lundi 18 février 2013

Bock-Coté : « L’école est une question politique »

Long texte de Mathieu Bock-Côté sur l’école et la politique. Extraits. Quelques brefs commentaires du carnet entre crochets.
Et mon sentiment est simple : si on veut vraiment œuvrer pour l’éducation au Québec, ce n’est pas d’abord de l’Université dont il faut s’inquiéter. Non pas qu’elle aille bien. Mais elle se trouve en fin de parcours. S’il faut réparer l’école, s’il faut la reconstruire, c’est d’abord en se tournant vers l’école secondaire, et en sortant du questionnement habituel sur le décrochage scolaire ou sur la conversion technologique des écoles, comme on l’a vu il y a quelques années. Car la question demeure enfouie : de quoi les jeunes décrochent-ils ? Et que veut-on transmettre avec les nouveaux outils technologiques ? Il faut aussi cesser de croire qu’il suffirait d’ajouter des milliard $ dans le système pour d’un coup le relancer. C’est en examinant en profondeur son rapport à l’école secondaire que notre société comprendra mieux comment certains de ses ressorts les plus intimes se sont brisés depuis un demi-siècle – ce qui ne veut évidemment pas dire que nous vivions dans une société idéale auparavant. Pourquoi l’école québécoise nous est-elle devenue si étrangère ? Pourquoi les Québécois cherchent de plus en plus à la fuir vers l’école privée, même si l’école privée est pourtant victime de problèmes semblables à ceux de l’école publique [Note du carnet : son programme est contrôlé par le Monopole de l'Éducation, sa liberté est sévèrement surveillée  par les mêmes technocrates], d’ailleurs. En fait, le débat sur l’école secondaire existe dans l’espace public, principalement à travers le procès de la « réforme scolaire ». Mais de la réforme, on parle sans cesse sans trop savoir de quoi on parle. On y voit une innovation de technocrates obnubilés par des théories pédagogiques bizarres, qui voient les enfants comme des cobayes sur lesquels tester des idées comme s’y amuseraient tout autant d’apprentis sorciers. On ne se trompe pas en disant cela, bien qu’on passe probablement à côté de l’essentiel – c’est-à-dire qu’on ne voit pas à quel point la question de l’école est devenue hautement politique. Lorsque le débat sur la réforme scolaire se pointe le nez, chaque fois, il met en scène les deux mêmes camps : d’un côté, une intelligentsia supposément éclairée provenant généralement des autoproclamées « sciences de l’éducation » qui veut éclairer un peuple ignare ne comprenant apparemment rien aux innovations de la pédagogie démocratique et postmoderne, de l’autre, une population sentant bien que l’école est brisée, qu’elle ne relaie plus efficacement l’impératif de transmission culturelle, et qui sent qu’une presque secte idéologique forte de l’arrogance des apprentis sorciers a mis la main sur l’école.

[...]

 Au Québec, le ministère de l’Éducation est un État dans l’État. L’incapacité du politique à mater la bureaucratie scolaire et à imposer de nouvelles orientations conformes aux exigences de l’humanisme classique est un révélateur parmi d’autres de l’impuissance du politique causée par l’extension indéfinie de l’État bureaucratique, qui devient, sur l’essentiel, et à travers ses divers bureaux, le véritable centre de commande de l’État. Mais ce vocabulaire un peu technocratique, celui des connaissances contre celui des compétences, même s’il effleure correctement la question de l’école, révèle une crise plus profonde. En fait, on pourrait dire qu’il s’agit de la traduction technocratique de la question de la transmission culturelle au Québec. Ou plus simplement, de notre rapport à la notion d’« héritage ». Qu’est-ce que l’école doit transmettre comme savoir et comme idée de l’homme ? Le sentiment est partagé par plusieurs, et le sujet est bien documenté : depuis quelques décennies, nous avons progressivement renoncé à transmettre un certain patrimoine de civilisation, ainsi que les œuvres qui l’exemplifient. L’école ne transmet plus. Elle n’élève plus (élever suppose ici d’amener l’élève à un niveau supérieur, ce qui suppose au moins qu’on reconnaisse une certaine verticalité dans le rapport pédagogique). Ou du moins, on travaille très fort à ce qu’elle ne le fasse plus. Partout, on sent que la tension entre l’émancipation individuelle et l’héritage culturel, tension pourtant constitutive de la modernité, s’est liquidée au profit exclusif du premier terme. Plus encore, la sympathie pour la vision classique de l’école, centrée sur les humanités occidentales, l’apprentissage des classiques, la maîtrise de la langue et la connaissance de l’histoire, est désormais [note du carnet: sottement] considérée comme l’expression d’un préjugé traditionaliste fermé à l’innovation sociale et hostile à la créativité de l’enfant. C’est même contre elle que le ministère et ses idéologues ont tendance à se battre. Évidemment, on se demandera d’où vient cette étrange mutation des mentalités. Qu’est-ce qui l’explique ? Pourquoi ne voulons-nous plus transmettre la culture à la manière d’un patrimoine que chaque génération doit assumer en plus de le retravailler, de le rénover, de l’enrichir ? D’où vient ce mépris affiché par l’école pour la culture ? D’où viennent les préférences idéologiques du ministère de l’Éducation ? Ce sont de telles questions qu’il faudrait ouvrir pour apercevoir toutes les variables de la crise de l’éducation, pour bien voir aussi de quelle manière elle est indissociable d’une crise plus large des fondements de la cité et de l’idée de l’homme qui se trouve à son fondement – on pourrait dire aussi, dans les circonstances, de l’idée de l’homme occidental.

