mercredi 17 janvier 2018

DPJ — Un juge parle d'« un manquement important [aux] devoirs » de la direction

Le fouillis qui régnait dans un dossier de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) Mauricie–Centre-du-Québec, une organisation qui fait l’objet d’une enquête, a excédé un juge au point où il a renvoyé un petit garçon dans sa famille biologique avant même d’en avoir évalué la situation. Elle avait été jugée négligente et violente 12 mois auparavant.

Le magistrat a durement critiqué le service pour « un manquement important à ses devoirs » dans le dossier du garçonnet de 2 ou 3 ans, dont le dossier traînait depuis des mois devant la justice.

Un placement de quatre mois dans une famille d’accueil s’est illégalement transformé en placement de plus d’un an pour l’enfant, alors que les services sociaux se renvoyaient la balle, a dénoncé le juge Bruno Langelier, dans une décision rendue le mois dernier. La loi prévoit que le sort d’un enfant doit être réévalué et fixé au plus 60 jours après la fin d’un placement : dans ce cas, 250 jours s’étaient écoulés - plus de quatre fois le maximum.

Alors que la DPJ Mauricie–Centre-du-Québec demandait un nouveau report du dossier, le 7 décembre, le magistrat a coupé court au processus en ordonnant le renvoi de l’enfant chez ses parents biologiques. Cette décision pose un risque de « préjudice sérieux », mais est la seule « qui respecte la loi », a-t-il écrit.

Selon une sommité en droit de la famille et de la jeunesse, la situation est « un cafouillage qui démontre une incompétence crasse ».

« Je ne peux pas croire que ça existe au Québec. On lit ça et on se demande si c’est réel tellement c’est absurde », affirme le professeur de droit Alain Roy, de l’Université de Montréal.


La DPJ Mauricie–Centre-du-Québec fait déjà l’objet d’une enquête « systématique » de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse pour des problèmes « préoccupants » dans le traitement des enfants.

« Manquement important à ses devoirs »

Si le dossier du garçonnet a eu de tels retards, c’est en partie parce que la DPJ Mauricie–Centre-du-Québec croyait que ce cas devait être traité par une autre DPJ — dont elle ne veut pas révéler le nom. La situation semble liée à un déménagement des parents biologiques.

Mais selon le juge Langelier, la DPJ Mauricie–Centre-du-Québec n’a pas pris les moyens nécessaires pour transférer le dossier rapidement si elle jugeait ne plus être concernée. Il a écrit ne pas pouvoir accepter des « désordres » dans le dossier ou « les difficultés administratives » comme argument pour prolonger encore davantage les solutions temporaires appliquées à l’enfant.

« La situation actuelle prive un jeune enfant de sa mère et les parents sont privés de leur enfant depuis si longtemps, et ce, dans un cadre qui ne respecte pas la loi depuis si longtemps », a-t-il écrit, ajoutant que tolérer de nouveaux délais « n’aurait tout simplement aucun sens ».

« La DPJ a des pouvoirs exorbitants qui lui sont attribués par la Loi sur la protection de la jeunesse ; d’avoir agi comme il l’a fait dans la présente situation révèle un manquement important à ses devoirs. »

Parce que la loi ne prévoit pas de sanction pour les DPJ qui font mal leur travail, le professeur Alain Roy craint que le déplacement des enfants ne serve parfois de punition. « Je trouve ça inacceptable qu’on fasse payer l’enfant, que l’enfant en paie le prix », a-t-il dit. Il évoque la possibilité d’insérer dans la loi un autre moyen de punir les services sociaux dans de tels cas.

Mais c’est tout de même l’« incompétence » de la DPJ qui le choque davantage. « Si c’est ça notre système de protection de la jeunesse, il y a de quoi entamer des processus d’enquête », a-t-il dit.

Source : La Presse.

