La trilogie que le politologue Marcelo Gullo Omodeo consacre à la conquête de l’Amérique latine a ouvert en Espagne un immense débat sur l’historicité de la légende noire. Entretien paru dans Le Figaro Histoire de décembre 2024. Le point de départ de la colère de Marcelo Gullo est l’injonction d’Andres Lopez Obrador au roi d’Espagne, en 2019. Le président du Mexique demanda à Philippe VI d'Espagne de présenter les excuses de son pays pour la conquête du Mexique par Hernan Cortés en 1519.
Marcelo Gullo Omodeo n’a pas une goutte de sang espagnol dans les veines : ses quatre grands-parents étaient italiens, et ils ont émigré en Argentine à partir des années 1930. Consacré à la légende noire de la conquête de l’Amérique latine, son livre Ceux qui devraient demander pardon se présente pourtant comme un plaidoyer en faveur de l’Espagne comme il n’en existe aucun autre. « Dans le cadre du “tribunal de l’histoire”, l’Espagne a été jugée par des juges partiaux à l’aide de faux témoins », écrit-il dans son introduction.
Parce que ce politologue n’est pas historien mais expert des relations internationales, il se permet d’embrasser de nombreuses périodes historiques, de croiser de multiples perspectives, de concentrer des points de vue de toutes les disciplines, de l’histoire à l’anthropologie, de l’ethnologie à la sociologie et à la politique. Par son grand-père communiste, camarade d’Antonio Gramsci, il a appris l’importance du combat culturel. L’abondance de citations d’auteurs marxistes et très engagés à gauche qui nourrissent sa thèse peut étonner, tant la défense de l’Espagne des Rois catholiques a été taxée de combat d’une arrière-garde catholique rétrograde.
Mais l’Argentin n’est pas l’homme d’un camp. Il réclame un jugement honnête pour ce pays autrefois honoré du nom de madre patria (mère patrie) – titre du premier tome d’une trilogie dont, seul traduit en français, Ceux qui devraient demander pardon constitue le volet central –, et aujourd’hui honni au point que la présidente du Mexique nouvellement élue a refusé la venue du roi d’Espagne à son investiture s’il ne présentait pas des excuses pour la conquête du sous-continent sud-américain.
On pourra sans doute reprocher à cette voix dissidente de traiter les excès et les abus de la conquête sur un mode mineur, mais la légende est si noire qu’il a voulu braquer les projecteurs sur les mérites de l’Espagne et les torts de ses détracteurs. En Espagne, l’œuvre de Marcelo Gullo est un phénomène d’édition : Madre patria, préfacé par Alfonso Guerra, qui fut le vice-secrétaire général du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), en est à son 16e tirage, et le chef du Parti populaire (PP) a déclaré vouloir l’envoyer à la présidente du Mexique. Son plaidoyer mérite d’être entendu et salué comme un authentique travail de vérité historique et un effort de compréhension du monde tel qu’il va, et de la réalité telle qu’elle fut.
— Qu’est-ce que la « légende noire », que vous mentionnez dans le sous-titre de votre livre ?
Marcelo Gullo Omodeo.— La légende noire est ce récit terrifiant de la conquête espagnole que l’on entend absolument partout aujourd’hui, notamment en Espagne, sur le rôle néfaste d’un royaume espagnol avide d’or et de pouvoir, qui n’aurait pas craint de perpétrer un génocide chez les Indiens pour les réduire en esclavage et s’approprier leurs richesses. Il faut lire Breve historia de México (1956) de José Vasconcelos, l’extraordinaire fondateur du ministère de l’Éducation publique au Mexique et recteur de l’Université nationale autonome du Mexique, pour se rendre compte à quel point cette légende noire est contraire à la réalité. Il ne nie pas les iniquités qui accompagnèrent la conquête, mais il met en perspective les civilisations qui s’affrontèrent.