La société du vide

La réforme scolaire incarne en fait la normalisation gestionnaire et technicienne d’un projet politique assez radical qui s’est déployé au cours des dernières décennies. Ce projet, on pourrait l’assimiler à une radicalisation de la modernité – d’autres parlent de l’avènement d’une société postmoderne, fracturée, éclatée, délivrée du passé comme de l’avenir, et lévitant dans un présent perpétuel, où une liberté flottante devient vite insignifiante tant elle ne sait plus à partir de quels fondements construire la cité et s’instituer. C’est-à-dire à la volonté de mener encore plus loin une société s’arrachant à son histoire et cherchant à vivre exclusivement dans le registre de l’émancipation, comme si l’humain devait toujours se créer lui-même à partir de sa propre volonté, à partir d’une page blanche, sans jamais hériter d’un monde commun qui viendrait au moins l’inscrire dans un donné. Dans cette société où des individus déliés se rencontrent sans jamais vraiment s’unir, l’éducation se laisse aisément définir comme un simple apprentissage de l’adaptabilité sociale. Elle doit permettre à chacun de devenir un caméléon, adaptable à tous les milieux, sans lui inculquer aucune vertu, sinon celle de l’« ouverture », disposition existentielle privilégie par les hypermodernes. Ouverture à quoi ? On prend rarement la peine de nous l’expliquer. Et il est vrai que la société occidentale de la deuxième moitié du vingtième siècle est marquée par une déstructuration culturelle profonde, qui transformera inévitablement notre rapport aux institutions et à l’idée de transmission culturelle. La société de consommation créait les conditions d’un remplacement de la culture par le divertissement. Et la fin des grands projets politiques (ou du moins, leur disqualification et leur refoulement dans les marges de la cité, comme s’ils étaient l’expression d’une condamnable nostalgie traversée par une tentation autoritaire) disqualifie peut-être aussi les « savoirs » autrefois jugés indispensable à une bonne éducation civique, comme la connaissance de l’histoire, celle de la géographie ou celle de la littérature. La société contemporaine ne se voyant plus comme une cité où se poseraient d’une manière ou de l’autre les questions « éternelles » du politique, mais bien comme une addition d’individus personnalisant la question du sens et ne voulant rien d’autre de la collectivité que des droits à faire valoir contre les uns et les autres, elle croit désormais pouvoir se passer des œuvres à travers lesquelles s’exemplifiait la permanence des problèmes humains.

Il est pourtant probable que ces problèmes ne disparaissent pas : l’homme cesse tout simplement de les apercevoir et conséquemment, d’avoir la moindre emprise sur eux, ce qui correspond à une dépolitisation en profondeur de la société, qui entraîne un sentiment d’impuissance démocratique. Allan Bloom, avec raison, parlait des âmes modernes comme autant d’âmes désarmées. Alain Finkielkraut le rejoignait évidemment en disant de l’ingratitude des modernes se retourne contre eux. On pourrait aussi penser à Marcel Gauchet, qui évoque le retournement de la démocratie contre elle-même. Ces grandes figures de la philosophie politique désignent le même problème : la société contemporaine, en évacuant l’héritage, et en évacuant la permanence humaine avec laquelle il permettait d’entrer en contact, devient presque pathologique. La démocratie n’a de sens que si elle s’inscrit dans la longue histoire d’une civilisation, dont elle est la forme politique privilégiée. Les grands idéaux émancipatoires de la modernité ne sortent pas d’un vide métaphysique mais s’inscrivent dans l’histoire longue de la civilisation occidentale. Ils ne sont compréhensibles qu’à partir du moment où ils s’accompagnent d’une véritable conscience historique. L’homme déculturé, jeté dans le vide d’un monde qu’il ne veut plus habiter mais qu’il cherche à consommer, n’est pas libre. II est nu. Il aura froid. Il grelottera. L’homme naît dans un monde qui le précède et lui survivra : s’il s’en détache, il s’appauvrira, et risque de tomber dans l’étrange manie de la « construction de soi » dans une quête éperdue d’originalité qui revêtira souvent les habits de la plus banale insignifiance. Tocqueville disait du mouvement de la modernité, de sa tendance à l’égalisation des conditions sociales et de l’évidement de la conscience historique qu’il échappait en dernière instance à la liberté humaine. Celle-ci pouvait au mieux civiliser l’égalitarisme niveler pour éviter qu’elle ne ravage tout sur son passage. S’il se refusait de faire le portrait d’une humanité en déchéance dans la modernité (avec raison, d’ailleurs, car il serait bien présomptueux et finalement stupide de décréter que les milles expérimentations possibles de l’émancipation humaine ne valent rien devant la majesté de l’homme éternel), il n’en reconnaissait pas moins que la modernité s’accompagnait d’une perte : celle du monde commun, et conséquemment, celle du politique. Si on peut se montrer un peu sévère envers cette forme de fatalisme historique, il nous permet au moins de ne pas succomber à la nostalgie réactionnaire qui voudrait nous voir restaurer de manière fantasmatique la société d’hier. Nous ne pouvons donc pas renverser la modernité. Mais nous pouvons la contenir et la ralentir, et ainsi, l’humaniser en lui rappelant que l’homme n’est un homme qu’à travers la médiation d’une culture, de limites, qui balisent justement l’exercice de sa liberté. Mais c’est justement la capacité de poser de telles balises qui s’est trouvée politiquement compromise depuis quelques décennies. De ce point de vue, il se pourrait que la « radicalisation » de la modernité à laquelle on nous invite souvent à consentir par fatalisme, masque en fait un projet politique idéologiquement chargé. Autrement dit, cette réflexion en hauteur sur le destin de notre civilisation serait incomplète si elle oubliait de quelle manière la transformation de l’école s’est imposée comme un projet politique à partir des années 1970, quand une partie de la gauche radicale s’est investie dans l’école et l’a considéré comme un lieu privilégié des nouvelles luttes idéologiques à partir desquelles elle entendait transformer son projet politique.

