jeudi 29 juin 2023

Hippopotames dans la Tamise, fermes vikings au Groenland : ces réchauffements climatiques qui ont déjà marqué l'Histoire

Plus on remonte le cours du temps, moins les données climatiques sont précises. Mais elles ne sont pas forcément moins fiables. La Révolution française a été attisée par de mauvaises récoltes, dont l’origine est la grave sécheresse du printemps 1788, « au début de la phase de croissance des plantes », note Emmanuel Le Roy Ladurie dans sa monumentale Histoire humaine et ­comparée du climat (Fayard, 2004-2006).  

« Le déficit pluviométrique atteindrait 40 % dans le nord de la France, de 40 à 60 % dans l’Ouest et le Sud-Ouest, plus de 80 % dans le Sud et le Sud-Est (avril-mai). » Chiffres comparables à ceux relevés en 1921, nettement supérieurs à ceux de 2022. Sécheresse également accompagnée d’une chaleur exceptionnelle — alors même qu’il s’agit encore dans la période dite du « petit âge glaciaire », laquelle s’étend en gros du XIVe au milieu du XIXe siècle.

Avant cette période, lors de ce qu’on appelle « l’anomalie médiévale », siècles chauds qui ont vu l’érection des cathédrales, d’autres épisodes de sécheresse sévère avaient été recensés dans notre pays. Ainsi de l’année 1137, pour laquelle l’historien Pierre Alexandre (Le Climat en Europe au Moyen Age, Editions de l’EHESS, 1987) relève divers témoignages : à Tours, « grande sécheresse de mars à septembre » ; à Limoges, « grande sécheresse pendant six mois » ; à Caen, « grande sécheresse, assèchement des sources et des cours d’eau » ; à Saint-Evroult (Orne), « grande sécheresse, assèchement des sources et des étangs et de ­certains cours d’eau. Grande chaleur en été : en juillet, en août et jusqu’au 13 septembre ».

Mais depuis une vingtaine d’années, les progrès de la paléoclimatologie, exploités par des archéologues et des historiens, nous autorisent à plonger dans un passé bien plus lointain. Pour en rester au sujet de la sécheresse, et tout en continuant à remonter le fil du temps, voici quelques exemples devenus paradigmatiques, même s’ils font toujours l’objet de recherches actives susceptibles d’influer sur les résultats. L’une des techniques désormais éprouvées est l’analyse isotopique de spéléothèmes (des stalagmites formées dans des grottes), qui rend compte de façon précise de l’évolution de l’hygrométrie. Elle a permis de confirmer une hypothèse déjà émise au vu de forages lacustres : celle que la grande civilisation des temples mayas, dont Tikal, a succombé, à la fin du Xe siècle après trois siècles d’une sécheresse croissante, ponctuée de décennies particulièrement sèches, excédant les capacités des énormes réservoirs construits par les seigneurs locaux.

L’un des aspects les moins contestés de l’ouvrage de l’historien américain Kyle Harper sur la fin de l’Empire romain (Comment l’Empire romain s’est effondré, La Découverte, 2019) est la mise en avant du rôle de la grave sécheresse du milieu du IIIe siècle dans ce qu’il appelle la « première chute » de l’empire, qui correspond aux premières invasions barbares. Une sécheresse qui affecte en particulier l’Afrique du Nord, grenier à blé de Rome. « Le monde a maintenant vieilli, écrit Cyprien, évêque de Carthage. En hiver, les pluies ne sont pas assez abondantes pour nourrir les semences. » En Égypte, les crues du Nil font défaut. Kyle Harper invoque une baisse de l’activité solaire, dont témoignent les dépôts d’isotopes du ­béryllium. Un siècle plus tard, une grande sécheresse frappe l’Asie centrale et repousse ses habitants nomades vers l’ouest, conduisant aux invasions des Huns, « réfugiés climatiques en armes et à cheval ».