— Vous le faites vous-même, avec une formule qui vous a attiré les foudres : « Il n’y a pas eu d’invasion espagnole de l’Amérique mais une “libération”. »
— Cette formule s’inspire directement du constat de Vasconcelos quand il parle de la conquête espagnole dans sa Breve historia de México : « Une fois seulement dans l’histoire humaine l’esprit souffla pour inspirer des conquêtes qui, au lieu d’assujettir, libèrent. » Son point de vue fut d’ailleurs partagé par Che Guevara et Fidel Castro, avant que celui-ci ne décide de faire de l’indigénisme une arme politique. « Avant l’arrivée des Espagnols, poursuit Vasconcelos, le Mexique n’existait pas comme nation mais comme une multitude de tribus séparées par des rivières et des montagnes et par le plus profond abîme de leurs 300 dialectes. […] L’Espagne ne détruisit rien, parce que rien n’existait qui soit digne de conservation quand elle arriva sur ces terres, à moins que l’on estime sacrée cette mauvaise herbe de l’âme que sont le cannibalisme des Caraïbes, les sacrifices humains des Aztèques et le despotisme abrutissant des Incas. »
Le premier postulat des partisans de la légende noire, selon lequel l’Amérique était un paradis où les hommes vivaient tout nus en mangeant des mangues et faisant l’amour librement, est faux. Les Indiens ne mangeaient pas de mangues et ne faisaient pas l’amour librement, ils se mangeaient les uns les autres. La liberté était une notion inconnue, dans des sociétés de castes extrêmement codifiées, et la condition de la femme, celle d’un objet sexuel.
En Colombie, la communauté chibcha fut sur le point de disparaître, littéralement dévorée par les Pijaos. En Amérique latine, le seul endroit où l’anthropophagie était interdite, c’était l’Empire inca, qui s’étendait de l’Équateur au Chili, et dont la capitale était Cuzco, au Pérou. Mais l’URSS de Staline passerait pour une démocratie progressiste à côté de lui : travail forcé, contrôle de la vie privée et répression féroce de la dissidence politique en étaient les trois piliers.
Il existait un esclavage institutionnel, formé par les yanakunas (« esclaves » en quechua). La guerre était chez eux une vertu suprême, ils représentaient leurs victimes sur leurs vêtements, leurs tatouages, et revenaient de la guerre avec les têtes des vaincus au bout d’une pique, et après avoir écorché certains d’entre eux pour en faire des tambours de forme humaine. Leurs crânes servaient de coupes à boire la chicha. Le sociologue argentin marxiste Sebreli rappelle qu’un peu avant son exécution, l’empereur Atahualpa buvait dans le crâne de son demi-frère Huascar, l’héritier légitime, qu’Atahualpa avait fait assassiner. L’anthologie de la poésie péruvienne illustre les mœurs sanguinaires de ces « gentils » Indiens vivant au paradis d’avant la conquête : « Nous boirons dans le crâne du traître / Nous ferons de ses dents un collier, / De ses os, des flûtes, / De sa peau, un tambour / Ensuite nous danserons. »
Le deuxième postulat de la légende noire est que Cortés au Mexique et Pizarro au Pérou firent face aux « Indiens », présentés comme un peuple uni. Mais il s’agissait d’une multitude de peuples différents, en état de guerre permanent. Les Aztèques comme les Incas opprimaient les autres peuples, en exigeant, dans le cas des Aztèques, un tribut humain pour les sacrifier et les manger : selon l’anthropologue Marvin Harris qui l’affirme dans Cannibales et monarques (1979) d’après les études de nombre de ses confrères, tels Michael Harner, les victimes constituaient la nourriture principale de la noblesse mexica.
Pour les opprimés, qui représentaient 90 % de la population et qui souffraient de voir leurs frères, leurs enfants, emmenés au Templo Mayor de Tenochtitlan, ou à Cuzco, la conquête fut une libération, qui marqua la fin de l’impérialisme anthropophage et totalitaire. Cortés et Pizarro ont servi de catalyseur à ces peuples opprimés : ils furent entre 90.000 et 300.000 à s’unir aux Espagnols pour marcher contre la ville de Tenochtitlan. Mais alors qu’après sa chute, les Tlaxcaltèques et les Totonaques exterminèrent certains Aztèques, Cortés exigea une réconciliation entre eux et respecta l’aristocratie aztèque et ses biens. Isabel, la fille de l’empereur Moctezuma, qui épousa successivement trois Espagnols, en est un exemple éclatant. Le Mexique est né de cette fusion, ce métissage. Au Pérou, les 168 Espagnols sous les ordres de Pizarro (moins cultivé et moins respectueux des populations locales que Cortès, certes) furent rejoints par environ 30.000 guerriers des peuples huancas, chancas, chachapoyas, huaylas et cañaris, qui avaient été opprimés par les Incas depuis des décennies.
