jeudi 4 février 2016

Apprend-on le français sur le plancher des usines de Montréal ?

Chronique intéressante de Tania Longpré. L’article du Devoir auquel elle fait référence est celui-ci. Des patrons québécois y demandent à ce que les immigrants n’apprennent plus le français avant de travailler chez eux. Ces chefs d’entreprises parlent beaucoup de « travailleurs spécialisés » puis de « travailleurs qualifiés » qui iraient sur le « plancher » de leur usine. On peut se demander jusqu’à quel point ces travailleurs qui ne connaîtraient pas le français (ni l’anglais ?) sont qualifiés ou est-ce simplement un argument sentimental (« des ingénieurs qu’on vous dit ! ») qui cache une main-d’œuvre à bon marché qu’on veut encore plus rapidement mise au travail pour un bas salaire.

Même sans cours de français, si vous laissez (un immigrant) sur le plancher six mois, un an, il va apprendre son français à l’usage », disait le président de l’Association des manufacturiers et exportateurs du Québec » cité dans le Devoir de ce matin.

J’ai failli m’étouffer en lisant cette phrase. Qu’elle est belle quand même, la naïveté de ceux qui pensent que les immigrants « attrapent » le français dans les manufactures de Montréal.

Il faudrait que ce monsieur vienne faire un tour dans une classe de francisation de Montréal. J’y enseigne depuis huit ans, et cela ne m’est jamais arrivé d’avoir dans ma classe des gens qui avaient travaillé durant des années dans des usines et qui y avaient appris le français, du moins, adéquatement. [...] Ça, c’est pour ceux qui parlent un peu français, mais en réalité, la langue d’usage dans la majorité des manufactures montréalaises, c’est l’anglais... ou encore l’espagnol ou une multitude d’autres langues.

Le cas classique ? Les usines de poulet. En voulez-vous, des immigrants diplômés dans leur pays d’origine, qui découpent des poulets dans des usines, à des salaires ridicules et où ils ne parlent pas un mot de français de la journée ? Lorsqu’au début de ma pratique, je disais à mes étudiants qu’ils allaient utiliser leur français, ils riaient de moi en me disant que comme ils étaient tous hispanophones, leur langue d’usage était bien évidemment l’espagnol.

Ce que les gens comme ceux de l’Association des manufacturiers tentent de faire, c’est d’avoir encore plus de travailleurs « aubaines » : des gens à qui on a vendu le rêve nord-américain, mais qui dépècent finalement de la volaille, ou qui plient des boîtes de carton dans des usines en n’apprenant pas la langue, et en ne se donnant pas les outils — dont la langue — pour améliorer leur condition.

[Note du carnet : nous connaissons nous-mêmes des immigrants sud-américains issus de la petite bourgeoisie qui se sont fait la même réflexion : l’immigration ne servirait-elle d’abord qu'à avoir une main-d’œuvre bon marché ? Plusieurs se disent qu’ils ont fait le mauvais choix de venir en Amérique du Nord quand ils voient le peu de progrès qu’ils ont fait en 20 ans alors que leurs pays (le Pérou et le Chili notamment) se sont entretemps radicalement transformés et enrichis.]

D’un autre côté, si le Québec a besoin de travailleurs bon marché, qu’il le dise ! Qu’il cesse de sélectionner des professionnels pour dépecer des poulets, installer des boulons ou cirer les planchers des grandes surfaces la nuit ! À quoi bon sélectionner des ingénieurs si nous cherchons en fait des concierges ?

[Note du carnet : il existe une autre solution potentielle : l’automatisation, le Japon a une très faible immigration qu’il compense par une forte automatisation.]

Soyons clairs dans nos demandes ! Si nous cherchons de la main-d’œuvre bon marché qui ne parle pas français, disons-le clairement plutôt que de se draper dans la vertu des immigrants instruits et francisés... qui ne comblent finalement pas nos réels besoins ?

La réalité, c’est que des hommes et des femmes de toutes origines, que j’ai connus comme étudiants de français et qui avaient travaillé — souvent de longues années — à Montréal n’avaient pas appris le français au travail. En fait, leur méconnaissance du français était pratiquement valorisée. La réalité, c’est que moins ils parlaient, plus ils étaient efficaces et productifs. C’est de cette façon qu’un cercle vicieux s’est installé : plusieurs immigrants sont obligés de travailler de longues et dures journées sans pratiquer la langue française, dans un environnement de travail ne favorisant pas les interactions avec les francophones et n’ayant pas l’occasion d’interagir avec le reste de la société. Évidemment, la francisation en milieu de travail est une avenue intéressante, mais avec quels résultats ? Soyons réalistes : avec quatre heures de cours de langue par semaine — en étant chanceux ! — personne n’arrivera au même résultat qu’un immigrant qui étudie le français 30 heures par semaine dans un centre de francisation ! Je ne compte plus les étudiants qui avaient de bons boulots de jour chez Bombardier... et qui se francisaient le soir parce qu’ils n’automatisaient pas le français au travail, voire ne l’utilisaient tout simplement pas.

La réalité, c’est que nos gouvernements disent que la francisation des immigrants est primordiale : pourtant, ils l’encouragent peu. Non seulement elle ne donne pas un revenu suffisant [à ceux qui suivent les cours], mais elle n’est pas obligatoire. Plusieurs décideront donc d’intégrer directement le marché du travail, mais celui-ci offre des opportunités limitées quand on ne maîtrise pas la langue. Les nouveaux arrivants se retrouveront donc la plupart du temps dans une usine de poulet, ayant des petits emplois sous-payés qui n’exigent aucune maîtrise de notre langue [officiellement] commune.

La réalité, c’est que notre gouvernement assume maintenant que le français n’est plus la pierre d’assise de l’intégration des nouveaux arrivants, et que l’intégration, finalement, ce n’est pas primordial. Ce qui est important, c’est d’avoir ici des gens qui dépècent des poulets.

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