lundi 29 juillet 2019

Livre : Libre pour apprendre

Peter Gray est un psychologue du développement directeur de recherche ou Boston College. Il est connu pour ses critiques du système éducatif traditionnel et est invité régulièrement à intervenir auprès de groupes de parents, d’éducateurs ou de chercheurs. Il s’oppose aux méthodes actuelles d’éducation qui, selon lui, infligent des dommages psychologiques aux enfants. On trouvera ci-dessous un résumé de son dernier ouvrage traduit en français : Libre pour apprendre.



Présentation de l’éditeur

Nos enfants passent à l’école le plus clair de leur temps à recevoir passivement une instruction, à devoir se tenir tranquilles en classe et à subir des contrôles de connaissances. Il n’est donc pas étonnant que le système scolaire actuel crée des élèves ennuyés et ayant des problèmes de comportement. Même en dehors des murs de l’école, les enfants ont rarement l’occasion de jouer et d’explorer leur environnement sans être sous surveillance permanente. Cette situation a pour conséquence d’alimenter l’anxiété des enfants, qui considèrent la vie uniquement comme une série de problèmes.

Dans Libre pour apprendre, Peter Gray défend l’idée selon laquelle des enfants libres de poursuivre leurs propres centres d’intérêt au travers du jeu assimilent tout ce qu’ils ont besoin de savoir, et le font de plus avec énergie et passion. Pour les aider à grandir dans ce monde en perpétuel changement, nous devons faire confiance à leur capacité de s’instruire et de se développer. En se basant sur des faits anthropologiques, psychologiques et historiques, Gray avance que le jeu en toute liberté est le meilleur moyen pour apprendre à gérer sa vie, à résoudre ses problèmes, à vivre en communauté et à devenir émotionnellement équilibré.

Libre pour apprendre
de Peter Gray
paru en octobre 2016
chez Actes Sud (France)
368 pages
ISBN 978-2-330-06886-8
prix indicatif : 22,50 €



Extraits

PROLOGUE

« Va te faire voir. » Ces mots me frappèrent de plein fouet. On m’avait déjà envoyé me faire voir auparavant : un collègue exaspéré que je refuse obstinément de me rendre à une évidence, un ami à qui j’avais dit quelque chose d’idiot. Mais ces « va te faire voir » — là étaient juste des façons de briser la tension, de mettre fin à une discussion improductive. Cette fois-ci, c’était sérieux. Cette fois-ci, j’allais peut-être vraiment aller me faire voir. Où ça ? Certainement pas dans un enfer post mortem de flammes et de soufre, auquel je ne crois pas, mais sans doute dans les limbes où vous errez quand vous devez vivre en sachant que vous n’avez pas été à la hauteur avec ceux que vous aimez, ceux qui ont besoin et qui dépendent de vous.

Ces mots avaient été prononcés par mon fils de neuf ans, Scott, dans le bureau du directeur de l’école publique élémentaire. Ils ne s’adressaient pas seulement à moi, mais à sept grandes et intelligentes personnes, alignées en face de lui : le directeur, les deux professeurs principaux de Scott [Aux États-Unis, les élèves d’élémentaire ont deux professeurs principaux], le conseiller d’orientation, un psychologue scolaire, sa mère (ma deuxième femme) et moi-même. Nous étions là pour présenter un front uni, pour signifier à Scott sans équivoque qu’il devait aller à l’école et qu’il devait faire tout ce que ses professeurs lui disaient de faire. Empreints du sérieux de notre rôle, nous le jouions tous avec rigueur quand Scott, nous regardant bien en face, proféra ces mots qui me décontenancèrent totalement.

Je me mis instantanément à pleurer. Je sus à cet instant qu’il fallait que je soutienne Scott et que je cesse d’être contre lui. À travers mes larmes, je vis que ma femme pleurait aussi et ses larmes me montrèrent qu’elle ressentait et qu’elle pensait la même chose que moi. Nous sûmes à ce moment précis que nous devions faire ce que Scott nous demandait depuis longtemps : le retirer de cette école et le tenir éloigné de toute école qui aurait quoi que ce soit à voir avec elle. Pour lui, l’école était une prison et il n’avait rien fait qui méritât l’emprisonnement.