Le nombre de sacrifices humains a été considérablement minoré par certains historiens contemporains du fait du petit nombre de crânes qu’on a trouvé dans les fouilles du Templo Mayor…
Le fait de n’avoir pas retrouvé plus de 1500 crânes ne prouve rien. Dans leurs codex, les Aztèques se vantent d’avoir immolé jusqu’à 80.400 victimes pour l’inauguration de la forme finale du Templo Mayor en 1487… Grand admirateur de la civilisation aztèque, l’historien William Prescott évalua quant à lui, en 1843, le nombre des victimes à 20.000 par an, mais il les estima à 70.000 pour la dédicace du temple de Huitzilopochtli.
L’étude la plus sérieuse jamais réalisée sur la population de l’Amérique espagnole a été faite en 1945 par un philologue juif polonais, naturalisé vénézuélien, Angel Rosenblat. Il confirme ces tueries sacrificielles de masse. Après lui, Michel Graulich a donné des estimations également impressionnantes (72 personnes sacrifiées les jours ordinaires, et jusqu’à 20.000 personnes pour les grandes fêtes). Les sacrifices humains existaient chez d’autres peuples, mais aucun n’en avait fait une politique d’État comme les Aztèques.
— Le dominicain Bartolomé de las Casas, témoin de la conquête, en donne pourtant une version terrifiante dans sa Très brève relation de la destruction des Indes écrite à partir de 1539, accablante pour les Espagnols…
— Las Casas a exagéré tous les maux qui furent commis, il a donné les chiffres les plus choquants en inventant l’idée d’un génocide qui aurait fait, en quarante ans, entre 12 et 15 millions de morts. Pour massacrer 15 millions d’Indiens, il aurait fallu en tuer au bas mot 1000 par jour… Or, ses accusations ne sont jamais précises : qui perpétrait les massacres qu’il dénonce ? Où et quand ? Mystère…
C’était un prêtre, mais il faisait surtout de la politique, il écrivait des pamphlets. D’autres témoins ont ouvertement remis en cause sa version des faits, comme le franciscain Toribio de Benavente, dit « Motolinía » (« le pauvre », en nahuatl), qui prit le risque d’écrire une lettre à l’empereur Charles Quint à son sujet en 1555, alors qu’il le savait proche du dominicain. Benavente le connaissait depuis quinze ans, et il l’attaque tant du point de vue de sa vie sacerdotale (il ne célèbre jamais la messe, ne confesse pas, ne donne pas les sacrements) que de la crédibilité de ses récits et de l’exagération systématique des fautes des Espagnols : « Las Casas a tort en disant ce qu’il dit, c’est un mercenaire et non un berger car il a abandonné ses brebis pour se consacrer au dénigrement d’autrui. »
Auteur d’une Histoire des Indiens de Nouvelle-Espagne, frère Toribio semble avoir été plus au contact de la réalité. Lui a donné sa vie pour les Indiens, leur a construit des écoles, des hôpitaux, et a appris leur langue, ce qui n’est pas le cas de Bartolomé de las Casas. Bien avant qu’il n’y ait une grammaire allemande ou anglaise, c’est aux prêtres catholiques que l’on doit les grammaires guarani, quechua et nahuatl. Si l’Espagne voulait détruire ces cultures, pourquoi aurait-elle conservé et enseigné leurs langues dans ses universités à destination des Indiens ?
— Bartolomé de las Casas n’a-t-il pas œuvré malgré tout pour les Indiens ?
— Son intention était sans doute celle-là, et d’ailleurs, pour leur épargner le travail, il fit venir des esclaves noirs afin de les remplacer… Ce qui est sûr, c’est qu’il est extrêmement partisan, et qu’il ment par omission sur un point fondamental : il écrit que tous les Indiens sans exception étaient « de douces brebis », des êtres « sans rancœur, sans haine », et que le Nouveau Monde était un paradis dont les Espagnols auraient fait un enfer.
