En Syrie, l’humour est un trésor national ; une étincelle qui s’allume dans les conversations de rue ou de salon, en toutes circonstances
Le muezzin chante, les cloches d’une église voisine tintent. Quelques coups de feu s’entendent au loin, rafales d’enthousiasme ou règlements de comptes : personne ne réagit. Ces dernières semaines, une ferveur inédite habite le pays. Les rassemblements ne sont plus réprimés par les armes, les enfants, les femmes, les vieillards se prennent en photo sur les ronds-points, avec des drapeaux, des rebelles, des kalachnikovs, dans toutes les positions, voilées ou pas, en jean mince ou en treillis.
FLEUR D’ORANGER
Chaque matin, au lever du jour, une soixantaine de fidèles se pressent vers la messe de l’une des églises du quartier de Tabbalé. Devant, un menuisier funéraire au visage blanchi astique un cercueil. Les effluves de fleur d’oranger de la boulangerie voisine flottent dans la rue. « Dommage de mourir sans avoir vu la Syrie renaître, marmonne-t-il en nettoyant la croix qui surmonte la planche de bois. Ces quinze dernières années ont été une descente en enfer pour nous tous. Pas d’argent, pas de paix, pas d’espoir. » Les morts dont on a retrouvé les restes dans les charniers autour des prisons vont désormais pouvoir être enterrés. Le combat pour la liberté ou la justice qui les a tués semble enfin avoir porté ses fruits. « C’est un signe, clame un paroissien melkite à l’air rusé. Bachar a fui le jour où Notre-Dame de Paris rouvrait, et où on fêtait l’Immaculée Conception. »
All'Angelus, recitato dalla cappella di Casa Santa Marta e trasmesso sui maxischermi in Piazza San Pietro, Papa Francesco è tornato a parlare di Gaza: “Con dolore penso a tanta crudeltà, ai bambini mitragliati, ai bombardamenti su scuole e ospedali” pic.twitter.com/L7um56LD9l
— Tg3 (@Tg3web) December 22, 2024
Lors de l’Angélus, récité depuis la chapelle de la Casa Santa Marta et retransmis sur les écrans géants de la place Saint-Pierre, le pape François a de nouveau parlé de Gaza : « Je pense avec douleur à tant de cruauté, aux enfants mitraillés, aux bombardements d’écoles et d’hôpitaux »
ÈRE NOUVELLE
Près du grand sapin de Noël illuminé entre deux coupures de courant, trois jeunes garçons s’exclament : « Bachar s’est envolé ! Bachar s’est envolé ! » en mimant des ailes avec leurs bras. Le soulagement qui se perçoit depuis deux semaines dans le pays augure une renaissance propre à l’esprit de Noël. Dans ce pays épuisé par treize ans de guerre civile, hanté par la disparition de près de 150 000 personnes, la mort de 500 000 autres et le départ de 6 millions de Syriens en exil, une timide dynamique point. Après un demi-siècle de tyrannie politique, sous le soleil hivernal orangé qui éclairait déjà Jésus de Nazareth, né à 225 kilomètres de là, une ère s’ouvre. « Bachar est parti avec sa famille en emportant tout l’argent de notre pays. Il nous a trahis. C’est un médiocre », marmonne Maha, en baissant la voix par réflexe quand elle aborde un sujet politique. Dans la rue qui mène au sanctuaire de la conversion de saint Paul, les murs ont-ils toujours des oreilles ?
Bombardé par les Israéliens… |
Une famille ressort de sa voiture pour nous parler. Le fils, chirurgien-dentiste âgé de 27 ans, se rend à la messe chaque jour. Il professe sa foi devant ses parents et sa sœur, dont les grands yeux noirs sont maquillés de khôl : « Nous sommes entre les mains de Dieu. Plus que jamais. On ne pense pas à demain. Il faut lui faire confiance, lui seul sait où nous mener. » Les quatre membres de cette famille prennent soin, dans leurs réponses, d’associer leur sort de chrétiens à celui de leurs amis musulmans. C’est une ascèse, et un pli hérité du régime laïc qui plaçait l’adhésion à la nation au-dessus de l’appartenance religieuse. Ici, depuis un demi-siècle, les écoles ont intégré des élèves de toutes les confessions, permettant aux générations de se familiariser entre elles. Les congrégations chrétiennes ont contribué à ce legs que la Syrie partage avec le Liban voisin : financées par leur ordre et par des associations d’Église, comme l’Œuvre d’Orient, les écoles sont restées abordables et ouvertes au plus grand nombre d’élèves musulmans. En Syrie, depuis la nationalisation de l’enseignement en 1969 par Hafez el-Assad, on dénombre encore une trentaine d’écoles privées confessionnelles chrétiennes. Depuis quinze ans, toutefois, le niveau scolaire s’est effondré et de nombreux enfants sont déscolarisés. Au Liban, le taux est inverse : 320 écoles chrétiennes scolarisent 20 % des élèves libanais.