Aux origines du pédagogisme

Nous parlons donc d’une lutte politique. Et nous devons d’un coup rejoindre l’histoire de la gauche radicale, qui fut un acteur idéologique majeur de 1960 à 1980, et qui transforma considérablement, à travers les nombreuses luttes qu’elle menait, la culture politique des sociétés occidentales. On a un peu perdu le souvenir de ces luttes et on les traite à la manière d’un moment de folklore politique auquel la génération 68 se rapporte dans ses moments nostalgiques, mais on se refuse normalement à en faire le point d’origine de plusieurs des changements sociaux qui caractérisent la société contemporaine. À moins qu’on ne présente ces années à la manière du point de départ d’une grande révolution des droits ayant accouché d’une société joyeusement inclusive, et alors il est interdit de remettre en question des évolutions sans se faire immédiatement refouler dans le camp des réactionnaires, qui regroupe en fait tous les conservateurs, de gauche comme de droite, inquiets des dérives de plus en plus nombreuses d’un égalitarisme devenu pathologique. Mais le fait est qu’on peine à penser que sur certaines questions importantes, la gauche radicale de l’époque a gagné sa lutte en entraînant la société à se convertir, du moins en partie, à sa vision du monde (elle a d’autant plus gagné que ses conquêtes ne semblent plus radicales : on se les imagine comme tout autant de progrès d’une démocratie inclusive. Nous ne sommes plus capables de suivre ses traces et de reconnaître l’empreinte qu’elle a laissée sur nos institutions, et sur la philosophie qui les anime. C’est ainsi qu’on comprend mal, en général, les origines du multiculturalisme, du féminisme radical ou de l’écologisme dur, parce qu’on ne s’attarde pas à leur genèse. C’est aussi pour cela qu’on ne comprend pas le pédagogisme, qui est le nom, me semble-t-il, qu’il faut donner à la philosophie de l’éducation et de l’école héritée du progressisme des années 1960.

[...]


Cette critique de la civilisation occidentale portera aussi sur l’école. La critique de la civilisation occidentale portait à conséquence : il ne fallait plus se poser en héritier de celle-ci, mais désormais prendre conscience des horreurs historiques dont elle se serait rendue coupable. Il faut relire les textes de l’époque pour comprendre à quel point une étrange haine de soi s’emparait des consciences. La civilisation occidentale serait génocidaire, impérialiste, raciste, sexiste, homophobe. Elle aurait refoulé l’aspiration de l’homme à l’émancipation à travers des institutions étouffantes. Le progressisme se réinventait : l’homme occidental s’affranchirait en se libérant de ses appartenances. C’est justement parce qu’il cessera peu à peu d’être Occidental qu’il approfondira son expérience d’une humanité plus authentique, plus créatrice, plus libre. Celui qui serait le plus sévère envers la civilisation occidentale serait l’homme le plus évolué, le plus ouvert. La civilisation occidentale commençait l’apprentissage de la haine de soi. On voyait poindre là le phénomène aujourd’hui assimilé à la « mauvaise conscience occidentale ». La seule manière d’être véritablement progressiste consisterait à dynamiter la tradition – ou plus exactement, l’idée même de tradition. Ce ne serait évidemment pas sans conséquence sur la vision de l’éducation dans la mesure où cette civilisation n’était plus à transmettre et perpétuer par l’école. On voyait surtout émerger une nouvelle idée de l’homme, qui devait s’affranchir de la figure de l’héritier – l’héritier serait un homme se laissant définir par d’autres que lui-même, comme s’il inhibait sa propre créativité. Pire : l’héritier serait coupable par association du passé occidental. La répudiation de ce passé et des œuvres l’exemplifiant devenait urgent. Pour le dire à la manière d’une grande figure du progressisme de cette époque, Michel Foucault, il faudrait faire de sa vie une « œuvre d’art », en bricolant soi-même ses appartenances, sans jamais se croire véritablement redevable envers ses prédécesseurs. L’ordre social ne serait pas héritage et création, mais création perpétuelle. Une nouvelle idée de l’enfant accompagnait cette mutation. C’était l’époque de la « libération du désir ». On considérait à cette époque que les différents mécanismes de régulation et de répression du désir étaient coupables de mutiler l’aspiration créatrice de l’être humain [carnet : et d'une certaine mode chic de la pédophilie, voir Daniel Cohn-Bendit]. Le désir devait se libérer des tabous, des inhibitions, des contraintes sociales qui l’amenaient à trouver son contrepoids dans l’idéal du devoir, l’individu ne pouvant vraiment s’accomplir qu’en gardant en tête l’idée qu’il appartient à une collectivité et que cette appartenance n’est pas seulement génératrice de droits mais de devoirs.