Cette réunion dans le bureau du directeur fut le point culminant d’une série de rendez-vous et de réunions auxquelles ma femme et moi avions été convoqués au fil des années pour qu’on nous présente, par le menu, les manquements de notre fils aux règles du bon comportement. Ses agissements désarçonnaient particulièrement le personnel scolaire, car ils n’avaient rien à voir avec le genre de bêtises auxquelles les professeurs étaient habitués de la part de garçons pleins de vie enfermés contre leur gré. Dans le cas de Scott, cela prenait plutôt la forme d’une rébellion méticuleusement organisée. Il agissait systématiquement et délibérément à rebours des consignes données par son professeur. Si le professeur demandait de résoudre des problèmes arithmétiques d’une certaine façon, il inventait une autre façon de les résoudre. Si la leçon portait sur la ponctuation et les majuscules, il se mettait à écrire comme le poète e. e. cummings, plaçant les majuscules et la ponctuation de façon anarchique ou les supprimant complètement. Quand une tâche lui semblait absurde, il le disait et refusait de l’accomplir. Parfois — et cela se produisait de plus en plus souvent —, il quittait la salle de classe de son propre chef et rentrait à la maison, à moins qu’on ne l’en empêchât par la force.

Nous avons fini par trouver une école qui marche pour Scott. L’école la plus différente de l’école que vous pourriez imaginer. Dans quelques pages, je vous en parlerai, ainsi que du mouvement éducatif mondial qu’elle a inspiré. Mais le sujet principal de ce livre n’est pas une école en particulier, c’est la nature humaine de l’éducation, l’éducation en tant que phénomène humain.

Les enfants viennent au monde avec la soif d’apprendre et avec d’extraordinaires capacités d’apprentissage programmées génétiquement. Ce sont de petites machines à apprendre. Pendant leurs quatre ou cinq premières années de vie, ils s’approprient une quantité insondable d’informations et de compétences, sans aucune forme d’instruction. Ils apprennent à marcher, courir, sauter et grimper. Ils apprennent à comprendre et à parler le langage de la culture dans laquelle ils sont nés et, grâce à lui, à affirmer leur volonté, se disputer, s’amuser, taquiner les autres, se lier d’amitié et poser des questions. Ils acquièrent une somme incroyable de connaissances sur le monde physique et social qui les entoure. Tout cela est guidé par leurs instincts et leurs pulsions innés, leur esprit ludique et leur curiosité instinctive. La nature ne désactive pas subitement cet immense désir et cette capacité d’apprendre quand l’enfant atteint l’âge de cinq ou six ans. C’est nous qui y mettons un terme avec notre système scolaire coercitif. En effet, la leçon principale que distille l’école depuis toujours, c’est qu’apprendre est un travail, auquel il est souhaitable de se soustraire dès que possible.

Les paroles de mon fils dans le bureau du directeur changèrent le cours de ma vie, tant au niveau professionnel que personnel. J’étais — et je suis toujours — professeur de biopsychologie, c’est-à-dire qu’en tant que chercheur je m’intéresse aux fondements biologiques des pulsions et des émotions des mammifères. J’avais terminé des travaux sur la régulation de la peur chez les rats et les souris par certaines hormones, et je venais de commencer à étudier les mécanismes cérébraux commandant l’instinct maternel chez les rats. Cet épisode dans le bureau du directeur déclencha une série d’événements qui modifièrent progressivement l’axe principal de mes recherches. Je commençai à étudier l’éducation du point de vue de la biologie. Au départ, c’est avant tout l’inquiétude pour mon fils qui me motivait en ce sens. Je voulais être certain que nous n’étions pas en train de commettre une erreur en lui permettant de suivre son propre chemin éducatif et en délaissant la voie tracée par des professionnels. Mais petit à petit, en voyant que l’éducation que Scott concevait pour lui-même était un succès magnifique, mon intérêt s’est élargi aux enfants en général et aux fondements biologiques de l’éducation propre aux humains.

