le conservatisme et le populisme


Extrait d’un entretien avec Roger Scruton publié dans Le Figaro, philosophe anglais né le 27 février 1944 au Royaume-Uni, il est l’auteur de plus de trente livres. Depuis 1992, il occupe des postes de professeur invité à Boston University, à l’American Enterprise Institute de Washington D.C., à l’Université de St Andrews, et à l’Université d’Oxford où il est membre du Blackfriars Hall. En 1982, il cofonde la Salisbury Review, revue politique conservatrice qu’il dirige pendant 18 ans.

LE FIGARO. — Emmanuel Macron estime que le nouveau clivage est entre « conservateurs » et « progressistes ». Ce clivage vous paraît-il plus pertinent que celui entre droite et gauche ?

Roger SCRUTON. — Le problème de la politique, c’est qu’elle est souvent binaire. Le progrès contre le regret, l’avenir contre le passé, les ouverts contre les fermés : ce sont souvent ceux qui définissent les oppositions qui veulent s’en sortir gagnants. Ce sont des clichés. Moi, je suis pour le progrès dans la science, la tradition dans les arts, la continuité dans la morale et pour ne rien faire d’autre que le nécessaire en politique. En situation de paix et de relative opulence, je crois que la politique doit rester à sa place. Pour moi, c’est cela le conservatisme. Quant au progrès, c’est un slogan. Il fut utilisé par les jacobins, les fascistes et les communistes qui se voyaient l’instrument de l’avenir. L’avenir est une excuse pour quantité de crimes. C’est une idole qui exige qu’on lui sacrifie les hommes du présent. Le passé n’est pas une excuse pour les crimes du présent. Il est ce qui est achevé, il ne demande aucun sacrifice. Le passé est beaucoup plus inoffensif que l’avenir. Le progrès justifie tout, là où la Tradition ne demande aucune justification. D’un point de vue rationnel, l’idéalisation du futur est extrêmement dangereuse.

LE FIGARO. — On accuse souvent le conservateur d’être renfrogné, replié sur lui-même, triste et nostalgique. Peut-on être un conservateur joyeux ?

Roger SCRUTON. — Absolument. Pour moi, le conservatisme, c’est la philosophie de l’amour ! L’amour de ce qui existe, de ce que nous possédons et avons hérité. Lorsqu’on aime vraiment, on accepte les imperfections de l’objet aimé. Cette acceptation de la vie ordinaire qui est au fondement du conservatisme peut être joyeuse. Regardez Chesterton, c’est l’exemple type du bon vivant conservateur : son œuvre est pleine d’un rire tendre pour l’humanité et sa stupidité. J’ai passé ma vie, en tant qu’intellectuel, à fréquenter des gens de gauche, car j’y étais obligé. Ce sont les gens les plus tristes du monde ! Ils se détestent les uns les autres, ils ont des ennemis partout, refusent le dialogue et sont animés par le ressentiment. Qu’y a-t-il de joyeux dans le marxisme groupusculaire ? Quelle joie y a-t-il dans les écrits de Lénine ? Un peu chez Marx, mais sous la forme du sarcasme…

LE FIGARO. — Il semble que la joie soit le propre du conservatisme britannique. En France, l’antimodernité a quelque chose de douloureux et de tragique…

Roger SCRUTON. — Il est très compliqué d’aborder le conservatisme français : il est comme enterré dans la littérature et dans l’art, mais pas explicite. Dans Voyage au bout de la nuit, de Céline, les sentiments de base sont conservateurs, mais l’action est entièrement sombre et négative. Idem chez Balzac, où la peinture de l’ordre social est conservatrice, mais là aussi sinistre. Je crois qu’il y a là une tristesse créée par la Révolution, qui n’est jamais partie. Comme un deuil d’avoir perdu la bataille, une nostalgie. [Note du carnet : nous pensons qu’il y a de cela en effet, le culte de Révolution par la République alors que celle-ci fut sanguinaire, cruelle et mesquine le tout au nom du progrès. On se souvient du mot célèbre de Talleyrand : « Celui qui n’a pas connu la vie avant 1789, n’a pas connu la douceur de vivre. » Le prince de Bénévent savait de quoi il parlait, né en 1754, il survit à la Révolution, connaît l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet, une longue vie de 84 années.]

LE FIGARO. — Oui, d’ailleurs le conservatisme a tellement mauvaise presse qu’aucun politique n’ose s’en réclamer. Est-ce la même chose au Royaume-Uni ?

