vendredi 12 avril 2019

Houellebecq & Lejeune sur l'histoire, la religion, Zemmour, le catholicisme

Dans la revue américaine First Things, Michel Houellebecq et Geoffroy Lejeune (rédacteur en chef de Valeurs Actuelles) ont dialogué au sujet de l’histoire, de la religion, de Zemmour, plus généralement du catholicisme.

Extraits :

Michel Houellebecq. — On peut repérer dans l’histoire de la pensée une étrange famille d’esprits, qui admirent l’Église catholique romaine pour son pouvoir de direction spirituelle des êtres humains, et surtout d’organisation des sociétés humaines, sans pour autant être chrétiens.

Le premier, et le plus remarquable représentant de cette tendance, est certainement Auguste Comte. À son inimitable manière, Comte qualifie la dénomination « protestant » de caractéristique. En effet, un protestant ne sait rien faire d’autre que protester, c’est dans sa nature. De Maistre, dont Comte se réclame, notait déjà qu’un protestant sera républicain sous la monarchie, anarchiste sous la république. Pour De Maistre, il est encore pire d’être protes­tant que d’être athée. Un athée peut avoir perdu la foi pour des motifs respecta­bles, il est possible de l’y ramener, cela s’est vu ; alors que le protestan­tisme, écrit-il, « n’est qu’une négation ».

Intellectuellement le plus remarquable dans cette étrange famille des « catholiques non chrétiens », Comte est également le plus sympathique, en raison de sa pittoresque mégalomanie qui le conduit sur la fin à multiplier les appels à tous ceux qu’il juge prêts à rejoindre le positivisme : les conservateurs, les prolétaires, les femmes, le tsar Nicolas Ier… Au fond il se serait très bien vu remplacer le pape à Rome, et il aurait repris l’ensemble de l’organisation catholique ; il aurait suffi que les catholiques accomplissent ce geste, à ses yeux tout simple : se convertir à la foi positive.

Se réclamant à son tour de Comte, Charles Maurras accorde une importance trop grande à l’efficacité politique, ce qui finit par le conduire des compromissions aussi funestes qu’immorales.

L’avatar contemporain le plus intéressant de cette tendance est certainement, en France, Eric Zemmour. Depuis des années il me rappelait quelqu’un, sans que je parvienne à retrouver qui. Et puis, tout récemment, la solution m’est apparue : Zemmour, c’est exactement Naphta dans La montagne magique. Léon Naphta est sans doute le jésuite le plus fascinant de la littérature mondiale. Dans l’interminable controverse entre Settembrini et Naphta, Thomas Mann a une position ambigüe, on sent que ce n’est pas simple pour lui. Indiscutablement Naphta a raison contre Settembrini, sur tous les points ; l’intelligence de Naphta surpasse celle de Settembrini, autant que l’intelligence de Zemmour surpasse celle de ses actuels contradicteurs. Mais, de manière également indiscutable, toute la sympathie de Thomas Mann (et cela de plus en plus nettement, à mesure que le livre avance) se porte vers Settembrini, et ce vieux radoteur d’humaniste italien finit par nous tirer les larmes, ce que serait bien incapable de faire le brillantissime Naphta.

Si nous changeons radicalement d’ambiance, quittant les rivages de l’Europe civilisée des années 1900 pour nous transporter au cœur de l’hystérie russe, nous pouvons verser une autre pièce au dossier : la célèbre scène des Frères Karamazov, mettant en scène le Christ et le Grand Inquisiteur, où Dostoïevski s’en prend violemment à l’Église catholique, en particulier au pape et aux jésuites. Revenant sur Terre, le Christ est aussitôt emprisonné par les autorités ecclésiastiques. Le Grand Inquisiteur, venant lui rendre visite dans sa cellule, lui explique que l’Église s’est très bien organisée sans lui, qu’ils n’ont plus besoin de lui — et que, même, il les dérange. Il n’a donc d’autre choix que de le faire exécuter à nouveau.