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La génération « moi, j'ai le droit »

Barbara Lefebvre est enseignante et auteur de Génération : J’ai le droit. Dans son livre, elle témoigne de son expérience et parle d’une génération individualiste, de crise de l’autorité... Elle a auparavant collaboré à la rédaction du livre marquant Les Territoires perdus de la République, né du constat alarmé de professeurs de l’enseignement secondaire de la région parisienne, a paru pour la première fois en 2002. Les auteurs des attaques terroristes de 2015 étaient collégiens dans des établissements peu ou prou semblables à ceux évoqués dans le livre, au sein desquels il se produisait des « incidents » à caractère antisémite, raciste et sexiste.




L’intérêt général, connais plus ! Une prof jette un pavé dans la mare en fustigeant la génération « j’ai le droit ». Des jeunes, mais aussi des adultes pour qui le « je » prime sur tout.

C’est une phrase courte, qui se passe rarement d’un point d’exclamation. Comme une petite explosion sémantique qu’on entend partout et qu’on prononce soi-même souvent : « J’ai le droit ! » Le droit de parler en classe, le droit de bloquer son lycée, le droit au wi-fi et à la déconnexion, le droit de maltraiter l’orthographe, le droit de payer moins cher, celui de revendiquer sa singularité, religieuse ou identitaire, et même, désormais, le droit à l’erreur administrative…

« Après tout, nous sommes dans un État de droit, comme le répètent très souvent les politiques », sourit la sociologue et directrice de recherches au CNRS Monique Dagnaud.

La fin des piédestaux ?

Mais cet état de fait serait-il aussi devenu le trait le plus saillant de la société d’aujourd’hui ? « Nous sommes dans la glorification des identités particulières, dans un individualisme forcené », assène Barbara Lefebvre, enseignante et polémiste, auteur d’un pavé dans cette mare du « je » : « Génération : J’ai le droit » [1]. Cette prof d’histoire-géographie dénonce chez ses élèves, mais aussi chez leurs parents « une suspicion » à l’égard de l’autorité et des savoirs, comme si le règne du moi revendiqué sur les réseaux sociaux rendait tout le reste relatif. Au feu, les estrades et piédestaux sur lesquels trônaient autrefois le maître, le juge, le politique, les parents ?


« L’individualisme est un trait fort de nos sociétés contemporaines, et c’est vrai qu’il dilue le sentiment d’appartenance collective, abonde Monique Dagnaud [2]. Nous avons pour de bon quitté la société patriarcale : un cadre existe toujours dans la famille, mais il est négocié et la parole de l’enfant est prise en compte. Pas étonnant, dans ce contexte, que des jeunes s’élèvent avec l’argument j’ai le droit. »

S’il constate aussi « une montée générale des revendications identitaires et des attitudes protestataires », le sociologue de la jeunesse Olivier Galland [3] nuance : « Le rejet de l’autorité n’est pas généralisé chez les jeunes, il est en fait très différent selon le milieu social ou le niveau de diplôme. Mais il est vrai aussi que la reconnaissance de l’individu dans ce qu’il a de particulier est un thème très fort dans la jeunesse. » Une jeunesse pour laquelle les notions de respect et d’humiliation sont, relève le spécialiste, parmi les plus importantes qui soient. Il aurait été intéressant qu’Olivier Galland précise sa pensée : quels sont les milieux sociaux qui rejettent l’autorité ? Est-ce une question de revenus ou de provenance culturelle ? Et de quelle autorité s’agit-il ? Les pompiers et les policiers sont caillassés dans les « banlieues populaires », mais une autre autorité y est respectée.


Entretien radio filmé avec Barbara Lefebvre

Entretien avec Barbara Lefebvre

— La génération « J’ai le droit », qu’est-ce ?

Barbara Lefebvre. — C’est à la fois une génération d’élèves et une génération de parents qui considèrent que leurs droits individuels prévalent sur l’intérêt général. On glorifie les identités particulières au détriment du bien commun. Cet individualisme fait le jeu de deux courants : d’une part, le modèle ultralibéral, avec le culte de l’argent ; d’autre part, le communautarisme [comprendre ethnico-religieux], selon lequel on serait déterminé par une identité de naissance à préserver absolument.