BAB TOUMA DÉSERTÉ
ÉGOPORTRAITS SUR LES CHARS
Une chrétienne du Liban a attendu plus de quarante ans le retour de son fils emprisonné en Syrie. Elle est morte l’année dernière, mais lui est vivant !
Le calendrier jaune au mur est en français |
DISPARUS LIBANAIS
Le peuple libanais a lui aussi vécu sous le joug de la dynastie des Assad. En 1982, de l’autre côté de la frontière, dans la plaine de la Bekaa, une vingtaine d’hommes de 18 ans, du village de Deir al-Ahmar, ont été kidnappés et retenus dans les prisons syriennes durant des décennies. « Une de mes paroissiennes a attendu pendant quarante ans sur le balcon de sa maison le retour de son fils, raconte le père Paul, au nord du Liban sans masquer son admiration. Elle est morte l’année dernière. Et nous venons d’apprendre que son fils était vivant ! ajoute-t-il en brandissant une photo d’un homme de 60 ans, prostré, apparemment éborgné par ses geôliers. Ses cousins viennent de partir pour l’hôpital de Saydnaya afin de vérifier son ADN. Nous accueillerons son fils comme elle l’aurait fait », témoigne-t-il.
À la frontière est du pays du Cèdre, les campements de réfugiés syriens subsistent. Après la chute de Bachar el-Assad, certains rescapés de la conscription militaire obligatoire ou de la guerre civile examinent l’opportunité de rentrer chez eux. Si la communauté internationale refuse de lever les sanctions économiques qui étranglent l’économie syrienne, ils resteront au Liban, à l’affût de leurs maigres avantages. À Zahlé, chaque début de semaine, on voit toujours des cohortes de femmes patienter devant la banque pour retirer leur solde hebdomadaire, distribué par l’UNHCR, l’agence de l’ONU pour les réfugiés. Un peu plus loin, à Deir el-Ahmar, la guerre entre le Hezbollah et Israël a causé des dégâts. Durant soixante-six jours, l’armée de Benyamin Nétanyahou a pilonné Baalbek et sa région pour détruire des caches d’armes de la milice islamiste chiite et d’autres bâtiments pourtant sans valeur stratégique. Des civils ont été tués, beaucoup d’autres ont fui : « Quinze mille personnes sont venues se réfugier dans nos maisons et nos écoles, raconte Hanna Rahme, archevêque maronite du diocèse. Avec l’Esprit saint, ça a été incroyable, les chrétiens se sont montrés solidaires de nos frères musulmans. Cela reflète la longue histoire des quatorze siècles de notre cohabitation harmonieuse. » Appuyée sur une béquille, sœur Deema, originaire de la Bekaa, raconte comment elle a vu trois missiles tomber autour d’elle. « J’ai eu peur pour le couvent, pour l’école, pour les dégâts. Mais je n’ai pas eu peur de mourir : à l’intérieur, j’étais forte. » Sœur Rima Maalouf acquiesce à côté d’elle : « On n’est pas le Hezbollah, ce n’est pas notre guerre, mais c’est dans ces crises-là que nous devons exprimer notre charité chrétienne. J’ai ouvert aux réfugiés sept de nos salles de classe pour qu’ils puissent continuer à étudier durant ces deux mois », ajoute-t-elle dans un français parfait.
SURMENAGE AU COUVENT
Selon Vincent Gelot, qui vit sur place pour coordonner les activités de L’Œuvre d’Orient au Liban et en Syrie, une importante quantité de prêtres et de bonnes sœurs de la région connaissent un état d’épuisement sévère. « Les religieux sont les plus engagés, les plus persévérants, les plus courageux pour faire face à ce type de crise, constate-t-il. Ils portent beaucoup des drames de cette région sur leurs épaules et œuvrent au plus près des populations qui leur font toute confiance. J’aimerais que la communauté internationale prenne davantage conscience de leur rôle et les aide mieux. » S’appuyant sur les jeunes volontaires du pays, membres du dynamique secteur associatif au Levant, les congrégations religieuses aident les familles à retrouver une vie normale à la veille des fêtes de Noël.