Cette scène dans laquelle Freud voyait « une des plus hautes performances de la littérature mondiale » plonge le lecteur catholique dans un malaise profond et prolongé. Car que se passerait-il en effet si le Christ revenait et déambulait dans les rues de Rome, prêchant et accomplissant des miracles ? Comment le pape actuel réagirait-il ?

Geoffroy Lejeune. — Eric Zemmour aime beaucoup l’histoire, mais dans quelques siècles, il compliquera considérablement la tâche des historiens. Ceux qui se pencheront sur l’étude de son cas pour comprendre notre époque auront beaucoup de mal à en tirer des conclusions justes : il incarne un courant intellectuel très puissant en France, qu’on pourrait qualifier de réactionnaire, mais se retrouve quasiment seul pour défendre ces idées, et il est combattu de manière farouche.

La posture de « catholique non chrétien » que vous décrivez lui convient à merveille, il est en réalité l’un des derniers du genre. À l’époque d’Auguste Comte, et même plus tard, il en existait beaucoup, pour une raison assez simple : le catholicisme était, en Europe en tout cas, dans une situation d’hégémonie culturelle, pour parler comme les communistes italiens. Dans un continent chrétien, où le catholicisme était souvent religion d’État en même temps que socle culturel commun, il était possible pour les grands esprits, croyants ou pas, d’influencer l’Église. Dans une époque déchristianisée, dans un continent qui a oublié ses racines, avec des systèmes juridiques visant à effacer les traces de la religion, les « catholiques non chrétiens » se font rares, il n’y a déjà presque plus de catholiques tout court.

De manière générale, regretter le temps des controverses entre grands penseurs au sujet de la foi me paraît anachronique. L’Église elle-même a renoncé, en même temps qu’elle se retirait de la sphère publique, à jouer un rôle et à influencer les esprits. En France, la loi de 1905 a été trop bien appliquée : en séparant l’Église de l’État, le pouvoir politique ne pensait sans doute pas qu’il réussirait, en moins d’un siècle, à opérer ce gigantesque effacement. L’Église a sa part de responsabilité, même si elle a été âprement combattue, en se soumettant trop facilement. Elle paie aujourd’hui la facture. […]

Michel Houellebecq. — Le précepte de « rendre à César » était clair ; il ne me semble pas que l’Église catholique l’ait appliqué avec suffisamment de rigueur.

Absolument dénué de base théologique, le schisme anglican n’a pour origine que le refus du pape Clément VII d’annuler le mariage d’Henri VIII. Affaibli par cette lutte, le clergé anglican s’est montré incapable d’enrayer le développement du puritanisme. Sans l’obstination de Clément VII, les États-Unis seraient peut-être aujourd’hui un pays catholique ; c’est malin.

Si les mariages royaux ne sont plus aujourd’hui qu’une cérémonie folklorique, l’Église catholique n’a nullement renoncé à se mêler du gouvernement des États (à intervenir, par exemple, dans leur politique migratoire), et cela finit, il faut bien le dire, par agacer tout le monde.

Geoffroy Lejeune. — Avec son « rendez à César », Jésus invente la laïcité ; le problème, c’est que les catholiques l’ont appliqué avec un peu trop de zèle. L’histoire de ce dernier siècle pourrait se résumer ainsi : une déchristianisation massive de presque tout l’occident, principalement en Europe, où on a défait en quelques décennies ce qu’on avait bâti en quinze siècles.

On peut faire tous les reproches à l’Église catholique, mais au début du XXe siècle, elle jouait encore un rôle politique et surtout, elle restait culturellement majoritaire. En France, le drame se noue en 1905, avec la loi de séparation des églises et de l’État, qui est imaginée pour achever son influence autant que pour la chasser des esprits. Le grand principe de cette laïcité à la française est au fond compatible avec celui édicté par Jésus : il y a la foi intérieure, et la liberté est préservée de ce point de vue, et il y a l’espace public, où le religieux ne peut exercer une influence. Selon cette séparation, l’État est laïc, certes, mais à aucun moment il n’est précisé que la société doit être athée. Le problème, c’est que l’Église a intégré qu’elle était chassée, et a abandonné sur tous les terrains.