— En tant que prof depuis vingt ans, avez-vous observé les comportements de cette génération « J’ai le droit » ?

Barbara Lefebvre. — Oui. Dès la 6e [11-12 ans], les élèves se lèvent en plein cours, tutoient et interrompent l’enseignant… C’est la preuve que quelque chose n’est pas cadré. Je vois dans cette génération deux rejets, deux crises : une crise de l’autorité et une crise de la culture. Or, la culture est fondamentale car elle est génératrice d’intégration. Et je ne parle pas là que des enfants d’immigrés, car un enfant est un nouveau venu dans la société, et le rôle de l’école est de lui apprendre la vie en collectivité. Mais elle est aujourd’hui délégitimée. Il ne faut pas s’étonner, par conséquent, que l’élève conteste, n’obéisse pas, voire dise qu’il est son propre maître.

— Pour vous, l’école serait donc responsable ?


Barbara Lefebvre. — Cette génération est le résultat d’un très long phénomène, mais l’école en particulier a perdu le sens de sa mission. Avec ce principe prétendument progressiste selon lequel il faut se mettre à la portée des enfants, on a maintenu un grand nombre d’élèves derrière un fossé devenu quasiment infranchissable. Privés d’un accès exigeant à la langue, ils [ne parviennent plus à] avoir une conversation avec quelqu’un qui vient d’un autre milieu. L’école a perdu sa capacité intégratrice.
— C’est nouveau ?


Barbara Lefebvre. — L’explosion des réseaux sociaux a accentué la domination du « je » tout-puissant, qui pense primer sur le « nous ». Dans les années 2000 déjà, on sentait chez les élèves un certain non-consentement de l’autorité. Cela s’est exacerbé depuis cinq ou six ans.
— Cet individualisme ne peut-il pas avoir de bons côtés ?


Barbara Lefebvre. — Quand vous mettez votre « je » en avant, quand la seule chose qui compte est la satisfaction de vos désirs et de vos envies, cela crée un rapport avec les autres extrêmement violent. L’autre devient un objet. D’où le harcèlement, le sexisme, et ces petits caïds qui font leur loi…
— Vous incluez les parents…


Barbara Lefebvre. — Beaucoup ont intégré que l’école serait ce lieu de la violence institutionnelle, qui nierait l’identité et l’épanouissement de leurs enfants. Mais c’est normal ! L’école n’est pas le lieu d’épanouissement de l’enfant, c’est le lieu d’instruction de l’élève et futur citoyen. Aujourd’hui, beaucoup de parents ne prennent plus l’école au sérieux parce qu’elle-même a accepté que son idéal soit galvaudé.






[1]  Génération : J’ai le droit, de Barbara Lefebvre, Ed. Albin Michel, 240 p, 18 €.

[2] Le Modèle californien. Comment l’esprit collaboratif change le monde, de Monique Dagnaud, Ed. Odile Jacob, 2016.

[3] Sociologie de la jeunesse, d’Olivier Galland, Ed. Armand Collin, 2017.

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France — Baisse de la natalité, conséquences des réductions des aides aux familles ?

Pendant des années, la France a fait figure de paradoxe en Europe en matière de natalité. Même si les Français apparaissaient parmi les peuples les plus pessimistes du monde, ils continuaient inexorablement à être — avec les Irlandais — les plus féconds du Vieux Continent. Mais, depuis 2012, on observe un lent, mais régulier, ralentissement de ce dynamisme démographique.

Le taux de fécondité, qui avait largement progressé depuis 2002, est passé sous la barre des deux enfants par femme, pour tomber à 1,88 en 2017. Le solde naturel, c’est-à-dire la différence entre les naissances et les décès, avec 164 000 personnes, n’a jamais été aussi faible depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Pour l’Unaf (Union nationale des associations familiales), la baisse de la fécondité est une « des conséquences des réductions faites sur la politique familiale » ces dernières années.