De là, la nouvelle pédagogie progressiste misait sur la créativité de l’enfant, vierge de l’empreinte d’une société à la culture toxique. La créativité ne devait pas être contaminée par la société adulte. À terme, laissés à eux-mêmes, les enfants développeraient une société libre, égalitaire, fraternelle, sexuellement émancipée, sans aliénation et malheurs. On se souvient des expériences pédagogiques absolument débiles qui ont été élaborées à partir de cette prémisse. Celle des libres enfants de Summerhill est la plus connue. On voulait libérer les enfants des adultes, comme s’ils représentaient un peuple opprimé appelé à s’émanciper en s’autonomisant. Ils auraient un privilège immense : celui de naître à l’extérieur d’un monde faisandé. Il faudrait les en tenir éloigné. Finalement, nous aurions beaucoup à apprendre d’eux. Leur pureté virginale devrait nous inspirer, nous éduquer. L’enfant désaliéné et libéré de l’aliénation occidentale était la plus belle promesse faite à la gauche radicale. Surtout, le « peuple-enfant » devait désormais s’élever lui-même – avec le soutien minimal de la société adulte qui devait seulement l’accompagner dans sa découverte de lui-même –, ce en quoi on voit les origines de la nouvelle pédagogie où l’enseignant ne transmet plus une matière qui le traverse et qui l’anime, mais doit simplement instrumentaliser certaines connaissances relatives pour favoriser l’autodéveloppement de l’enfant. [Note du carnet: l'enfant n'est plus un élève élevé par les adultes plus haut, mais un apprenant, voire parfois un s'auto-apprenant.] Quoi qu’il en soit, l’école devint rapidement un nouveau théâtre pour les luttes idéologiques en Occident. Il fallait transposer dans ses murs les nouvelles luttes idéologiques et chercher à déconstruire à partir d’elle les mécanismes de reproduction des inégalités sociales et culturelles, en inculquant aux nouvelles générations une nouvelle conscience collective, libérée des assignations identitaires contenues dans la tradition et surtout, affranchies des traditions justifiant l’ordre social. L’école ne devait plus transmettre la société. On lui assignait un nouveau rôle : celui de la déconstruire, dans une pédagogie qui s’ouvrirait aux luttes des « opprimés » en s’appropriant leur vision du monde. Chose certaine, l’école n’était plus l’institution assurant un rapport toujours créateur entre le passé, le présent et l’avenir, et fondée sur le principe de l’héritage : elle devenait le levier par lequel la société pourrait enfin s’extraire de son histoire et se projeter dans l’utopie d’une société page blanche que l’on pourrait reprogrammer dans une matrice exclusivement égalitariste. Autrement dit, la lutte des classes retravaillée à travers le discours de la « lutte à l’exclusion » devait se poursuivre à l’école. Il fallait renverser le rapport pédagogique pour renverser le rapport de classes. La société ne devait plus miser sur l’école pour transmettre un patrimoine de culture et de civilisation. Que non. Parce qu’à travers ce patrimoine de culture, à travers ce savoir officialisé sous le signe des humanités, c’est la domination des forts sur les faibles qui se reproduirait, c’est le monde bourgeois, sexiste et raciste du capitalisme patriarcal qui se reproduirait. Transmettre la culture, c’était finalement reproduire une hégémonie culturelle masquant et justifiant tout à la fois les rapports de domination dont se serait historiquement rendue coupable la civilisation occidentale. Le renversement de mission était complet : l’école, en quelque sorte, devait déculturer les jeunes générations, les étanchéiser par rapport à la société adulte, pour éviter d’être contaminée – voire infectée – par ses préjugés. [Voir Gérard Bouchard au procès de Drummondville et le rôle de l’école d’État pour façonner les enfants loin des préjugés des parents, voir George Leroux au congrès de l'ACFAS : L’État doit viser à déstabiliser les systèmes absolutistes de croyance des parents.]