À Nabatié, fief du Hezbollah au sud du Liban, dont le souk pluriséculaire a été réduit en cendres par l’armée israélienne, sœur Maria Wehbi ne mâche pas ses mots : « J’ai vu l’enfer ici. Les missiles ont plu sur l’école, à l’intérieur du bâtiment préscolaire et sur les quartiers d’habitation. Nous avons beaucoup crié et prié avec les chiites qui récitaient avec nous le Notre Père et le Je vous salue Marie à 18 heures chaque soir. C’était superbe. Tous les voisins musulmans sont venus nous dire : “Grâce à Dieu, vous êtes encore vivantes”. » Directrice de cette école chrétienne construite en 1973, qui accueillait avant le déclenchement de la guerre, en septembre, 1 300 collégiens et lycéens, elle craint une nouvelle hémorragie des talents : « En 2006 déjà [lors de la guerre de 34 jours entre Israël et le Hezbollah, NDLR], les jeunes sont partis. Nous comptions parmi nos élèves 40 % de chrétiens. Aujourd’hui, il ne nous en reste que 5 % et nous ne sommes même pas sûrs de les garder. » Même scénario plus au sud, à Ain Ebel, où sœur Maya accueille, avec la congrégation des Saints-Cœurs, 1 100 élèves dans son école près d’une frontière explosive. Sous le ballet des drones qui bourdonnent dans le ciel, donnant l’impression d’une guerre toujours active, les jeunes de Caritas aident les réfugiés qui sont venus des 32 villages bombardés. Femmes, enfants, personnes âgées ont été accueillis à bras ouverts. Pas les hommes : inutile d’exposer le reste du groupe aux bombardements de l’État hébreu à cause d’une éventuelle présence de miliciens du « Hezb », comme on les appelle ici. Dans ce paysage désolé où Israël a bombardé des dizaines de bâtiments parfois sans prévenir, un village donne l’impression d’une héroïque résistance : c’est Rmeich, enclave exclusivement chrétienne dont les 10 000 habitants présentent leur aplomb de martyrs au caractère bien trempé. « Cette terre est à nous, on ne l’abandonnera jamais, tonitrue Valia, une commerçante du village, la mine fière. Nous ne voulons pas être une zone tampon d’Israël. Nous souhaitons vivre chez nous, auprès de nos ancêtres et de nos oliviers. » Les bulldozers israéliens ont d’ailleurs détruit, à quelques kilomètres, des champs d’oliviers comme pour signaler aux agriculteurs qu’ils devaient prendre racine ailleurs. De quoi attiser la colère des réfugiés empêchés de rentrer chez eux, dans leurs villages bordant le fleuve Litani.
Damascus, Syria: Protests against anti-Christian attacks in Suqaylabiyah & Syria have now spread to Jaramana, a large Christian & Druze city close to Damascus. https://t.co/WXpOZ3856U pic.twitter.com/1irv7JyD9l
— OstensibleOyster (@Ostensiblay) December 23, 2024
Damas, Syrie : Les manifestations dénonçant les attaques antichrétiennes à Suqaylabiyah (Skelbié à l'époque du mandat français) et ailleurs en Syrie se sont étendues à Jaramana, une grande ville chrétienne et druze proche de Damas.
VITE RECONSTRUIRE
La guerre au sud du Liban a vraiment commencé il y a quatorze mois, le 8 octobre 2023, lorsque l’armée israélienne a visé des villages mixtes. « J’ai appris au fil des crises des dernières années qu’après une destruction, il faut tout de suite envoyer des signaux de reconstruction positifs à la population pour éviter qu’elle plie bagage », assure sœur Maya, dans son habit bleu ciel. Le nonce apostolique d’origine italienne, Paolo Borgia, vient découvrir l’ampleur des destructions. Dans la voiture, il relit les derniers chiffres tombés sur son WhatsApp : « Au Liban, le 5 décembre 2024, la guerre avait fait 4 047 morts et 16 638 blessés. »
🇸🇾 Mère Agnès Mariam de la Croix, mère supérieure du monastère Saint-Jacques le Mutilé en Syrie, offre un témoignage bouleversant sur la persécution des chrétiens dans un silence assourdissant de l’Occident.
— Camille Moscow 🇷🇺 🌿 ☦️ (@camille_moscow) December 25, 2024
Elle raconte les martyrs de Maaloula, tués pour leur foi, la… pic.twitter.com/Y2lrtC4rlQ
Dans l’église éventrée de Derdghaiya, les yeux clos de saint Charbel, représenté sur l’unique mur encore debout, invitent au silence.
« Ici, il y a eu sept morts le 23 septembre, par drones. Parmi eux, un pompier volontaire paroissien resté ici pour porter secours aux habitants. La mosquée du village n’a rien eu, c’était un attentat ciblé », affirme Naji, loquace ingénieur des Ponts et Chaussées, incollable sur la longue histoire des chrétiens du sud du Liban, des Cananéens qui précédaient les Israéliens, des Mamelouks envahisseurs. Au loin, on aperçoit le mont Hermon tandis que le nonce perd l’équilibre sur une pierre vacillante.
« Les gens ne peuvent pas attendre pour reconstruire leur maison, il faut les aider. Ils n’ont aucune réserve ni aide en dehors de nous », s’alarme Mgr Georges Iskandar, archevêque melkite de Tyr, rattrapant l’envoyé du Pape par le bras. « Où qu’il meure dans le monde, un Libanais veut toujours être enterré chez lui, dans le berceau de sa famille, croit savoir un badaud francophone, attiré par l’attroupement autour de l’église.
Vous verrez, la messe de Noël à ciel ouvert, sous les étoiles, sera très belle cette année. » L’expression libanaise « De ta bouche jusqu’aux portes du ciel », qui signifie « sois exaucé », traverse la voûte brisée.
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