lundi 16 novembre 2015

« Le Règne de l’homme – Genèse et l’échec du projet moderne » de Rémi Brague

Rémi Brague est philosophe, membre de l’Institut. Dans son dernier livre, Le Règne de l’homme (Gallimard) — le dernier volet d’une trilogie consacrée à la manière dont l’homme a pensé successivement son rapport au monde, à Dieu puis à lui-même — il décrit la montée en puissance du projet moderne. Et son échec.


Liberté politique — En se coupant de son passé pour aller toujours plus de l’avant, l’homme moderne s’est-il empêché de penser l’avenir, et donc de le réaliser ?

Rémi Brague — Le passé n’est pas un boulet que nous traînerions au pied et qui nous entraverait. Il est au contraire ce sur quoi nous nous appuyons pour avancer. Nous ne pouvons nous comprendre comme porteurs d’avenir que si nous commençons par nous comprendre comme héritiers du passé. Nous ne sommes gros d’avenir que si nous sommes lourds de passé. Nous ne serons les parents de nos enfants que si nous sommes conscients d’avoir été d’abord les enfants de nos parents. Nous ne transmettrons aux générations futures que si nous nous sentons, pour ainsi dire, transmis nous-mêmes.

— Pour que l’homme puisse régner, il fallait le couper de Dieu, faire « table rase ». Mais ce plan ne s’est-il pas retourné contre l’homme lui-même, en l’amenant à s’idolâtrer ?

Il a fallu commencer par se faire de Dieu une certaine idée, particulièrement imbécile. C’est celle d’un adversaire qu’il faut abaisser pour que l’homme puisse s’élever. Comme s’il existait une sorte de balançoire : quand Dieu monte, l’homme descend, et réciproquement. On peut à la rigueur la trouver chez Hérodote, avec son idée de la némésis, une sorte de jalousie des dieux devant le bonheur des hommes. Elle est plus claire chez Feuerbach, puis chez Nietzsche. Depuis le christianisme, pour lequel Dieu se laisse crucifier pour libérer l’homme, il faut laisser cette image plus ou moins consciente là où elle a sa place, c’est-à-dire à la pouponnière, si ce n’est à l’asile. Des auteurs du XIXe siècle ont déjà dénoncé l’auto-idolâtrie de l’homme moderne : un chrétien comme Baudelaire, ou un agnostique comme Flaubert. Mais au fond, toute idolâtrie est une idolâtrie de soi-même. Ce que nous appelons des idoles sont au fond des miroirs que nous tendons à notre propre désir.

— L’homme peut-il survivre, ou plutôt peut-il vouloir survivre sans Dieu ?

Le « ou plutôt » par lequel vous précisez votre question met le doigt sur le point essentiel : vouloir. Nous vivons une sorte de « triomphe de la volonté », en ce que l’homme décide de plus en plus de ce qu’il est, et déjà, de savoir s’il existera. Mais comment décider que notre volonté doit mener à la vie plutôt qu’à la mort ? Le suicide est lui aussi un acte volontaire, et qui n’est même pas sans une certaine noblesse. Survivre sans Dieu ? L’expérience commence à nous montrer que non. Les groupes sociaux qui se définissent comme « séculiers » sont particulièrement inféconds. Et certains disent très explicitement qu’il est moralement mal d’avoir des enfants. Un marchand de soupe « philosophique », qui se proclame hédoniste, donc faire du plaisir le souverain bien, le déclare à qui veut l’entendre. Mais finalement, vive Darwin ! Nous procédons à une sorte de sélection naturelle — ou surnaturelle. Les groupes humains qui veulent survivre, et qui en prennent les moyens, survivront. Quant à ceux dont les comportements montrent qu’ils veulent la mort, ils l’auront. Mais qu’on se rassure : sans violence, par simple extinction. Vous vouliez la mort ? Vous l’avez. Alors, de quoi vous plaignez-vous ?

— Pour faire advenir le projet moderne, l’homme a dû dominer la nature, grâce à la technique. Quelle est la place de la nature, dans un monde moderne qui rejette tout ordre, naturel ou divin ?