Roger SCRUTON. — Au Royaume-Uni, seuls 10 % des universitaires votent pour le Parti conservateur et ils étaient quasiment tous contre le Brexit. Ils appartiennent tous à la couche cosmopolite de la société et se proclament contre la vie bourgeoise. Depuis John Stuart Mill, qui disait « les conservateurs forment le parti stupide », ils identifient le conservatisme à l’arriération et à la bêtise. Pour nous, conservateurs, c’est ce genre de remarque qui est stupide. D’ailleurs, en général, le conservateur ne peut dissocier la politique d’une certaine forme de stupidité.

LE FIGARO. — Pourquoi cette honte à se dire conservateur ?

Roger SCRUTON. — Parce que le conservatisme a du mal à se justifier. C’est ce que Burke a dit sur le préjugé ou Pascal sur les raisons du cœur : il y a des raisons que la rationalité libérale ignore, qui sont des raisons enterrées dans les pratiques humaines. Des traditions qui sont le fruit d’interactions sociales. Il est très facile de justifier les idées libérales : elles ne proposent que de libérer l’homme, d’aller de l’avant, de combattre l’injustice. On peut trouver des tas de bonnes raisons d’être de gauche.

Mais la vraie raison, la raison profonde de la société, échappe à ce genre de raisonnement. Prenons la question du mariage. Si l’on s’interroge sur la raison derrière le mariage traditionnel entre un homme et une femme pour la vie, il est très difficile de trouver une raison. Comme il est très embêtant de donner des raisons objectives d’une opposition au mariage entre homosexuels. Pourquoi n’auraient-ils pas le droit ?

La raison profonde derrière l’idée du mariage traditionnelle n’était jamais connue des gens qui l’ont pratiquée. Idem pour l’inceste. C’était un tabou dont les gens ignoraient la raison, cachée dans les profondeurs de la nature humaine. Le mariage n’est pas un contrat d’exclusivité entre individus pour le plaisir sexuel, mais un vœu entre deux personnes pour transcender le contrat, mettre l’accord de côté et se dévouer entièrement à quelque chose qui n’existe pas encore, une descendance. Ce n’est pas un contrat de jouissance, mais une renonciation.

La rationalité libérale n’admet que l’explicite, là où le conservateur met sa foi dans l’implicite. Peut-on encore faire valoir des raisons implicites dans un monde libéral ? La tradition existe, mais elle ne reçoit pas de crédibilité politique. Pourtant, il est impossible de fonder une politique uniquement sur la raison. Sinon, c’est 1789 ou 1917. Il faut à un moment respecter ce que les gens sont, leur passé. Sinon, on les torture. Aujourd’hui, les bonnes consciences de gauche torturent les pauvres gens, les accusant d’être racistes et xénophobes parce qu’ils veulent être chez eux. Ce mépris pour la nature humaine a coûté aux travaillistes le pouvoir et aux cosmopolites, le Brexit.

LE FIGARO. — Une expression très à la mode est celle de « populisme », mot infamant destiné à discréditer toute critique de la mondialisation libérale. Le conservatisme est-il une forme de populisme ?

Roger SCRUTON. — Le populisme est un mot utilisé par la gauche pour désigner le peuple quand il ne l’écoute pas. Quand le peuple prend une autre direction que celle tracée pour lui par les intellectuels de gauche, ils en tirent la conclusion qu’il a été manipulé par des démagogues.

LE FIGARO. — Mais les démagogues existent. Il y a dans le populisme un « antiélitisme » qui semble incompatible avec la pensée conservatrice…

Roger SCRUTON. — Il y a en effet une vraie tentation populiste qui est de dire : le peuple a toujours raison contre les intellectuels. Mais dans la vie, parfois les intellectuels ont raison et parfois le peuple a tort. La foule a toujours tort. Qu’est-ce que la politique ? La tentative de séparer le peuple de la foule, pour que le peuple soit une voix organisée autour d’une idée nationale. Je crois que le populisme n’est rien d’autre que l’exploitation des sentiments conservateurs de la foule. Trump et Le Pen n’ont rien de conservateur, mais ils prennent les aspirations conservatrices des peuples sans les transformer en projet. Nous, conservateurs, ne devons pas être démagogues. Mais nous savons que les sentiments du peuple comptent, en particulier ceux qui ne sont pas explicités et raisonnés, mais qui procèdent de l’expérience concrète de membres d’un corps constitué, des communautés locales, de la société, d’une vie qui exige des sacrifices.