Son influence politique s’est rapidement affaissée, mais elle a surtout abandonné ce qu’on appelle le « catholicisme social » qui lui donnait une assise populaire. Longtemps, les gens ont vécu dans un bain culturel catholique. Leur journée était rythmée par les cloches, ils suivaient quelques offices, se retrouvaient à la messe le dimanche. Même si dans le secret de leur conscience, ils n’étaient pas nécessairement animés d’une foi intense, ils avaient recours aux services du curé dans les moments importants de leur vie : le mariage, la maladie, la mort. J’aime beaucoup l’idée de « foi du charbonnier » parfois décrite par Balzac comme le fait « d’aimer la Sainte Vierge comme on aime sa femme » : une piété filiale, un attachement dénué de réflexion théologique ou philosophique, une fidélité à une histoire et à des racines davantage qu’une révélation mystique. Je me situe parfaitement dans cette catégorie-là ; cette foi simple constitua le ciment d’une civilisation.

Après 1905, et durant son vaste mouvement de retrait, l’Église a confondu « disparaître de la sphère publique » et « disparaître tout court ». Elle s’est effacée du monde. Autrefois, elle gouvernait les âmes ; aujourd’hui, son influence politique est nulle, et son rôle dans la société réduit à presque rien : on peut vivre en France sans voir un prêtre durant toute sa vie. Ils n’ont pas disparu, simplement on les voyait auparavant parce qu’ils portaient des soutanes et organisaient des processions lors des grandes fêtes religieuses, aujourd’hui, ils s’habillent en civil et se cachent comme au temps des catacombes.

Et l’Église semble s’excuser d’exister encore. Récemment, en France, nous avons vécu un vaste mouvement d’insurrection de la part de ceux qu’on pourrait appeler les « laissés pour compte de la mondialisation », les gilets jaunes. Ces gens criaient une colère venue de loin et ils étaient soutenus par une majorité de la population. Un phénomène social de cet ordre ne peut échapper à aucune institution revendiquant d’avoir un projet pour les hommes. À défaut d’exercer une influence politique, l’Église aurait pu jouer son rôle en offrant un projet spirituel à ceux qui se battent contre une perte de sens globale. Il existe 104 diocèses en France, soit autant d’évêques, qui sont les représentants de l’Église dans le pays. Un d’entre eux, un seul, a jugé bon de se rendre à la rencontre des gilets jaunes. Peut mieux faire. […]

Splendeur catholique.

Michel Houellebecq. — L’Église catholique peut-elle retrouver son ancienne splendeur ? Oui, peut-être, je ne sais pas. Il serait bien qu’elle s’éloigne définitivement du protestantisme, et qu’elle se rapproche de l’orthodoxie. S’y intégrer complètement serait la meilleure solution, mais ne sera pas facile. La question du Filioque peut être aisément résolue par les théologiens compétents. Le problème de l’installation des barons francs au Proche-Orient ne se pose plus, même Donald Trump a laissé tomber. Mais, pour l’évêque de Rome, renoncer à son ambition universelle, n’avoir qu’une prééminence honorifique sur les patriarches de Constantinople ou d’Antioche, sera peut-être difficile à avaler.

Au minimum, il faudrait que l’Église catholique, imitant la modestie orthodoxe, limite ses interventions dans les domaines qui ne sont pas directement de son ressort (j’ai cité la recherche scientifique, le gouvernement des États, l’amour humain). Qu’elle renonce à cette manie d’organiser des conciles, qui sont surtout l’occa­sion de déclencher des schismes. Qu’elle renonce également aux encycliques, et mette un frein à son inventivité doctrinale (l’Immaculée Conception, et surtout l’infaillibilité pontificale heurtent trop directement la raison ; la raison est un gros animal paisible, qui s’endort sans difficulté à l’heure du culte ; mais il faut éviter, à son égard, les provoca­tions inutiles).