La querelle du cours classique

Cette grande offensive idéologique contre la conception classique de l’école et de l’éducation a eu lieu dans toutes les sociétés occidentales. Il faut dire qu’au Québec, cette philosophie a trouvé un environnement idéologique d’autant plus favorable que notre société a confondu la modernisation de l’éducation (et la modernisation par l’éducation) avec le saccage de sa propre tradition scolaire, elle aussi exécutée parce qu’entachée, apparemment, par la toxique Grande Noirceur. Et cette querelle est souvent exemplifiée dans la mémoire que nous entretenons du Cour classique, devenu le symbole d’une pédagogie réactionnaire et élitiste dont le Québec se serait heureusement libéré. La querelle du cours classique sert normalement à distinguer entre les modernes et les réactionnaires coupables de nostalgie pour l’ancien régime scolaire québécois. Elle masque pourtant une question plus fondamentale : celle de notre rapport fondamental à l’excellence occidentale, celle de notre appropriation singulière des œuvres fondatrices de notre civilisation. Le collège classique marquait une forme d’excellence à la québécoise, qui nous connectait directement au cœur du patrimoine de civilisation de l’Occident, même s’il s’agissait davantage de sa branche chrétienne que de sa branche moderne. On y lisait les auteurs antiques, bien évidemment, mais on y lisait aussi les grandes figures de la littérature française comme Léon Bloy ou Bernanos, ce qui contribuait heureusement à connecter le français québécois avec les sources les plus vivantes du français tel qu’il se réinvente toujours par la littérature. Évidemment, le cour classique était insuffisamment ouvert aux sciences, à l’économie, aux auteurs modernes, mais il n’en demeurait pas moins porteur d’un idéal : un homme bien formé le serait parce qu’il aurait fréquenté les grandes œuvres capitalisées dans la tradition occidentale. Le collège classique affirmait aussi autre chose : nos élites doivent partager une même culture pour communier dans une même civilisation, quitte à se diviser ensuite sur l’organisation de la cité. Il fallait que l’ingénieur comme l’avocat comme le professeur parlent le même langage lorsqu’ils parlent des choses de la cité – c’était avant l’émergence de l’État gestionnaire qui renonce au politique et confie la gestion des différents segments de la cité à autant d’administration spécialisées à prétention scientifique. Il s’agissait donc de l’institution d’une société qui avec ses mille et un défauts, et surtout, son traditionalisme encalminé, reconnaissait au moins la nécessité que ses élites partagent une même culture générale, qui permette d’affranchir la réflexion sur le bien commun des seules nécessités de la rationalité économique, et qui empêchait la complète technicisation des affaires publiques. Mais dans les années 1960, il n’y avait plus personne [Note du carnet: ils étaient plutôt bâillonnés ou ignorés!] pour défendre cet héritage vite disqualifié, et sauvagement déconstruit. Les innovations pédagogiques « progressistes » avaient donc un boulevard devant elles pour se déployer en trouvant même un relais dans le système d’éducation public qui se construisait et s’installait. Alors qu’ailleurs en Occident, on s’est porté à la défense d’un certain conservatisme scolaire, qui cherchait surtout à conserver l’humanisme pédagogique et un rapport vivant avec la tradition occidentale, au Québec, il n’y avait plus personne, mis à part quelques braves, pour rappeler qu’une société qui se vide de sa propre substance historique ne sera bientôt plus une société mais un rassemblement dispersé d’individus et de clientèles sociales regroupés par un État bureaucratique travaillant à l’indifférenciation de la société qu’il prétend pourtant gouverner. C’est peut-être pour cela que nous sommes allés si loin dans le délire pédagogiste.

Le pédagogisme : nouvelle norme

Je reviens à mon propos plus général. Le pédagogisme transformera l’école en profondeur. Il installera un nouvel idéal pédagogique, où le maître ne serait plus un maître mais seulement l’accompagnateur dévoué d’un enfant se construisant peu à peu, par lui-même, son propre savoir. Mais souvent, paradoxalement, cette pédagogie soi-disant libertaire s’accompagnait d’un système d’endoctrinement assez poussé. Puisqu’on était convaincu que la société des adultes était pourrie par le capitalisme, il fallait endoctriner les enfants aux vertus du marxisme et adapter la pédagogie à la culture spécifique des ouvriers. Il fallait désormais partir du savoir refoulé des dominés. Dans les années 1970, la CEQ s’en était rendue spécialiste. C’était l’époque où on considérait que 2 plus 2 relevait d’une mathématique bourgeoise, abstraite, désincarnée. Il fallait plutôt additionner deux vieux pneus, plus deux vieux pneus. On le voit, la pédagogie du vécu était déjà présente à travers cette guerre ouverte à une bourgeoisie fantasmée. Il fallait partir de l’enfant et ne pas brusquer sa subjectivité en lui imposant de manière autoritaire un savoir extérieur. On voit aussi que les [women, black, sexual] studies universitaires qui prétendent justement institutionnaliser le savoir refoulé des dominés remonte à cette période. Par exemple, on ne voulait plus lire les classiques, parce qu’on se les imaginait seulement comme autant de textes de propagande écrits par des «  hommes blancs morts ». En l’espace de trente ans, cette philosophie de l’éducation (devrait-on dire, de la contre-éducation, ou de la déséducation ?) est parvenue à coloniser mentalement l’éducation québécoise (je note qu’elle est particulièrement présente, même dans sa forme la plus caricaturale, dans les facultés de science de l’éducation). La vision de l’homme qu’elle portait s’est peu à peu imposée dans le système de l’éducation, et dans le système de formation des maîtres, d’autant plus qu’elle semblait conforme à la fois aux exigences de l’État managérial misant sur l’existence d’un homme remplaçable, déraciné, déculturé, disponible pour les innovations sociales radicales portées par l’État thérapeutique, qui veut reconstruire intégralement le lien social au nom de la « lutte contre les discriminations ». Mais il devient aussi, ainsi, parfaitement disponible pour les exigences du capitalisme mondialisé, qui ne connait ni la patrie, ni la famille, ni la communauté, mais qui ne veut voir que des travailleurs parfaitement mobiles, malléables à souhait, selon les exigences de l’entreprise mondialisée[3]. C’est à travers le marché, bien évidemment, que les individus délivrés du lien social peuvent se bricoler une identité labile, sur mesure, qui relève moins des exigences de l’héritage culturel que de celles de l’hybridation obligatoire des cultures. La figure idéalisée du nomade, citoyen du monde, vient recouvrir cette déculturation d’un vernis cosmopolite. Morceau par morceau, puis globalement, cette philosophie de l’éducation s’est imposée au ministère de l’Éducation, d’autant plus qu’elle était légitimée par les nouvelles « sciences de l’éducation », qui ont à mon sens la validité scientifique de la sorcellerie ou du chamanisme. Le pédagogisme devenait peu à peu l’idéologie officielle de l’éducation québécoise. Les mots ne sont plus les mêmes. Mais les structures de pensée sont étonnamment apparentées. Le discours des compétences s’éclaire à cette lumière. On veut certainement outiller l’élève. Mais on ne veut pas préjuger du savoir qu’il doit acquérir – ce serait autoritaire en plus d’être conforme à une vision statique et non dynamique du savoir. D’ailleurs, on répète souvent que l’enfant doit « individualiser » son savoir, le construire personnellement et se méfier d’une vision encyclopédiste de la culture générale. Autrement dit, encore une fois, on refuse de transmettre la culture et on s’imagine que l’élève doit moins hériter d’un monde qu’être capable d’une adaptation absolue au monde dans lequel il vit. Et on présente de telles sottises à la manière de théories pédagogiques scientifiquement validées.