La nature n’y est guère vue plus que comme un réservoir d’énergie, ou une carrière d’où extraire des matières premières. Ou alors, nous la rêvons comme un jardin dans lequel nous pouvons nous délasser. On peut noter d’ailleurs que, comme cela se produit souvent, exagérer dans une direction mène, par contrecoup, à aller trop loin dans la direction opposée. Je pense à une certaine tendance à diviniser la Nature, chez les « Philosophes » autoproclamés des « Lumières » françaises. Et aussi, de nos jours, à la figure de Gaia, la Terre, à laquelle certains adeptes de l’écologie dite « profonde » rêvent de sacrifier l’homme. À égale distance de ces deux extrêmes, il serait bon d’en revenir à la nature « vicaire de Dieu » dont parlent Alain de Lille au XIIe siècle, puis le Roman de la Rose au XIIIe : puissante, belle, inventive, mais subordonnée ; créative, mais sans qu’on la confonde avec le Créateur.

Recension

Dernier volet d’une trilogie consacrée à l’anthropologie, Le Règne de l’homme est un ouvrage fouillé et rigoureux sur l’histoire et l’échec de la Modernité. Et si l’auteur regrette qu’il soit incomplet (« je croyais que je ne réussirais pas à lire le dixième de ce qu’il aurait fallu ; je sais maintenant qu’il s’agissait du centième »), le lecteur, lui, profite largement du savoir encyclopédique du philosophe.

« Le projet moderne comporte deux faces tournées, l’une vers le bas, ce qui est inférieur à l’homme, l’autre vers le haut, ce qui lui est supérieur. » Il s’agit d’abord de soumettre la nature : « Au lieu que ce soit le cosmos qui donne sa mesure à l’homme, c’est l’homme qui doit se créer un habitat à sa mesure. Le sens de l’idée d’ordre change alors radicalement. » C’est ensuite une volonté d’émanciper l’homme « par rapport à tout ce qui se présente […] comme son origine inaccessible : un dieu créateur et/ou législateur, ou une nature que son caractère actif rend divine ». L’auteur explique comment l’avènement de la Modernité a été préparé puis comment elle s’est déployée, et montre enfin son échec.

La pensée moderne s’est attelée à concevoir des choses avant qu’elles existent, ouvrant ainsi le chemin à sa réalisation technique : « L’intention de dominer la nature précède la naissance de la technique qui en permettra la réalisation. » Non sans paradoxes. Elle se base sur ce qu’elle rejette : « Ce que l’on repousse est aussi ce sur quoi on s’appuie. » En oubliant de distinguer les progrès matériels et la progression spirituelle, comme le faisait saint Augustin, et qu’ils ne sont pas toujours liés… loin de là !

Or « l’esprit public des sociétés occidentales a fait de l’adhésion au progrès le critère du bien ». S’y opposer, ou même seulement s’en poser la question, c’est se discréditer. Et passer dans le camp du mal. L’homme se tourne vers lui-même. « Péguy fait remarquer que l’homme moderne est moins athée que, d’un mot de son cru, “auto-thée”. » Il devient l’être suprême, débarrassé de toute servitude. Puis il doit être « recréé », voire « remplacé ». L’échec se profile alors. Comment, en effet, se projeter dans l’avenir sans conscience de son passé ? En se coupant de toute antériorité et supériorité, l’homme s’empêche de penser son avenir. « Il faut se savoir descendant d’ancêtres pour se sentir soi-même appelé à devenir le père d’une postérité. »

Ce problème de la perte conjointe du passé et de l’avenir avait déjà été énoncé par Tocqueville : « Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants. » Et la société moderne, en se coupant de ses attaches, se met elle-même en danger, ce que Rémi Brague explique en citant Böckenförde : « L’État libéral, sécularisé, vit de présupposés qu’il est incapable de garantir lui-même. » L’abandon de Dieu, loin de faire avancer l’homme, le renvoie en arrière : « La fin du culte de Dieu mène moins à un progrès qu’à une régression vers une religiosité primitive, l’idolâtrie, qui porte désormais sur l’homme lui-même. » Or « l’homme ne peut lui-même se prononcer sur sa valeur ; il serait juge et partie. […] Il y faudrait un arbitre neutre entre les hommes et les animaux. […] Il y faut celui qui a déclaré au sixième jour de la Création que tout y était “très bon” ». Mais l’homme moderne est-il encore capable d’adorer ce qu’il a brûlé ?