Qu’est-ce qui est propre à notre espèce et fait de nous un animal culturel ? En d’autres termes, quels sont les aspects de la nature humaine qui poussent chaque nouvelle génération, partout sur la planète, à s’approprier les compétences, les connaissances, les croyances, les théories et les valeurs de la génération précédente et à poursuivre la construction à partir de cette base ? Cette question m’a conduit à examiner comment l’éducation était organisée hors du système scolaire ordinaire, entre autres dans la « non-école » que mon fils fréquentait. Ensuite, je me suis penché sur le mouvement mondial de « non-scolarisation » (unschooling), pour comprendre comment les enfants de ces familles sont éduqués. Je me suis plongé dans les écrits des anthropologues et j’en ai interrogé certains pour en apprendre le plus possible sur la façon de vivre et les apprentissages des enfants dans les cultures de chasseurs-cueilleurs — ces modes de vie qui étaient ceux de notre espèce pendant 99 % de l’histoire de son évolution. J’ai parcouru tout le corpus des recherches portant sur le jeu chez les enfants dans le champ de la psychologie et dans celui de l’anthropologie, et mes étudiants et moi-même en avons mené de nouvelles pour comprendre comment l’enfant apprend au travers du jeu.

Ces travaux m’ont permis de comprendre comment les fortes pulsions d’apprentissage et d’exploration des enfants sont au service de la fonction éducative, non seulement dans les cultures de chasseurs-cueilleurs, mais aussi dans la nôtre. Ils m’ont permis de découvrir dans quel environnement s’expriment le mieux leurs capacités à s’autoéduquer par leurs propres moyens ludiques. Ils m’ont permis de comprendre comment, si nous en avions la volonté, nous pourrions libérer les enfants de l’emprisonnement scolaire et leur fournir des centres d’apprentissage qui développeraient au maximum leur capacité à s’éduquer eux-mêmes, sans les priver pour autant des joies de l’enfance auxquelles ils ont droit. Voilà le sujet de ce livre.

QU’AVONS-NOUS FAIT À L’ENFANCE ?

J ’ai eu des centaines de professeurs fantastiques durant ma vie, qui m’ont beaucoup appris, mais, si je devais n’en retenir qu’un seul, ce serait Ruby Lou.

Quand je l’ai rencontrée, j’avais cinq ans, et elle six. C’était l’été et ma famille venait de déménager et de s’installer dans une nouvelle ville. Incité par ma grand-mère, j’avais été frapper à toutes les portes des deux côtés de notre rue en demandant : « Y a-t-il des enfants de mon âge qui habitent ici ? » C’est comme cela que j’ai trouvé Ruby Lou, dans la maison juste en face de la nôtre. Au bout de quelques minutes, nous étions les meilleurs amis du monde et nous le restâmes pendant les deux années où je vécus dans cette ville. Elle était plus âgée, plus maligne et plus hardie que moi, sans l’être trop, et c’est pour cette raison qu’elle fut un si bon professeur pour moi.

Au milieu des années 1980, Robert Fulghum a publié une série d’essais très appréciée, intitulée All I Really Need to Know I Learned in Kindergarten. Pour ma part, je ne suis pas allé au jardin d’enfants. Il n’y en avait pas dans la petite ville où nous avons emménagé lorsque j’avais cinq ans. Mais même Fulghum conviendrait sans doute, sans qu’on ait beaucoup besoin d’insister, que la plupart des apprentissages importants ne se font pas à la maternelle ni dans aucune autre école. Ils se font dans la vraie vie.

Ce premier été-là, Ruby Lou et moi jouâmes ensemble presque tous les jours, souvent pendant toute la journée. Parfois nous étions juste tous les deux, et parfois d’autres enfants du voisinage se joignaient à nous. Puis elle est entrée à l’école élémentaire, et moi non, mais nous avons continué à jouer ensemble le soir après l’école et les week-ends.