De même, l’école s’est relancée dans la production idéologique de la société. Par exemple, on mise sur l’école pour convertir la société dans son ensemble au catéchisme écologiste. [Note du carnet : féministe, multiculturaliste, homosexualiste, internationaliste, anti-identitaire…] On y accorde désormais plus d’importance au Jour de la terre qu’à la fête nationale. [Voir par exemple Cérémonie, prière, danse sacrées dans une école laïque publique] L’écologisme s’impose de plus en plus comme une religion de substitution au sein de l’école, comme la matrice intégratrice à partir de laquelle on veut programmer certains comportements sociaux et culturels. [voir Spiritualité autochtone, écologie et norme universelle moderne] Il faut dire qu’un certain écologisme mondialisé participe à sa manière à la « mondialisation » du politique, qui entraîne souvent sa dénationalisation. De la même manière, à travers un cours comme Éthique et culture religieuse, on se livre à un véritable endoctrinement multiculturaliste – bien qu’on le maquille sous les traits de l’éducation à la diversité. Le cours ECR est d’ailleurs le représentant exemplaire et caricatural de cette nouvelle pédagogie et de toutes les dérives dont elle s’est rendue coupable, la pire étant évidemment de dénaturer l’école québécoise[4]. Tout cela porte à conséquence dans la manière dont l’école conçoit son rôle. L’école n’est plus en décalage avec l’époque alors qu’elle trouvait traditionnellement dans ce décalage la condition première de sa liberté. Au contraire : elle veut s’investir pleinement dans l’époque et intérioriser toutes ses exigences. Et dans une époque qui croit devoir rompre toutes ses attaches au passé au nom de la vision fantasmée d’une modernité radicalisée, l’école participe pleinement à la mythologie présentiste. L’école ne croit plus que le passé mérite d’être récapitulé à travers un certain patrimoine qu’il faudrait transmettre d’une génération à une autre. Non. Elle croit à l’instant présent. À la création spontanée de soi, à partir de ses propres désirs, à partir de ses préférences. Et elle ne veut plus structurer culturellement ces désirs (elle voudra bien les structurer idéologiquement, mais j’y reviens dans un instant) elle laisse finalement au marché et à l’industrie du divertissement le privilège de fournir ses seuls modèles aux jeunes. Ici encore, la gauche radicale, en déconstruisant toutes les traditions et les cultures, ouvrait un boulevard au capitalisme mondialisé et à la société publicitaire. Faut-il se surprendre alors que les pédagogistes les plus convaincus soient les premiers à s’enthousiasmer pour la robotisation annoncée de la pédagogie, avec l’introduction massive des nouvelles technologies à l’école ? Ce devrait pourtant être une évidence : c’est justement parce que le jeune évolue dans une société qui lui proposera Lady Gaga ou un analphabète à gros biceps de téléréalité comme modèles que l’école doit lui proposer la lecture de Milan Kundera, de Stendhal, de Balzac, qu’elle doit lui raconter l’histoire de la Révolution américaine ou qu’elle doit lui faire voir les grands films de l’histoire du cinéma. C’est justement parce que l’homme ne doit pas se laisser attraper comme un lapin par la publicité ou la technocratie qu’il doit avoir rencontré à l’école une autre image de l’humanité, qui lui fait découvrir la grandeur de l’existence humaine à travers les œuvres qui en témoignant. L’école ne doit pas se coller à notre société et chercher à reproduire dans ses murs ses références, mais se présenter comme un autre monde, comme le lieu où découvrir non pas les « merveilles » de la société actuelle mais justement, les œuvres du passé, celles qui permettent l’éducation authentique de l’esprit, du sentiment et du caractère[5].