Mais les témoignages historiques, entre autres celui d’Isabel Moctezuma, la fille de l’empereur, et de Malintzin, la compagne de Cortés, ainsi que l’histoire militaire de la conquête prouvent que si les 500 Espagnols débarqués avec Cortés réussirent à renverser les 40.000 guerriers de l’Empire aztèque (que d’autres estiment à 200.000), c’est qu’ils bénéficièrent de l’alliance massive des peuples autochtones qui voulaient en finir avec ce qui se rapprochait davantage d’un enfer que d’un paradis.
— Les conquistadors ne jouissaient-ils pas d’une totale impunité du fait de leur éloignement ?
— Justement non, car ils n’étaient pas seuls : à leurs côtés se trouvaient les missionnaires, qui pouvaient leur reprocher le mal qu’ils faisaient et les dénoncer au roi. Il y eut beaucoup d’exactions, c’est vrai, et c’est pour y répondre que tout un corpus législatif fut promulgué, et des inspecteurs envoyés par la Couronne au Nouveau Monde. Le vice-roi lui-même ne jouissait d’aucune impunité : quand il terminait son mandat, on organisait un « procès de résidence » pour voir s’il avait bien rempli ses fonctions. L’un d’eux s’est vu retirer tout son patrimoine à titre de sanction. De tels procès n’existèrent nulle part ailleurs dans le monde.
C’est à Isabelle la Catholique qu’on doit la première inspiration des lois de protection des Indiens, les « lois des Indes », qui représentèrent, à partir de 1542, plus de mille lois en leur faveur. Dès le début, elle les considéra comme ses sujets et les protégea autant qu’elle le put. Notre seul droit d’être là, disait la reine, est de les évangéliser. Ces lois des Indes furent une avancée considérable en matière de droit social. Alors qu’en 1750, en Angleterre, des enfants de 8 ans travaillaient quinze heures par jour dans les mines, en Amérique espagnole, dès le XVIe siècle, les lois des Indes interdisaient de faire travailler les enfants et les femmes enceintes, et limitaient le travail quotidien à huit heures, et pas en plein soleil.
Elles n’étaient pas forcément toujours appliquées partout, il y eut des abus significatifs, notamment pour le travail des Indiens dans les mines, mais elles existaient. Lorsque Alexander von Humboldt, un scientifique allemand, arrive en Amérique espagnole en 1803, il constate que les mineurs sont mieux payés que ceux de Russie, d’Allemagne et d’Angleterre, et que la population vit mieux à Mexico qu’à Paris…
— Le système de l’encomienda n’était-il pas une manière de spolier les Indiens de leurs terres et une forme déguisée d’esclavage ?
— Lorsque l’Espagne arrive en Amérique, au Pérou et au Mexique, elle respecte autant la propriété commune de la terre, que les Indiens du peuple travaillaient en commun, que la propriété privée de l’aristocratie. Les Espagnols s’emparèrent des terres non cultivées, sur lesquelles furent établies les encomiendas. Le système de propriété commune se maintint quant à lui jusqu’à l’indépendance et, en Bolivie, jusqu’en 1861. Après l’indépendance, les nouvelles élites qui avaient adopté les idées des Lumières ne trouvèrent pas de référence à la terre communale dans le Code Napoléon : ils la privatisèrent à leur profit. Ce n’est pas durant la période hispanique que les Indiens perdirent leurs terres, mais à l’avènement des républiques.
L’encomienda, instituée lors de la conquête, était de son côté un système de regroupement de tribus indiennes en vue de leur évangélisation, qui contraignait les Indiens à venir vivre sous la responsabilité de l’encomendero espagnol. Il avait la charge matérielle et morale de leur évangélisation, et il les faisait travailler pour la Couronne en les rémunérant. Le travail s’accompagnait d’une formation et d’une alphabétisation complète, très souvent dans les trois langues, le latin, l’espagnol et la langue locale.