Elle peut s’inspirer du pentecôtisme, de la même manière que la pop music s’est inspirée du gospel et du blues ; d’autre part il ne faut pas oublier une dose nécessaire de folie, en version russe c’est Dostoïevski : « S’il faut choisir entre le Christ et la vérité, je choisis le Christ », en version française nous avons Blaise Pascal.

Tout se résume au fond à ce que l’Église catholique a, au cours de son histoire, accordé beaucoup trop d’importance à la raison (et cela s’est aggravé au long des siècles, sans doute, peut-être est-ce que j’insiste trop, mais enfin je ne crois pas, sous l’influence du protestantisme). L’homme est un être de raison — si on veut, cela arrive, de temps en temps. Mais il est avant tout un être de chair, et d’émotion : il serait bien de ne pas l’oublier.

Geoffroy Lejeune. — L’Église catholique peut-elle retrouver son ancienne splendeur ? Oui, sans doute, mais la route est longue. Si on devait résumer les dernières décennies, on pourrait dire que l’Église, après avoir perdu le pouvoir temporel, a tenté de survivre en se faisant tolérer ; elle s’est pour cela essentiellement adaptée aux dérives d’un monde qu’elle est censée sauver. Cette inversion de rôle la conduit en effet au suicide, mais même aux yeux de Dieu, il existe, après ce geste tragique, une possibilité de salut : le saint curé d’Ars a dit un jour à une mère désespérée par le suicide de son fils qu’entre le pont d’où il s’était jeté et l’eau où il s’était noyé, il avait eu largement le temps de regretter, et de se retourner vers la miséricorde divine.

Pour sauver ce qui peut l’être, il faudrait peut-être rompre avec le relativisme en vogue depuis les années soixante. Peut-être l’Église retrouverait-elle un peu de sa splendeur si elle cessait de vouloir être cool, et qu’elle enseignait à nouveau la crainte de Dieu, sans laquelle il n’y a pas d’amour ; c’est exactement comme pour l’éducation des enfants, on a laissé se saper l’autorité parentale, avec les mêmes conséquences.

L’Église devrait peut-être modérer sa fascination pour les autres religions. Au sujet du protestantisme, comment tolérer des chevaux de Troie tels le secrétaire général de la conférence des évêques d’Italie, monseigneur Nunzio Galantino, qui a dit il y a peu de temps que « la Réforme lancée par Martin Luther il y a 500 ans a été un événement du Saint-Esprit » ? Je précise qu’il est proche du pape et appelle à une nouvelle Réforme. Le pape François lui-même multiplie les signes à l’égard des musulmans, comme en témoigne son récent voyage aux Émirats arabes unis, et avait pris soin de se définir comme simple « évêque de Rome » le jour de son élection, un gage de bonne foi donné cette fois aux orthodoxes.

Il faudrait en finir avec la quête permanente d’émotion, de ce point de vue, l’Église ne peut pas lutter avec les concerts ou le cinéma ; mais si elle se cantonne à sa mission, annoncer Dieu, et conduire les hommes à la vie éternelle, elle reste absolument indispensable.

Peut-être l’Église retrouverait-elle un peu de crédibilité si elle cessait de se concevoir comme une ONG vaguement caritative, mais qui n’assume pas la source de sa générosité, le Christ. En politique, elle gagnerait peut-être à cesser de jeter le discrédit moral sur certains gouvernements (les critiques du pape sur la gestion des migrants par le ministre de l’intérieur italien Matteo Salvini sont un bon exemple). De manière générale, depuis qu’elle est devenue minoritaire, l’Église en Europe s’est recroquevillée sur des noyaux durs, sociologiquement très homogènes, elle s’est presque constituée en classe sociale, et s’est coupée de la majorité des âmes. Son embourgeoisement est peut-être, finalement, le plus grand fléau qui frappe l’Église en ce début de XXIe siècle.

Michel Houellebecq. — La restauration du catholicisme dans son ancienne splendeur peut-elle réparer notre civilisation endommagée ? Là nous sommes d’accord, c’est beaucoup plus simple, évident presque : la réponse est oui.

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