Extrait d’un entretien avec le philosophe Rémi Brague :
Après les attentats de janvier, vous aviez déclaré « en France, on a le droit de tout dire, sauf ce qui fâche ». À quoi faisiez-vous référence ?
Cela étant, l’existence de groupes de pression, de lobbies, d’amicales de toutes sortes, le tout plus ou moins discret dans ses affiliations comme dans ses buts, est une évidence. Il serait naïf de nier leur existence et leur intention tout à fait avouée de défendre leurs intérêts ou de promouvoir leur vision de la société, comme il serait naïf de leur attribuer tout ce qui nous déplaît.
Concrètement, pourquoi certains sujets seraient-ils inabordables ?
D’abord, parce qu’ils sont, en soi, difficiles à traiter. Ils demandent une culture que tout le monde n’a pas pris le temps d’acquérir. Et plus encore peut-être le courage intellectuel de briser les cadres de réflexion habituels pour voir les phénomènes en face. Bien des journalistes à qui on demande des rythmes de travail intenables n’ont pas le temps d’apprendre, et certaines écoles les ont formatés si efficacement qu’ils s’imaginent déjà en possession des clefs conceptuelles qui ouvrent toutes les portes.
Ensuite, parce qu’il n’est pas toujours facile de résister à certaines pressions ; le refus poli de publier ou de faire traduire chez de grands éditeurs, le refus poli de relayer une information pourtant bien attestée, tout cela est efficace, et d’autant plus que c’est discret.
Enfin, nous avons de plus en plus de mal à pratiquer certaines distinctions qui sont pourtant de la logique tout à fait élémentaire. Ainsi, entre les personnes, d’un côté, et, de l’autre côté, leurs croyances ou leurs pratiques. Le suffixe « phobie », qui a connu depuis quelques années une inflation remarquable, sert à rendre impossible cette distinction : dire que les pratiques homosexuelles sont des perversions, ce serait de l’homophobie et « stigmatiserait » (encore un mot dont l’inventeur a dû se retirer fortune faite...) les homosexuels ; dire que le Coran, les hadiths et la vie de Mahomet contiennent de quoi justifier le meurtre, le viol et le vol, ce serait de l’islamophobie et « stigmatiserait » les musulmans. Mais dire que le tabac augmente les risques de cancer, est-ce de la « fumeurophobie » ? Est-ce « stigmatiser » les fumeurs ? N’est-ce pas plutôt leur rendre service en les avertissant des risques qu’ils courent ?
Source : Valeurs actuelles du 6 janvier
Après les attentats de janvier, vous aviez déclaré « en France, on a le droit de tout dire, sauf ce qui fâche ». À quoi faisiez-vous référence ?
Tout dépend de ceux qu’il ne faut surtout pas fâcher. Qui sont aujourd’hui les vrais puissants, ceux qui sont véritablement influents ? Cette question a été valable, quelle que soit l’époque. Ainsi, les jésuites, au XIXe siècle, pour des gens comme Edgar Quinet, la cinquième colonne pour l’armée, les juifs pour les antisémites, les francs-maçons ou la synarchie pour la droite française, le Comité des forges pour la gauche, ont représenté le fantasme d’une toute-puissante araignée dont la toile est partout.
Cela étant, l’existence de groupes de pression, de lobbies, d’amicales de toutes sortes, le tout plus ou moins discret dans ses affiliations comme dans ses buts, est une évidence. Il serait naïf de nier leur existence et leur intention tout à fait avouée de défendre leurs intérêts ou de promouvoir leur vision de la société, comme il serait naïf de leur attribuer tout ce qui nous déplaît.
Concrètement, pourquoi certains sujets seraient-ils inabordables ?
D’abord, parce qu’ils sont, en soi, difficiles à traiter. Ils demandent une culture que tout le monde n’a pas pris le temps d’acquérir. Et plus encore peut-être le courage intellectuel de briser les cadres de réflexion habituels pour voir les phénomènes en face. Bien des journalistes à qui on demande des rythmes de travail intenables n’ont pas le temps d’apprendre, et certaines écoles les ont formatés si efficacement qu’ils s’imaginent déjà en possession des clefs conceptuelles qui ouvrent toutes les portes.
Ensuite, parce qu’il n’est pas toujours facile de résister à certaines pressions ; le refus poli de publier ou de faire traduire chez de grands éditeurs, le refus poli de relayer une information pourtant bien attestée, tout cela est efficace, et d’autant plus que c’est discret.
Enfin, nous avons de plus en plus de mal à pratiquer certaines distinctions qui sont pourtant de la logique tout à fait élémentaire. Ainsi, entre les personnes, d’un côté, et, de l’autre côté, leurs croyances ou leurs pratiques. Le suffixe « phobie », qui a connu depuis quelques années une inflation remarquable, sert à rendre impossible cette distinction : dire que les pratiques homosexuelles sont des perversions, ce serait de l’homophobie et « stigmatiserait » (encore un mot dont l’inventeur a dû se retirer fortune faite...) les homosexuels ; dire que le Coran, les hadiths et la vie de Mahomet contiennent de quoi justifier le meurtre, le viol et le vol, ce serait de l’islamophobie et « stigmatiserait » les musulmans. Mais dire que le tabac augmente les risques de cancer, est-ce de la « fumeurophobie » ? Est-ce « stigmatiser » les fumeurs ? N’est-ce pas plutôt leur rendre service en les avertissant des risques qu’ils courent ?
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