L’ensauvagement relatif des enfants

Ce qu’il faut restaurer, c’est notre idée même de l’école. Il fut un temps où elle survivait à travers la présence de vieux professeurs de l’ancien monde. Mais elle ne faisait rien d’autre que survivre. Cette restauration devra aller même au-delà de la seule école, évidemment. Ce sont les fondements de notre culture que l’inversion généralisée des valeurs depuis un demi-siècle a abimés. Et ce sont aussi les assises de la cité qui sont compromises. À la suite d’Alain Finkielkraut, il nous faudra renverser la formule : il ne faut plus seulement se demander quel monde nous laisserons à nos enfants, mais à quels enfants nous laisserons notre monde. Il suffit d’ouvrir les yeux sur ce qui arrive à l’école primaire pour s’inquiéter. Il faudra pourtant remonter jusqu’au primaire. Les enseignants du primaire sont les premiers à constater à quel point les jeunes qui entrent à l’école sont culturellement et socialement abîmés avant même d’avoir écouté leur première leçon. Ce sont eux qui constatent les premiers les conséquences d’une société où la structure parentale est brisée et où la déliquescence des codes culturels les plus fondamentaux brouille les repères moraux élémentaires de l’enfant. On voit ici où mène une société qui a généralisé dans tous les domaines de l’existence et qui a brisé les mécanismes formateurs de la civilisation des enfants, à travers une valorisation immodérée de leur créativité, de leur inventivité, de leur génie, sans comprendre qu’une enfance laissée à elle-même était parfaitement capable de s’ensauvager. Trop souvent, les enfants arrivent en classe incapables de la moindre discipline. Turbulents. Souvent même violents. On a cru mettre un mot sur la chose en parlant de l’intimidation croissante. Mais le phénomène est plus large. L’attention de l’élève est de plus en plus dispersée, comme si la société technologique dans laquelle il baigne dès la naissance l’empêchait de se concentrer dans un cours magistral (ce qui en amène plusieurs à espérer remplacer le professeur par la technologie et les ordinateurs, pour regagner l’attention de l’enfant). Et souvent, ses comportements ne sont plus régulés par une discipline dont il aurait intériorisé les codes. Non. Notre société mise sur la régulation pharmaceutique des émotions. Nous ne savons plus trop comment élever les enfants et nous misons sur le génie des pharmaceutiques pour ne pas en payer les conséquences.

Les témoignages sont nombreux de la part d’enseignants qui font l’expérience de cette jeunesse nouvelle aux émotions régulées de manière pharmaceutique. Témoignages la plupart du temps clandestins, comme s’il y avait ici une vérité officielle qu’il n’était pas permis de transgresser, sans risquer sa carrière, ou son avancement social. Un enfant turbulent peut empêcher une classe de fonctionner. Et c’est ainsi qu’un enseignant enseigne de moins en moins et se laisse avaler par ce que les technocrates appellent la « gestion de classe ». Ne soyons pas surpris qu’autant d’enseignants quittent la profession. Car les enseignants qui voudraient ramener un peu d’ordre dans leur classe ne trouvent pas l’appui nécessaire ni chez les parents, ni chez la direction. Les premiers ne tolèrent pas l’idée qu’on réprimande leur marmaille d’autant plus que séparés, ils sont souvent en concurrence pour gagner son affection. Ils brisent alors la solidarité du monde adulte en contestant ouvertement l’autorité du professeur. L’enfant n’est pas fou. Il comprend dès lors qu’il peut jouer une source d’autorité contre une autre. Les seconds, quant à eux, ont intériorisé les prescriptions pédagogistes en plus de consentir à une vision strictement technocratique de leur rôle, comme s’ils n’étaient plus les gardiens de la personnalité morale de leur établissement. Finalement, ce sont les psychologues et autres intervenants qui prennent le relais dans l’école. Ils vont chercher à comprendre l’enfant. À expliquer ses colères. À théoriser sa turbulence. On oublie simplement que l’autorité dans sa forme la plus classique (et non, l’autorité n’est pas la même chose que la tyrannie ou la dictature, pour ceux qui ne sauraient pas distinguer entre les mots) est indispensable à la formation de la personnalité de l’enfant. Qu’il ne faut pas accueillir un enfant turbulent avec une théorie ouatée mais avec une punition qui lui apprendra à contenir ses pulsions, à les discipliner, et peut-être même, à les canaliser positivement. Autrement dit, on oublie que l’autorité sert aussi, ou devrait servir, à tout le moins, à inculquer des vertus. Il ne faut pas se surprendre que les parents fuient vers l’école privée. [Note du carnet : pour une liberté sous haute surveillance, on perd si facilement son agrément et ses subsides du Monopole] Elle n’est pas exempte des problèmes dont je parle ici. Mais au moins, les parents ont l’impression que l’école n’est pas qu’une entité administrative anonyme et sans âme. Ils ont l’impression qu’il s’agit d’une petite communauté. D’une petite institution. N’est-ce pas une vertu oubliée ? Qu’une institution doit avoir une personnalité, une âme, et que l’homogénéisation bureaucratique de l’école québécoise était une manière de la dévitaliser ? Oui. Une école doit avoir une personnalité.