L’Unaf rappelle que seuls 10 % de la baisse des naissances seraient dus à la diminution du nombre de femmes en âge de procréer.

Elle souligne que les enquêtes le démontrent : le désir d’enfants des Français reste intact. Ils souhaitent agrandir leur famille ! Cette aspiration, ces risques, ces enjeux, sont désormais constatés par tous : ils doivent être pris en compte pour relancer la politique familiale.

À chaque réduction de la politique familiale (de moins en moins universelle, les aides financières étant de plus en plus réservée aux seules classes inférieures), l’Unaf a alerté le gouvernement sur les risques de rupture de la confiance avec les familles. Il a fallu trois ans de baisse du nombre de naissances pour qu’il y ait enfin une prise de conscience sur les conséquences ces réductions.

Aujourd’hui, 10 % des femmes en âge de procréer n’ont pas d’enfant. Parmi elles, il y a celles qui ne peuvent pas en avoir, mais aussi et surtout celles qui n’en veulent pas. C’est le cas de Sandrine fidèle auditrice de RMC. « Je n’ai jamais été attirée par la maternité. Les enfants, ça coûte une blinde et je n’ai pas les moyens d’assumer un enfant financièrement. » Et pourquoi la blâmer ? La priorité selon les normes actuelles c’est de se réaliser dans sa carrière (surtout pas femme au foyer !), de profiter de belles vacances et pour ce qui est de la pension, ne pas avoir d’enfants n’est en rien un inconvénient : les économies faites sur l’éducation des enfants absents permettent d’économiser beaucoup d’argent et ce sont les enfants des autres qui paieront — une fois l’âge de la pension venue — les retraites par répartition, les routes, le réseau de la santé et qui soutiendront le prix de l’immobilier et même indirectement des fonds communs de placement.







France — L'extrême gauche contre les écoles privées désinforme

L’émission (en général assez médiocre) C dans l’air a consacré un court reportage dans le cadre de son édition du samedi 16 décembre à l’école du réseau Espérance Banlieues installée à Argenteuil, le Cours Charlemagne.

Découvrez l’extrait ici :



(Nous avons trouvé amusante l’affiche Liberté j’écris ton nom derrière la représentante du Front de gauche, Céline Malaisé, alors que cette militante vise à brimer la liberté des écoles dont elle ne partage pas la philosophie. Évidemment, la liberté c’était très important pour les gauchistes tant qu’ils ne dominaient pas culturellement la société, maintenant que les ministères et les médias leur sont acquis, il faut que les gens trop conservateurs soient surveillés de très près...)


Commentaire d’Anne Coffinier de la Fondation pour l’école :

Le Front de gauche [l’extrême gauche] a lancé l’offensive contre les écoles hors contrat, dont le formidable essor l’indispose. Le chef d’accusation ? « On est dans une situation de totale liberté pour ce type d’établissement », explique Céline Malaisé, présidente du groupe « Front de Gauche » au Conseil Régional. Accusation terrible, effectivement !

De mauvaise foi ou terriblement mal renseignés, les porte-paroles du Front de Gauche soutiennent que les écoles hors contrat sont situées « hors du cadre républicain » et que leur enseignement n’est « absolument pas contrôlé par l’État ».

C’est totalement mensonger : le cadre légal des écoles hors contrat est défini par le Code de l’éducation. Ces écoles hors contrat — plutôt appelées en pratique écoles indépendantes — sont une des formes d’enseignement parfaitement possible en France, aux côtés de l’école sous contrat, de l’école publique et de l’enseignement à domicile.

La liberté des parents de choisir telle ou telle forme d’école est garantie constitutionnellement : c’est l’un des aspects de la liberté d’enseignement consacrée par le Conseil constitutionnel en 1977.

Le régime d’ouverture et de contrôle de ces écoles est clairement et précisément défini. Il est possible d’en prendre connaissance de manière facile dans la circulaire de treize pages n° 2015-115 du 17-7-2015.