LE FIGARO. — Benjamin Disraeli avait théorisé le torysme « one nation » et plaidé pour une responsabilité des élites envers les masses. Est-ce là le rôle du conservatisme ?

Roger SCRUTON. — Ce que Disraeli et son mouvement ont voulu faire, c’était utiliser la politique et la culture pour imposer des limites à la spéculation économique. Il était contre les grands dirigeants d’usine, les exploiteurs. Il voulait leur rappeler l’unité sociale profonde du pays qu’ils étaient en train de détruire en créant deux nations, celle des pauvres et celle des riches.

Avec la mondialisation, nous sommes revenus à cette situation de deux sociétés : l’une cosmopolite, qui profite des bienfaits du transfrontiérisme, et l’autre de la vie ordinaire, qui fait tourner le pays. C’est même pire : au XIXe siècle, la bourgeoisie profitait des pauvres, mais de pauvres auxquels elle était liée, qu’elle croisait sur le palier ou à l’église. Aujourd’hui, la classe libérale n’a plus rien en commun avec ceux qu’elle exploite : elle ne les voit pas.

Ce que voulait Disraeli, c’est l’unité de la nation, pas seulement autour du droit de propriété, mais aussi autour du devoir des propriétaires, de ceux qui réussissent, envers les plus défavorisés, à la manière d’une famille. Voilà la grande tâche de la droite : c’est de réconcilier profondément ces deux classes. On ne doit pas se contenter de verser des injures sur l’élite libérale ou d’entretenir à coups de subventions les défavorisés. Il faut ouvrir une conversation.

LE FIGARO. — De nombreux penseurs comme Christopher Lasch ou Jean-Claude Michéa ont montré une incompatibilité fondamentale entre libéralisme et conservatisme. Qu’en pensez-vous ?

Roger SCRUTON. — C’est une question fondamentale : comment contrôler le marché pour qu’il ne vienne pas détruire ce à quoi nous sommes attachés ? Il faut reconnaître que le marché est nécessaire : on n’a jamais trouvé d’autre moyen de coordonner la vie économique d’une grande société. Cela a été prouvé théoriquement par l’école autrichienne et pratiquement par l’URSS.

La circulation de l’information qu’exigent les échanges économiques ne fonctionne qu’à travers le marché. Mais il y a des limites, des choses qu’on ne peut pas marchandiser, des profits excessifs qu’on ne peut pas tolérer. Comment renforcer ces limites ? Dans le passé, il était reconnu que certaines choses ne pouvaient pas être achetées : l’amour, la maternité, l’honneur, la famille, tout ce qui relève des relations humaines intimes. On dit que la prostitution est le plus vieux métier du monde : mais son interdiction est bien aussi ancienne ; en tout cas, si elle était tolérée, elle était aussi marginalisée.

LE FIGARO. — Face à la montée du péril djihadiste, le conservatisme doit-il désormais « conserver » ce qu’il a combattu, à savoir l’héritage hédoniste et libertaire de Mai 68 ?

Roger SCRUTON. — Je déteste la presse satirique et la musique pop. Mes enfants aiment la musique pop. Mais pour les islamistes, ce n’est pas une faute de goût, mais un crime. Ils n’attaquent pas nos salles de concert au nom de Beethoven, mais au nom d’Allah, parce qu’ils détestent la musique en soi. Ils se sentent offensés par la vue des gens qui s’amusent, qui acceptent le monde. Leur religion, dans sa forme extrême, est un rejet du monde. Je valorise davantage une civilisation qui permet au mauvais goût d’exister. Il y a une hiérarchie de valeurs, et la liberté est au-dessus de la beauté.

LE FIGARO. — Mais personne n’a envie de mourir pour le libéralisme…
 
Roger SCRUTON. — C’est vrai. Mais on meurt rarement pour un « isme ». La seule chose que le communisme a créée, ce sont des martyrs pour un « isme ». En général, on meurt pour la liberté. Mais pas la liberté comme abstraction, la liberté de la patrie, de la presse, de la pensée. L’expérience concrète d’une communauté dont il convient de défendre l’existence. C’est le sentiment de base de la décence commune que nous avions oublié : celui de mourir pour ce à quoi nous sommes attachés.

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