Le Règne de l’homme
Genèse et l’échec du projet moderne,
par Rémi Brague,
aux éditions Gallimard,
publié en 2015,
Collection L’esprit de la cité,
416 pages.
ISBN-13 : 978-2070775880



Source

La France catholique de Jean Sévillia vu du Québec

Extraits d’une recension de Mathieu Bock-Côté, docteur en sociologie et chargé de cours aux HÉC Montréal, sur le dernier ouvrage de Jean Sévillia « La France catholique » :


[...]

Jean Sévillia ne s’est pas seulement intéressé aux catholiques en France, mais à la France catholique. C’est-à-dire que son enquête portait non seulement sur une religion parmi d’autres, mais sur une religion qui, à bien des égards, a fait la France, ou du moins, a contribué à la faire. Ne dit-on pas de la France qu’elle fut, bien avant d’être le pays phare de la laïcité, la fille aînée de l’Église ? Faire l’histoire de la France catholique, c’est chercher à comprendre les racines de l’identité française, même si elles ne sont évidemment pas les seules. D’une certaine manière, à travers le catholicisme, on se rapproche de ses origines les plus intimes. Certains verront là un propos audacieux. En d’autres temps, on y aurait vu une évidence. Il y a quelques décennies, une telle sociologie aurait donné beaucoup de place à l’aile « progressiste » de l’Église en France. Elle était hégémonique. Jean Sévillia note une chose : nous assistons probablement aujourd’hui à la fin de l’aventure historique des cathos de gauche, qui voulurent, dans la deuxième moitié du vingtième siècle, transvaser à peu près complètement le catholicisme du spirituel vers le social, comme s’il devait moins se préoccuper de la vie intérieure et de l’aspiration spirituelle de chaque homme que de l’établissement du paradis sur terre, qui était la plupart du temps une manière ou une autre de se rallier au socialisme dominant auquel il voulait donner un supplément d’âme. Aujourd’hui, le christianisme de gauche est en lambeaux.

Des mouvements éducatifs plébiscités
C’est l’étrange histoire de la deuxième moitié du vingtième siècle. Les catholiques ont cru alors devoir se faire discrets pour gagner les âmes. C’était ce qu’on a appelé la pédagogie de l’enfouissement. Il s’agissait de transformer la société souterrainement sans brandir aucunement l’étendard de l’Église. Pour aller à la rencontre du monde, les catholiques devaient neutraliser ce qu’ils avaient en propre. Il fallait s’accorder avec l’époque, lui donner des gages, en quelque sorte, pour purifier l’Église et lui donner un nouveau souffle. Mais ce qui devait permettre sa renaissance a contribué à son délitement. On a cherché à déculturer le catholicisme, en croyant alors le délivrer d’une tradition qui, apparemment, l’étouffait.

En fait, on s’est livré à un saccage liturgique qui a détourné bien des fidèles de leur Église. Jean Sévillia le note, c’est à un mouvement inverse qu’on assiste aujourd’hui avec la renaissance d’un catholicisme d’abord centré sur la vie intérieure et la quête spirituelle. Car il est d’abord et avant tout centré sur la quête des fins dernières. C’est ainsi que les catholiques des nouvelles générations redécouvrent non seulement la prière, mais réapprennent à prier. On a cru que l’homme pouvait s’aventurer sans repères dans la quête de l’absolu en se fiant simplement à ses bonnes intuitions. Il risquait pourtant de s’y perdre comme on l’a vu avec la prolifération des sectes. On parle aujourd’hui du vide spirituel occidental. On doit ajouter que le commun des mortels cherche à y répondre en se jetant confusément dans le nouvel-âge ou l’exotisme oriental. D’autres se tournent vers un Islam ne doutant manifestement pas de lui-même.