Rappelons que le Front de gauche ne fait pas mystère de sa position idéologique en matière d’éducation : il est opposé dogmatiquement à l’existence d’autres écoles que celles de l’Éducation nationale. Il est hostile à tout financement des écoles privées, et même des écoles privées sous contrat, qui appliquent pourtant les programmes de l’Éducation nationale et qui recrutent des professeurs de même formation et par les mêmes concours, préparent les enfants aux mêmes diplômes nationaux et sont soumises aux mêmes contrôles que l’Éducation nationale. Cela s’appelle une position dogmatique. Et face à cela, l’intérêt des enfants est de peu de poids.

Sciences de l'éducation : « La finalité de l'éducation ne doit pas être laissée de côté »

Entretien de Dominique Ottavi, professeur des universités, avec Anne Coffinier.

Question — Dans un colloque organisé à l’automne à Monaco, aux côtés de la Fondation pour l’école, vous avez exposé l’idée qu’un certain scientisme était à l’œuvre dans les « sciences de l’éducation » et qu’il avait conduit à un appauvrissement des idéaux éducatifs, les finalités ayant cessé d’être un sujet de réflexion. Pourriez-vous préciser ce point ?

Dominique Ottavi — La psychologie de l’enfant et la psychologie expérimentale ont pris leur essor à la fin du XIXe siècle. Elles avaient l’ambition de faire relier la psychologie aux sciences de la nature, et d’étudier l’humain avec les mêmes méthodes ; un auteur représentatif de cette ambition est Théodule Ribot, en France.

Mais ce souci de rigueur a engendré des espérances trop grandes, par exemple, l’espoir d’une éducation entièrement déterminée par la connaissance scientifique du développement de l’enfant. Or, pourquoi Rousseau disait-il (entre autres) que l’éducation est un art ? Il la considérait comme une technique qui utilise le hasard et l’occasion, comme l’explique déjà Aristote dans sa définition de la τέχνη (« technê ») : un menuisier qui travaille le bois adapte son geste et son intention aux irrégularités de son matériau.

De même, dans la relation éducative, saisir une occasion est souvent plus important que de connaître les expériences et théories des psychologues (sans nier l’intérêt de cette connaissance). Il y a aussi un aspect affectif et éthique dans cette relation qui se prête mal à une approche scientifique.

Enfin, l’idée d’une éducation régie par la connaissance psychologique, même en admettant que des progrès actuels améliorent grandement notre connaissance de l’intelligence, de l’apprentissage, et même de l’affectivité, se heurte à une autre difficulté : l’aspect nécessairement politique du projet éducatif. Les finalités de l’éducation, sujet abandonné par les sciences de l’éducation d’aujourd’hui, sont les buts à long terme, les fins au sens d’un choix qui oriente l’action, et cela, même si un idéal choisi n’est pas entièrement réalisable. Par exemple, poursuivre l’autonomie morale des individus est un choix, qui va rejaillir sur les méthodes, mais qui ne se justifie pas uniquement parce que celles-ci « marchent » (ou pas). Des méthodes peuvent varier parce qu’on les a jugées plus ou moins efficaces, alors que l’idéal reste le même : ainsi pour rendre les élèves autonomes dans leur jugement, on peut estimer qu’il faut favoriser leur expression, on peut aussi penser que l’imitation de modèles va les y aider. C’est pourquoi il est important de discuter méthodes et procédés, mais qu’il ne faut pas s’y perdre.

La finalité, les principes sur lesquels on s’appuie, se situent au-delà ne doivent pas être laissés de côté ; ce niveau doit être interrogé quand, comme aujourd’hui, le problème n’est pas seulement l’inefficacité, mais la perte de sens.

Les pratiques qui nous semblent évidentes ne sont-elles pas mal fondées, voire illégitimes ? Il est très désagréable de le dire, mais des connaissances peuvent être utilisées en vue de fins perverses : les systèmes totalitaires y ont bien réussi.