J’ai envisagé d’écrire à mon tour un livre intitulé J’ai tout appris de Ruby Lou. La première chose qu’elle m’ait apprise et dont je me souvienne, c’est à faire du vélo. Moi, je n’avais pas de vélo, mais elle en avait un dont elle me laissait me servir. C’était un vélo de fille, ce qui signifie qu’il était plus propice à l’apprentissage, car il ne présentait pas la difficulté de devoir passer sa jambe par-dessus une barre horizontale pour pouvoir l’enfourcher ou en descendre. La rue dans laquelle nous habitions était légèrement en pente et Ruby Lou me montra que, si je montais sur le vélo au sommet de la pente et que je poussais avec un pied, je prenais tout de suite assez de vitesse pour rester en équilibre, même sans pédaler. De cette façon, je pus apprendre à maintenir l’équilibre avant de me préoccuper de pédaler. Elle me donna pour consigne de commencer à pédaler en bas de la pente et d’essayer d’aller chaque fois le plus loin possible avant de basculer ou de mettre pied à terre pour m’arrêter. Mes premiers essais se soldèrent par des genoux écorchés et des éraflures sur la voiture d’un voisin qui était garée là, mais Ruby Lou me dit de ne pas m’inquiéter, que je m’améliorais et que je saurais bientôt faire du vélo « pour toujours » sans tomber. En effet, au bout de quelques jours je savais faire du vélo « pour toujours ». Quand mes parents virent cela, ils m’achetèrent un vélo d’occasion tout déglingué. Il était trop grand pour moi (« Comme ça, il ne sera pas trop petit trop vite ») et il avait une barre horizontale si haute que j’avais du mal à l’enfourcher. Mais j’arrivais à en faire. C’était ma première paire de roues et cela me donna, à l’âge de cinq ans, une liberté inconnue jusqu’alors.

Quand j’eus mon vélo, nous commençâmes, Ruby Lou et moi, à sillonner le village et la campagne alentour. Pour nous, ces excursions étaient autant de grandes aventures, même si j’imagine que nous ne nous éloignions pas de plus de trois ou quatre kilomètres. Seul, je n’avais pas le droit d’aller aussi loin, mais cela m’était permis en compagnie de Ruby Lou. Ma mère voyait bien que, du haut de ses six ans, elle était mature, responsable et qu’elle savait bien s’orienter. Qu’elle saurait m’éviter les ennuis. À chaque expédition, nous apprenions quelque chose de nouveau sur le monde dans lequel nous vivions et nous rencontrions de nouvelles personnes. Aujourd’hui encore, mon mode de déplacement favori est le vélo et, en pédalant sur le chemin du travail ou vers toute autre destination, je pense souvent à Ruby Lou.

Ruby Lou m’aida aussi à grimper aux arbres. Il y avait un pin extraordinaire dans le jardin devant chez moi. J’imagine que, pour un adulte, c’était un arbre de taille moyenne mais, pour moi, il était immense, son sommet arrivait au paradis et Dieu l’avait conçu pour qu’on y grimpe. Je n’étais pas l’enfant le plus hardi ni le plus agile du quartier, et je dus donc travailler dur, pendant des semaines et des mois, pour grimper chaque fois plus haut. La tentation de grimper à cet arbre s’exerçait aussi fortement sur Ruby Lou que sur moi, et elle allait toujours plus haut que moi. Chaque fois qu’elle se hissait sur une branche plus haute, encore jamais atteinte, je savais que j’en étais capable moi aussi. Quelle exaltation que de progresser vers le paradis et de regarder en bas, vers la terre devenue si lointaine ! Nous n’étions peut-être qu’à cinq ou six mètres de haut, mais cela suffisait pour me faire goûter l’exaltation liée au danger, et surtout à la certitude de savoir que j’étais capable de l’affronter et de m’en sortir vivant par mes propres moyens. Cette certitude m’a été très utile toute ma vie durant.

Et puis, un jour d’été brûlant, Ruby Lou m’a donné ma première leçon sur la mort. J’étais dehors et je jouais avec ma piscine gonflable en plastique à courir, sauter dedans et faire des glissades dans l’eau sur les fesses. Ruby Lou apparut dans le jardin et je m’attendais à ce qu’elle saute dans la piscine, comme d’habitude. Mais elle n’en fit rien. Elle s’assit simplement dans l’herbe, à quelque distance, sans dire un mot. J’essayai de la faire rire en faisant l’idiot, mais rien ne fonctionnait. Je n’avais jamais vu personne se comporter ainsi. Je finis par la rejoindre et m’asseoir près d’elle. Elle me dit que son grand-père, qui vivait auparavant avec elle, était mort pendant la nuit. Ce fut ma première expérience de la mort et ma première tentative de consoler une personne qui a perdu un être cher. Bien entendu, j’échouai dans cette entreprise et ce que j’appris, au final, c’est qu’on échoue toujours dans ces cas-là. Tout ce qu’on peut faire, c’est être présent, en tant qu’ami, et laisser le temps faire son œuvre. Heureusement, le temps agit rapidement quand on a six ans et que chaque journée équivaut à deux semaines. L’été battait encore son plein lorsque Ruby Lou et moi recommençâmes à jouer et à rire ensemble.