Comme l’illustre le livre d’un autre Amé­ri­cain, Eric H. Cline (1177 av. J.-C., le jour où la civilisation s’est effondrée, La Découverte, 2015), on sait aujourd’hui qu’aux alentours de 1200 avant notre ère, un assèchement de la partie orientale du bassin méditerranéen a contribué à la chute d’une série de brillantes civilisations ou hauts lieux de la culture antique, qui ont fini par s’effondrer comme un château de cartes : Mycènes (la cité d’Agamemnon), la civilisation minoenne (Cnossos est abandonné), le monde chypriote des dieux cornus, au Levant, les cités d’Ougarit et de Megiddo (l’Armageddon de la Bible), le Nouvel Empire égyptien (avec les derniers Ramsès). Une étude toute récente, fondée sur l’analyse de cernes de troncs de genévriers en Anatolie centrale, précise la date de la chute de l’Empire hittite, manifestement liée à une grave sécheresse de plus de deux ans, en 1198-1196 avant notre ère.

Remontons encore mille ans en arrière, pour observer un phénomène analogue, mais de plus grande ampleur, baptisé par l’Américain Malcolm Wiener « la première méga-sécheresse de la période historique ». Vers 2200 avant notre ère, une sécheresse dévastatrice affecte une grande partie du globe, du Pérou à la vallée de l’Indus, en passant par le bassin méditerranéen. Témoignages archéologiques, forages et analyses de stalagmites convergent. Le quasi-assèchement du Nil a raison de l’ancien royaume égyptien, celui des pyramides. En Mésopotamie, Akkad, le premier empire digne de ce nom, est à court de ressources agricoles et tombe sous les coups d’envahisseurs qui sont aussi des réfugiés climatiques.

Les premières « méga-sécheresses » identifiées désignent des événements beaucoup plus anciens et à certains égards encore plus spectaculaires. Ils remontent aux premières errances d’Homo sapiens, en Afrique orientale. A quatre reprises, les immenses lacs Tanganyika et Malawi, longs de plusieurs centaines de kilomètres et profonds de plusieurs centaines de mètres, se sont retrouvés à sec ou à peu près. Pour nos ancêtres, cela signifiait un obligatoire exode, et c’est en effet au cours de cette très longue période que l’on voit se manifester les premiers réfugiés climatiques jamais recensés, sur les côtes sud-africaines.

Si j’en reviens à la période de sécheresse que notre pays connaît actuellement, il est bien clair que le qualificatif « exceptionnel » doit être apprécié avec modération. Un détour par l’article de Wikipédia intitulé « Sécheresse en France » présente d’ailleurs un graphique rassurant, émanant de l’observatoire du parc Montsouris. Il détaille « l’évolution des sécheresses météorologiques en France entre 1874 et 2018 » (ci-dessous).

 


Des hauts et des bas, mais pas d’évolution significative dans un sens ou dans l’autre. Vient ensuite un autre graphique, qui montre l’évolution des sécheresses non pas « météorologiques », mais « agricoles », lesquelles décrivent le taux d’humidité des sols utiles à l’agriculture. Les mesures étant plus récentes, la période est plus courte (de 1959 à 2018). Le commentaire indique une « augmentation de la fréquence et de l’intensité depuis la fin des années 1980 ». De quoi inquiéter certains agriculteurs, mais l’histoire ne dit pas quelle part de cette augmentation est due à l’évolution des pratiques agricoles elles-mêmes.

Il est plus intéressant de jeter un coup d’œil sur la carte établie en temps réel par l’Observatoire européen de la sécheresse. Elle combine les deux types d’observations et montre une très préoccupante offensive de la sécheresse au Maghreb, dans le sud de l’Espagne et le nord-est de la Turquie, ainsi qu’une offensive préoccupante dans l’Est pyrénéen, le pourtour français ­méditerranéen et la région du Bosphore. Ailleurs, les alertes sont ponctuelles. La carte ne couvre pas l’Égypte ni le Levant, mais en 2016 la Nasa estimait que l’Est méditerranéen connaissait sa pire sécheresse depuis neuf cents ans. Serions-nous en train de connaître une évolution du type de celle qui a précipité la crise du IIIe siècle de l’Empire romain ?