Vue aérienne de Rocamadour
C’est pourtant essentiellement à travers le catholicisme que la France s’est posée, au fil du temps, les grandes questions spirituelles et qu’elle a civilisé son rapport à l’absolu, qu’elle a appréhendé ce dernier. C’est d’ailleurs la vertu des grandes religions. L’homme n’accède pas au monde en se détournant de sa culture, mais en l’assumant. Plus il est enraciné et plus il risque de rencontrer la part sacrée de sa culture. On comprend aussi l’importance accordée par Sévillia à l’éducation catholique : la foi n’est pas séparable de la raison, et la doctrine, pour qui veut véritablement cheminer dans l’Église, n’est pas sans importance. Le travail d’évangélisation en est aussi un d’enseignement. Et la France, à sa manière, est redevenue terre de mission.

Une nouvelle génération de prêtres apparaît. Ils assument jusqu’à la soutane et au col romain. Ils s’investissent dans la vie publique, prennent d’assaut les médias sociaux et contestent une époque qui se veut hostile au catholicisme et le considère d’ailleurs souvent à la manière d’une opposition philosophique officielle, comme le dernier bastion d’une autre idée de l’homme à éradiquer. L’émergence de la question anthropologique, qui place au cœur de la cité le problème de la définition de l’homme, révèle les limites d’un certain individualisme libéral qui a privatisé radicalement la question du sens et qui ouvre la porte à toutes les dérives dont la théorie du genre est la plus exaspérante. À ceux qui succombent au fantasme de l’autoengendrement, le catholicisme veut rappeler que l’homme est créé. Nul besoin d’avoir la foi pour savoir cela : il suffit de méditer sur la finitude de l’homme et sur ce qui, chez lui, relève du donné. Ce n’est peut-être pas sans raison qu’en ces temps d’angoisse identitaire, la France se tourne vers sa religion première, moins pour s’y fondre, mais pour voir une source à laquelle elle doit s’alimenter. En un mot, la France catholique renaît d’abord spirituellement, mais elle n’abandonne pas la cité. Cette renaissance catholique répond aussi à la quête identitaire de la France contemporaine, qui découvre manifestement les limites du culte autoréférentiel des seules valeurs républicaines, qui pousse à la dissolution du pays dans un néant mondialisé. Ce n’est peut-être pas sans raison qu’en ces temps d’angoisse identitaire, la France se tourne vers sa religion première, moins pour s’y fondre, mais pour voir une source à laquelle elle doit s’alimenter. Peut-être est-ce d’ailleurs par la médiation identitaire que certains redécouvriront le catholicisme, non seulement comme un patrimoine de civilisation, ce qu’il est même pour les incroyants, mais comme une foi qui relève fondamentalement d’une conversion personnelle. Tout cela demeure minoritaire et Jean Sévillia ne le cache pas. 

Et bien des chiffres feront frémir ceux qui souhaitent voir le catholicisme regagner du terrain. La chute vertigineuse des vocations l’inquiète particulièrement. Il veut croire, toutefois, au pouvoir des minorités créatrices. Si on comprend bien Sévillia, c’est à partir de la marge que le catholicisme français est revenu à ses fondements, qu’il a renoué avec ce qu’il n’aurait jamais dû sacrifier.

[...]

En fait, là où plusieurs veulent voir un catholicisme crépusculaire, dont ils chanteront tristement les derniers jours, Jean Sévillia veut voir un catholicisme à l’aube de sa renaissance, comme si en renouant avec sa meilleure part, il était appelé à illuminer à nouveau le vieux monde. Jean Sévillia ne cache pas sa foi, mais jamais son livre ne semble verser dans la nostalgie de la France d’hier — ce qui ne serait pas déshonorant, par ailleurs. Cette foi non seulement assumée, mais revendiquée, sans jamais être agressive et ouverte à la pluralité des familles dans l’Église, donne d’ailleurs une profondeur particulière à son livre, qui dépasse les seules limites du grand journalisme. Jean Sévillia a éclairé et illustré comme peu d’autres une part irremplaçable de l’identité française. Chose certaine, nous sommes devant un livre magnifique vers lequel on retournera souvent. Il nous permet d’apercevoir, au-delà des formules habituelles, la richesse inouïe d’une tradition spirituelle et culturelle, qui a marqué les âmes et les paysages, et qu’un peuple ne saurait sacrifier sans se mutiler.





La France catholique
par Jean Sévillia,
chez Michel Lafon,
publié le 14 octobre 2015,
à Paris,
237 pages.  
ISBN-13 : 978-2749925936