Je ne suis pas le seul à me souvenir de mon enfance et à déplorer que les enfants d’aujourd’hui aient moins de liberté que nous n’en avons eu. Presque toutes les personnes d’âge moyen et au-delà que vous interrogerez sur le sujet se souviendront du temps qu’elles passaient à vivre des aventures en compagnie d’autres enfants, à bonne distance des adultes. L’ancienne Première dame des États-Unis et secrétaire d’État Hillary Rodham Clinton a consacré un livre à ses jeunes années. Elle y décrit une enfance passée à jouer dehors avec ses petits voisins : tous les soirs après l’école, et de l’aube au crépuscule pendant les week-ends et les grandes vacances. L’un de leurs jeux s’appelait « Attrape et cours ». Il avait des règles très élaborées, qui évoluaient sans cesse. Voici ce que Clinton écrit à ce sujet :

Comme pour tous nos jeux, les règles étaient très élaborées, et nous les répétions à l’envi lors de conciliabules que nous tenions çà et là au coin des rues. Nous y passions des heures et des heures… Nous étions si indépendants, la liberté qu’on nous donnait était si grande ! Il serait inimaginable de faire la même chose aujourd’hui. C’est une perte parmi les plus dommageables que notre société ait subie.

Quelle que soit votre orientation politique, vous admettrez que Hillary est devenue une adulte dotée de compétences, d’une aisance relationnelle et d’une confiance en elle remarquables. Quand j’imagine Hillary Clinton en train de négocier des accords avec d’autres dirigeants mondiaux, je la vois, petite fille, en train de négocier âprement les règles d’« Attrape et cours » avec ses petits voisins.

« Nous étions si indépendants, la liberté qu’on nous donnait était si grande ! Il serait inimaginable de faire la même chose aujourd’hui. C’est une perte parmi les plus dommageables que notre société ait subie. » Ce n’est pas seulement une perte dommageable. C’est une perte cruelle et tragique. Les enfants sont conçus par la nature pour jouer et explorer seuls, indépendamment des parents. Ils ont besoin de liberté pour se développer ; ils souffrent s’ils en sont privés. La pulsion de jouer librement est une pulsion fondamentale, biologique. Un déficit de jeu libre n’entraîne certes pas la mort du corps physique, comme le ferait un manque de nourriture, d’air ou d’eau, mais il tue l’esprit et retarde le développement mental. Pour les enfants, c’est le moyen d’apprendre à se faire des amis, à surmonter leurs peurs, à résoudre eux-mêmes leurs problèmes et, de façon plus générale, à prendre leur vie en main. C’est aussi le moyen initial par lequel ils pratiquent et s’approprient les compétences physiques et intellectuelles nécessaires pour réussir dans leur environnement culturel. Rien ne peut compenser la liberté dont nous les privons : ni les jouets, ni le temps que nous passons avec eux, ni les activités que nous leur offrons. Les choses qu’ils apprennent en jouant librement ne s’apprennent d’aucune autre façon.

Nous sommes en train de repousser les limites de l’adaptabilité des enfants. Nous les avons confinés dans un environnement anormal où ils doivent passer de plus en plus de temps sous la férule d’adultes, à rester assis à des bureaux, à écouter et à lire des choses qui ne les intéressent pas et à répondre à des questions qu’ils ne se posent pas et qui ne sont pas, à leurs yeux, de vraies questions. Nous leur laissons de moins en moins de temps pour jouer, explorer et creuser leurs propres centres d’intérêt.