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Refaire l’école

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Mais j’ai une certitude absolue : il faut cesser de croire que la réparation de l’école sera menée par le ministère qui l’a sabotée. Je ne dis évidemment pas qu’il faut l’abolir. [Note du carnet: dommage !] Mais je dis qu’il faut le soumettre à une critique politique vive et soutenue pour transformer en profondeur la philosophie qui l’anime. De là j’en tire quelques conseils. Il faut d’abord abolir le monopole qu’ont les facultés de science de l’éducation qui ont instauré l’idée que le savoir disciplinaire et la maîtrise d’une matière ne sont pas importants dans l’enseignement, dans la mesure où il faudrait seulement maîtriser une technique pédagogique appropriée pour communiquer n’importe quoi. On le sait, nous ne formons plus des professeurs de français, ou des professeurs d’histoire, mais des « spécialistes » en pédagogie, censés pouvoir transmettre n’importe quel savoir, parce qu’ils maîtrisent, dit-on, les rouages de l’enseignement. Cette robotisation absurde de la pédagogie laisse croire qu’elle est moins un art qu’une science. Surtout, elle laisse croire que bien équipé, un homme peut enseigner n’importe quoi, comme s’il ne devait pas être allumé ou animé par la passion de sa matière. Il faut aussi revaloriser le maître en classe. Et se rappeler que le rapport maître-élève est formateur dans n’importe quelle civilisation qui se tient. Un professeur n’est pas seulement un guichet distributeur de faits et connaissances. C’est un exemple moral. C’est quelqu’un qui transmet à travers son enseignement une certaine idée de l’humanité, ce qu’ont bien compris, d’ailleurs, tous les films qui mettent justement en scène ce rapport créateur de sens. De ce point de vue, il faut libérer le professeur de la tutelle des psychopédagogues et autres spécialistes autoproclamés de la pédagogie qui veulent l’encadrer et toujours lui apprendre, à partir de recherches souvent bidons, les nouvelles techniques d’apprentissage. Il faut, je le disais, revaloriser la langue française et les humanités. Dans le premier cas, parce qu’un homme qui ne maîtrise pas vraiment sa langue n’est pas libre. Il ne peut livrer les nuances de sa pensée, il ne peut verbaliser les émotions qu’il ressent, il se sent souvent prisonnier d’une manière trop limitée de dire le monde. Dans le deuxième cas, il faut rappeler que les humanités portent bien leur nom : elles nous éduquent à l’humanité. À travers la littérature et l’histoire, l’homme fait une expérience profonde de l’humanité : il s’y dépayse et gagne en liberté, en profondeur existentielle. Les humanités fournissent la véritable manière d’une éducation civique authentique, qui sache inscrire l’homme dans un monde qui le précède et qui lui survivra, et dont il aura la responsabilité de prendre soin. [Note du carnet : Si les humanités sont enrichissantes, c'est vrai, suffisent-elles vraiment à fonder la morale ou — horresco referens — la spiritualité ?]

Dans le langage contemporain, cela veut dire que l’autonomisation des compétences par rapport aux connaissances représente une dénaturation quasi criminelle du rapport éducatif. Il faut redonner leur place aux matières fondamentales et les enseigner en les déprenant des tics idéologiques qui les dénaturent trop souvent. Nous devons délivrer les matières de leur biais politiquement correct et restaurer une conception classique du savoir, où la civilisation occidentale ne sera plus un grand méchant à abattre contre laquelle se serait développée la société des droits. J’ajoute que la quête de l’excellence devrait de nouveau s’accoupler à l’étude des classiques et non seulement au label « international », comme on le propose trop souvent dans l’école contemporaine, où on s’imagine que le moindre stage exotique à l’étranger a plus de valeur que l’étude patiente des œuvres. Il faudrait aussi, bien pratiquement, donner plus d’autonomie aux écoles.

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[3] De ce point de vue, un certain patronat passe ses commandes à l’école québécoise : il désire des employés parfaitement bilingues et absolument convertis aux nouvelles technologies. Il les veut délivrés aussi d’attaches culturelles et identitaires fortes qui limiteraient son désir de se recycler intégralement dans les catégories du capitalisme planétaire. Le travailleur idéal du capitalisme contemporain, pour devenir une «ressource humaine» au sens strict, doit rompre les liens humains premiers qui ne relèvent pas directement de la logique du marché. De là, pourrait-on dire, la nécessité de conserver une communauté politique forte et une culture historique structurante, pour éviter une hégémonie destructrice de l’économie sur toutes les sphères de l’existence. Le capitalisme est un excellent système à condition qu’on lui tienne la bride.

[4] Finalement, la gauche radicale est toujours convaincue d’une chose : à défaut de convaincre les parents des vertus de sa société idéale, elle misera sur les enfants. Tout comme hier, on misait sur l’école pour créer une société socialiste, désormais, on mise sur l’école pour créer une société verte et multiculturelle. On mise d’autant plus sur l’école pour le faire qu’on a constaté, depuis quelques décennies, que la société adulte est plus difficilement réformable et s’attache à ses traditions et à sa culture, qu’elle se refuse à voir seulement comme une collection arbitraire de «préjugés».

[5] C’est tout le rapport aux humanités qui s’éclaire autrement, ici. La culture québécoise est abîmée de naissance. On le voit avec notre rapport trouble à la langue française, que nous abâtardissons. Le grand projet de la Révolution tranquille, dans ce qu’elle avait de plus positif, n’était pas que de généraliser l’usage du français au Québec, mais aussi, d’universaliser la condition québécoise à partir de la langue française, ce qui en a amené plusieurs à faire le projet d’une littérature québécoise, d’une dramaturgie québécoise, d’un cinéma québécois, qui ne soient pas enfermés dans la seule reproduction d’une tradition bucolique canadienne-française, mais qui sache nommer le monde à partir d’une langue qu’il ne fallait plus voir comme un fardeau. Si ce projet a engendré de belles œuvres, il a globalement échoué et la langue à partir de laquelle nous devrions entrer dans le monde est trop souvent vécue comme une langue-terroir, inutile au moment de sortir des limites étroites de la tribu. De plus en plus, les Québécois en viennent à croire que l’ouverture au monde ne passera que par l’anglais. Le Québec ne comprend pas qu’il est pourtant porteur d’un trésor : il est directement connecté à la littérature française, certainement un des joyaux de la littérature mondiale et de l’esprit humain. Mais notre rapport trouble à la France nous empêche de réactiver cette part française de notre identité. Il nous reste à nous l’approprier. Mais qu’on ne compte pas sur les idéologues du ministère de l’Éducation pour y parvenir. La pédagogie contemporaine en est une de proximité. Elle ne comprend pas que ce n’est souvent qu’en s’éloignant de soi et de son intimité première qu’on peut ensuite y revenir de manière créatrice.

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