Question — Vous avez souligné la nécessité de lutter pour la préservation voire la réinstallation dans le territoire français de petites écoles rurales à taille humaine, attentives à la qualité du cadre de vie (silence, beauté, faible temps de trajet…). Ce faisant, vous dénoncez la politique puissamment à l’œuvre dans l’école publique comme privée de constitution de gros groupes scolaires par regroupement dans une seule ville de petites unités scolaires jusqu’alors enracinées dans leur territoire. Pouvez-vous préciser votre analyse ?

Dominique Ottavi — J’ai parfois le sentiment que nous ne savons plus pourquoi les enfants sont rassemblées dans l’institution scolaire ! C’est tellement évident dans le quotidien que plus personne ne se pose la question, et pourtant ce quotidien est plein de souffrances : difficultés d’organisation, poids du collectif, phénomènes de violence et de « brimades » (maltraitance entre enfants), la liste est longue. Il me semble que la disparition des écoles rurales est un élément important de cette dégradation du quotidien en France, et je m’appuie pour le dire, non seulement sur des lectures d’ouvrages sur cette question, mais sur les dires de nombreux enseignants, et sur des constats que tout un chacun peut faire en parcourant le territoire.

La rationalisation qui consiste à regrouper les élèves, pour supprimer les classes trop petites, les classes uniques ou les classes à plusieurs niveaux, conduit à organiser de nombreux transports et à couper le lien des jeunes élèves avec leur environnement.

Ce gain de « rationalité » gestionnaire, apparemment logique, a désertifié certaines zones, accéléré la disparition des services publics, puis des médecins… tandis que les nouvelles pratiques tournent le dos à l’expérience pédagogique très intéressante des classes à plusieurs niveaux. Il est tout à fait possible d’entraîner les élèves maîtres à cette situation, qui permet à certains élèves de progresser à leur façon, de s’entraider, et qui permet de faire de l’école un lieu habité, et pas seulement un lieu fonctionnel.

Cette question n’a jamais disparu de l’actualité (voir par exemple Jouan, S., La classe multiâge d’hier à aujourd’hui. Archaïsme ou école de demain ?, Issy-les-Moulineaux, ESF, 2015). En revanche elle n’est jamais présente dans le débat public, qui préfère s’enliser bien souvent dans l’agitation de faux problèmes.

Question — Vous avez indiqué que, contrairement à ce qui est généralement soutenu, le Plan Langevin-Wallon a été progressivement appliqué, de réforme en réforme, de sorte qu’il a finalement constitué une sorte de fil conducteur des différentes réformes opérées ces dernières décennies. Pouvez-vous donner les principales étapes de cette application ? La vision qui sous-tend ce Plan a-t-elle encore de l’avenir ? Ce plan n’a pas été le fait de pédagogues (Freinet par exemple n’y a pas été associé). Dans quelle perspective travaillaient ceux qui ont pensé ce plan Langevin-Wallon ? Que pensez-vous du travail critique conduit à ce sujet par Liliane Lurçat, qui avait étroitement travaillé avec Henri Wallon de 1951 à 1962, donc postérieurement à la rédaction de ce plan ?

Dominique Ottavi — Le plan Langevin-Wallon a été rédigé dans des circonstances très difficiles, il ne faut pas l’oublier, après la guerre et la période du régime de Vichy qui avait complètement déstructuré le système en vigueur sous la Troisième République ; on peut reprocher des choses à ce système, mais il avait sa cohérence et avait vu s’affirmer une identité professionnelle forte des enseignants de l’école élémentaire. Une autre source de confusion vient de l’apparente « modernité » de certaines réformes de ce régime, comme l’a montré Michel Chauvière. Un fil était à renouer avec les projets du Front Populaire, dont le ministre Jean Zay avait été assassiné. On doit ajouter la disparition précoce de Paul Langevin, usé par les épreuves. Difficile de trouver pires circonstances pour une refondation dont pourtant tout le monde souhaitait la venue.