Je suis un psychologue du développement qui se situe dans le courant de la psychologie évolutionniste. Cela signifie que j’étudie le développement de l’enfant dans une perspective darwinienne. Je m’intéresse particulièrement aux dispositions naturelles mises en œuvre par les enfants pour apprendre, de leur propre initiative, ce dont ils ont besoin pour survivre et trouver leur place dans leur environnement culturel. Pour le dire autrement, je cherche à cerner les racines biologiques de l’éducation. Dans cette perspective, je me suis penché sur l’éducation dans les sociétés humaines des origines, celles des chasseurs-cueilleurs, où l’école n’existait pas et où, de tout temps, les enfants ont pris en main leur propre apprentissage. Je me suis aussi penché sur l’éducation telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans une école exceptionnelle, située près de chez moi dans le Massachusetts, et où des centaines d’enfants et d’adolescents se sont éduqués eux-mêmes avec succès à travers des activités autodirigées, sans que des adultes leur imposent un programme ou des évaluations. En outre, j’ai observé comment l’éducation est menée dans les familles qui pratiquent la non-scolarisation, une forme particulière d’instruction en famille (homeschooling), et j’ai contribué, après m’être approprié ce corpus, aux recherches en biologie et en psychologie sur les fonctions du jeu.

Tous ces travaux convergent vers une conclusion étonnante, qui va à l’encontre des préjugés modernes prévalant au sujet de l’éducation. Les enfants sont biologiquement prédisposés à prendre en charge leur propre éducation. Quand on leur donne la liberté et les moyens nécessaires pour qu’ils creusent leurs propres centres d’intérêt en toute sécurité, ils s’épanouissent et se développent en prenant des chemins variés et imprévisibles, et ils acquièrent les compétences et la confiance en eux-mêmes qu’il faut pour affronter les défis de la vie. Quand l’éducation est organisée ainsi, les enfants sollicitent l’aide dont ils ont besoin. Les leçons forcées, les cours magistraux, les consignes, les évaluations, les niveaux, les classes d’âge, ainsi que tous les autres pièges propres à notre système scolaire ordinaire obligatoire, deviennent inutiles. Tout cela vient en fait entraver les moyens naturels mis en œuvre par les enfants pour apprendre.

Ce livre traite de l’instinct naturel infantile d’autoéducation, des conditions nécessaires pour que cet instinct opère de façon optimale et de la façon dont nous, société, pouvons mettre en place ces conditions en réalisant des économies substantielles par rapport aux coûts actuellement occasionnés par le système scolaire. Parmi les moyens naturels d’autoéducation infantile, la pulsion ludique est un élément fondamental, c’est pourquoi une partie de ce livre est consacrée à l’importance du jeu. Néanmoins, dans ce premier chapitre, je dresse le tableau des dommages causés par la façon dont nous traitons les enfants à l’heure actuelle. Ces cinquante dernières années, voire un peu plus, nous avons assisté à une restriction continue de la liberté de jouer des enfants et, en parallèle, à une dégradation continue de la santé mentale et physique des jeunes. Si cette tendance se confirme, nous risquons à coup sûr de produire des générations de futurs adultes incapables de trouver leur chemin dans la vie.

Une situation qui se dégrade depuis un demi-siècle

Autrefois, quand vous vous promeniez le soir après la fin de l’école, pendant les fins de semaine ou pendant l’été, vous rencontriez des enfants occupés à jouer dehors sans surveillance, et c’était le cas presque partout en Amérique. De nos jours, si vous en voyez, ils sont très probablement en uniforme, en train d’obéir aux injonctions de leurs entraîneurs, pendant que leurs parents, ne les quittant pas des yeux un seul instant, encouragent consciencieusement leurs moindres faits et gestes.

Dans son livre qui fait autorité sur l’histoire des jeux infantiles aux États-Unis, Howard Chudacoff parle de la première moitié du XXe siècle comme de « l’âge d’or des jeux non structurés ». Quand il qualifie certains jeux de « non structurés », il ne veut pas dire qu’ils manquent de structure. Selon lui, le jeu n’est jamais présidé par le hasard ; il a toujours une structure. Quand il emploie le terme « non structuré », il veut dire : structuré par les joueurs eux-mêmes plutôt que par une autorité extérieure.

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