Des hippopotames dans la Tamise

Laissons maintenant la question de la sécheresse pour nous concentrer sur le réchauf­fement global. Là encore, on nous parle aujourd’hui d’un phénomène exceptionnel — mais en quoi l’est-il précisément ? Remontons le temps en sens inverse : du plus ancien au plus récent. Le premier réchauffement global avéré après l’apparition de Sapiens est une période de l’ordre de treize mille ans, apparue en 127 000 avant notre ère. Il s’agit d’un interglaciaire, comparable à celui que nous vivons depuis onze mille sept cents ans. Comparable, mais un peu plus chaud. Les calottes ­glaciaires du Groenland et de l’Ouest antarctique avaient alors plus fondu qu’aujour­d’hui, les glaciers alpins avaient proba­blement disparu et le niveau de la mer était un peu plus élevé. Des hippopotames se prélassaient dans la Tamise. Bien plus tard, vers 41 000 avant notre ère, commencent réellement les quelque vingt-huit mille ans de la période glaciaire connue pour les merveilles de ses grottes ornées, qui, véritable chaos climatique, ont été ponctués de neuf périodes de réchauffement rapide, de 5 °C à 16 °C en quelques décennies, au cours desquelles l’Europe se couvrit de forêts avant de revenir à un paysage de toundra.

La fin de la période glaciaire a été marquée par un formidable effet de ciseaux encadré par deux réchauffements auprès desquels celui que nous connaissons fait pâle figure. Le premier, appelé Bølling, s’est produit en 12 700 avant notre ère. En Europe, les ­températures d’hiver grimpent de 20 °C, celles d’été de 10 °C, cela en l’espace peut-être d’une seule génération. Le Bølling ayant perduré, le niveau de la mer monte de 14 à 18 m en trois cent quarante ans, soit plus de dix fois le rythme actuel. Et puis, après un retour cataclys­mique à la période glaciaire, à partir de 10 900 avant notre ère un nouveau réchauffement de même ampleur et de même rapidité que le Bølling se produit en 9700 avant notre ère : c’est le début de notre interglaciaire, l’holocène. Après quelques à-coups, il nous fait entrer dans la période historique proprement dite.

Par rapport au chaos clima­tique de l’époque des grottes ornées, l’holocène est un océan de tranquillité. Mais il connaît, malgré tout, des variations significatives, avec en particulier une série de périodes chaudes qui méritent un détour. Il y a d’abord ce qu’on appelle le « grand optimum », dont la durée varie selon les auteurs mais qui pour l’essentiel s’installe entre 8000 et 3000 avant notre ère. C’est l’époque qui va, pour simplifier, de l’invention de l’agriculture à celle de l’écriture. Il fait un peu plus chaud qu’aujour­d’hui. En Europe, les forêts d’arbres à feuilles caduques prospèrent plusieurs centaines de kilomètres plus au nord qu’aujourd’hui. Au nord-ouest du Groenland, la calotte glaciaire est de 600 m moins élevée, tandis que la calotte glaciaire de l’Antarctique ouest fait 215 000 km² de moins. Le niveau de la mer dépasse de plusieurs mètres le niveau actuel. Imbibé par les pluies de la mousson, venues du Sud, le Sahara est « vert », traversé de fleuves et ponctué de lacs. Après quoi, trois périodes chaudes notables précèdent le réchauffement actuel. Il s’agit de l’optimum dit romain, de l’anomalie médiévale et, plus brièvement, des années 1920-1940.

Ce qu’on appelle l’optimum romain comprend en réalité la période de la Grèce classique et s’étend jusqu’à la crise du milieu du IIIe siècle évoquée plus haut. Le pic de l’optimum se situe dans les années 21-50, du temps des empereurs Tibère et Claude. Les glaciers alpins sont aussi courts qu’aujour­d’hui. En Angleterre, la remontée vers le nord d’un parasite de l’ortie indique des températures de juillet d’au moins 2 °C supérieures à celles du milieu du XXe siècle. Au large de la Sicile, les eaux de la Méditerranée dépassent de 2 °C la température actuelle.