Il prévoyait l’accès généralisé à des études plus longues et organisées par l’orientation, la disparition des coupures entre les ordres d’enseignement considérées comme responsables d’inégalités injustes. Mais ce « plan » a souffert d’une dimension utopique alors même que des personnalités fortes, susceptibles d’avoir une vision d’ampleur comme Freinet n’y étaient pas impliquées ; la refonte complète de la structure du système scolaire est apparue bien vite irréalisable alors que les gouvernements successifs affrontaient d’autres urgences.

Il est pourtant inexact de dire qu’il n’a pas été appliqué, et d’y voir une occasion manquée, car en réalité il a toujours exercé une influence sur les politiques de l’éducation. Une idée générale présente dans le texte, a marqué aussi bien les politiques que les mentalités : l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire obéiraient à des modèles antinomiques et irréconciliables, non seulement par leur recrutement pais encore par leur pédagogie. Privilégier le premier par rapport au second serait alors un choix susceptible d’assurer la démocratisation de l’enseignement. Schématiquement, cela revient à placer l’éducation et la pédagogie à la première place au détriment des savoirs à transmettre. C’est, lointainement, la cause de cette polémique entre « républicains » et « pédagogues » en France, qui a occupé les esprits sans aboutir à une véritable clarification des enjeux.

On peut citer, parmi les réformes qui se sont situées dans le prolongement de ce programme en 1959, la réforme Berthoin qui a porté à 16 ans la scolarité obligatoire ; par la suite, en 1963, les collèges d’enseignement secondaire ont remplacé les premiers cycles des lycées. Comme conséquence de cette réforme, il faut considérer en 1969 la création du corps des professeurs d’enseignement général de collège (PEGC) qui enseignaient deux matières au collège ; elle a consacré le recul de la valeur accordée aux disciplines scolaires enseignées par des spécialistes. Le collège unique, instauré par la réforme Haby en 1975, et qui est source de tant d’interrogations aujourd’hui, est une étape importante de ce mouvement qui a instauré la confusion entre la démocratisation et l’indifférenciation, la massification.

Les humanités, considérées comme le reliquat d’une éducation basée sur la sélection sociale, ont été victimes de ce mouvement, et le sort réservé aux langues anciennes en est le symbole. Au-delà, la finalité du système n’est-elle pas devenue subrepticement la croissance du système lui-même ? Y entrer, y rester, y accumuler des passages considérés comme des étapes de la formation qui maintenant s’annonce comme « tout au long de la vie », n’est-ce pas pour beaucoup de jeunes une perspective aussi inévitable qu’incompréhensible ?

Évoquer ce problème est très délicat, car cela expose à la caricature, le risque est grand de paraître dénigrer en même temps l’intention de démocratiser enseignement et culture, ou encore de garantir la justice sociale dans l’accès aux études ; il faut pourtant envisager que les meilleures intentions se fourvoient parfois dans leur réalisation, entraînent des effets pervers. Demeurer dans le déni retarde la reconnaissance de problèmes qui viennent de loin, mais sont très concrets et de plus en plus perceptibles. C’est le mérite de Liliane Lurçat, qui, en même temps qu’elle défendait la justice sociale et la démocratie, alors même qu’elle a été la collaboratrice d’Henri Wallon, d’avoir eu le courage de défendre la priorité de la transmission des savoirs, à commencer par la lecture et l’écriture. Elle a dénoncé l’expansionnisme du système scolaire et son verbiage pseudo scientifique, dissimulant le recul des ambitions et une démocratisation réduite à une fiction.

Dominique Ottavi est Professeur des universités, 70e section, à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense. Ses thématiques de recherche sont l’Histoire de l’enfance et l’histoire des doctrines pédagogiques, l’histoire des sciences et l’éducation, de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, la philosophie politique de l’éducation, et en histoire des sciences, la notion de développement.