On nomme aujourd’hui « anomalie médiévale » ce qu’on appelait encore récemment « optimum médiéval », car toutes les parties du monde ne sont pas également concernées par un réchauffement. Mais beaucoup le sont, en particulier l’Europe et la Chine. Les Vikings installent des fermes au Groenland. Les chroniques européennes font état de raisins mûrs le 30 juin à Limoges, de figues récoltées à Cologne, de fraises mûres à Liège à Noël. Comme lors de l’optimum romain, le parasite de l’ortie remonte jusqu’à York, en Angleterre du Nord. Le vin anglais concurrence le bordeaux et l’on vendange jusque dans le sud de la Norvège. On récolte des citrons en Chine du Nord. Le cœur de la période s’étend en gros de 1100 à 1300. C’est le temps du « beau Moyen Age » et, en Chine, de l’extraordinaire civilisation Song.

La dernière période chaude mériterait d’être mieux connue. Elle concerne les années 1920-1940, une époque où l’effet possible des émissions de gaz à effet de serre était encore marginal. On l’a vu, c’est à ce moment que se déclenche en France la plus grande sécheresse des cent cinquante dernières années. Plusieurs records de température relevés dans l’Hexagone restent inégalés. 

Il en va de même aux États-Unis, où se produit le fameux Dust Bowl (« bol de poussière », photo ci-contre d’une de ces tempêtes de poussière), décrit par Steinbeck dans Les Raisins de la colère et immortalisé par des photos inoubliables. La hausse des tempé­ratures est attestée en Arctique. En 1932, un brise-glace soviétique navigue sans s’arrêter de Mourmansk à Vladivostok en passant par le détroit de Béring. Le rythme d’augmentation du niveau de la mer atteint le rythme actuel. L’URSS connaît une série de sécheresses catastrophiques, qui ont favorisé le tragique Holodomor ukrainien, la famine organisée par Staline. [Ces terribles famines touchèrent également la Russie du Sud, la Sibérie et le Kazakhstan.]

Si l’on ajoute à ce bref tableau les périodes de froid parfois intense auxquelles nos ancêtres ont été confrontés, force est d’admettre que la notion de changement climatique vaut d’être mise en perspective. Pour des raisons qu’il n’est pas question d’examiner ici, les élites du monde occidental se sont laissé persuader que nous vivons à l’heure actuelle une crise climatique gravissime exigeant de prendre des mesures radicales. Eu égard à ce que l’on sait aujourd’hui des changements climatiques que notre espèce a connus dans le passé, ce point de vue mériterait d’être révisé en profondeur. Le réchauffement actuel est modéré et nullement sans précédent. Un bon usage du principe de précaution exige de se prémunir contre un risque d’accélération, toujours possible. Mais la réalité est que la science climatique n’est pas en état de prévoir la façon dont les choses pourraient évoluer.

Les gaz à effet de serre émis par l’humanité jouent probablement un rôle dans le réchauffement actuel, encore que certains physiciens en doutent (Steven E. Koonin, Climat, la part d’incertitude, L’Artilleur, 2022). En revanche, il est avéré que les spécialistes ne sont pas en mesure d’en évaluer le poids : parle-t-on de 90 % ou de 10 % ? L’effet est-il majeur ou marginal ? Au vu des changements climatiques précédents, il y a gros à parier que l’évolution des forces naturelles y est pour beaucoup. La difficulté de prévoir est renforcée par l’impuissance des clima­tologues à bien expliquer les changements climatiques du passé. Une fois admis les facteurs astronomiques classiques, variations de l’orbite terrestre, de l’axe d’inclinaison de notre planète sur son orbite, de son mou­vement de toupie, ainsi que les sautes d’humeur du Soleil, les scientifiques sont à la peine pour rendre compte de la plupart des événements concrets, même de grande ampleur, évoqués dans le présent article.

Texte du journaliste et essayiste, Olivier Postel-Vinay est l’auteur, notamment, de La Comédie du climat. Comment se fâcher en famille sur le réchauffement climatique (JC Lattès, 2015), et de Sapiens et le climat. Une histoire bien chahutée (Les Presses de la Cité, 2022).

 

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