Il y eut évidemment des abus… Certains auteurs, comme Fermín Chávez, affirment que l’encomienda n’aurait pas dû exister, qu’il s’agit là du péché originel de l’Espagne en Amérique, car elle constituait un camp de travail forcé au profit du colonisateur. De fait, à partir de 1526, pour éviter les abus, la Couronne limita le nombre d’Indiens que pouvait encadrer un encomendero. D’autres, au contraire, pensent que sans l’encomienda, qui les obligeait à vivre et à travailler ensemble, le grand saut qualitatif culturel qui s’est produit au fil du temps aurait été impossible, ces mêmes Indiens devenant médecins, artisans, notables, prêtres.
— Le système du repartimiento ne fut-il pas lui aussi l’occasion de nombreuses injustices ?
— C’était la répartition, sous la responsabilité d’un Espagnol, du travail saisonnier dû par les Indiens à la Couronne espagnole. Son principe ne faisait que perpétuer le système déjà en place de la mita chez les Incas, équivalent de la corvée dans la France d’Ancien Régime. De nombreux Espagnols en abusèrent pour réduire en esclavage les Indiens, ce contre quoi s’éleva la bulle Sublimis Deus du pape Paul III, en 1537, condamnant l’esclavage des Indiens d’Amérique. Les lois de Burgos avaient été pourtant promulguées vingt ans plus tôt, en 1512, pour protéger les Indiens. Mais il fallut beaucoup de temps et de détermination à la Couronne pour les faire respecter, à une distance aussi lointaine de l’Espagne.
— Pourquoi attribuez-vous à l’Espagne les prémices du droit international et des Droits de l’homme ?
— Du haut de sa chaire de théologie de Salamanque, le père Francisco de Vitoria donna en 1539 deux cours magistraux sur la légalité ou l’illégalité de la conquête. Après en avoir interdit la diffusion, Charles Quint commença à s’interroger profondément sur le fondement moral de cette entreprise, au point que, le 15 avril 1550, il ordonna de suspendre la conquête de terres nouvelles, jusqu’à ce que le débat fût tranché, et convoqua théologiens et juristes pour en discuter, ainsi que de la question de l’emploi de la force dans l’évangélisation et de celle des droits des Indiens…
Ce fut la fameuse controverse de Valladolid, du 15 août 1550 à mi-mai 1551, qui ne débattit pas, comme on l’a dit faussement, du fait de savoir si les Indiens avaient une âme, car ce point était tranché depuis Isabelle la Catholique, mais de leurs droits, si l’on pouvait employer la force pour les convertir, si la conquête devait précéder l’évangélisation ou si celle-ci devait se faire en dehors de toute contrainte politique. Elle opposa Juan de Sepúlveda, qui tenait pour la première option, à Bartolomé de las Casas, qui défendait la seconde.
L’issue de cette controverse pencha plutôt vers la thèse de Sepúlveda, celle de la guerre juste face à des peuples barbares, et de leur soumission comme préalable à leur évangélisation, mais le plaidoyer de Las Casas en faveur des Indiens eut pour résultat d’intégrer comme un impératif davantage de respect et de délicatesse dans leur traitement. Ce questionnement moral était inédit jusque-là. Il fait dire à l’historien Lewis Hanke, dans Le Combat pour la justice dans la conquête de l’Amérique (1949), que la conquête espagnole fut « une des plus grandes tentatives que le monde ait vues de faire prévaloir la justice et les normes chrétiennes à une époque brutale et sanguinaire ».
— Les Indiens sont pourtant morts par millions du fait de la conquête…
— Il est vrai que, du fait de la conquête, les populations indiennes ont été décimées, principalement par les virus qu’apportèrent les conquistadors, en particulier la variole et la rougeole. Nous savons aujourd’hui que ce fut la cause principale de cette hécatombe, les autres étant les mauvais traitements que l’on vient d’évoquer et la faim, accentuée par l’apparition de grands troupeaux de mouflons qui saccagèrent les champs de maïs en Amérique centrale. L’historien Esteban Mira Caballos nous a éclairés, en 2020, sur la difficulté d’évaluer le nombre de morts, dans une population dont les estimations oscillent entre 8 et 112 millions ! Si l’on considère le chiffre médian de 30 à 50 millions, on peut supposer que 90 % de la population mourut au XVIe siècle.
À l’époque, le chroniqueur Gonzalo Fernández de Oviedo attribue aux épidémies la cause principale de ces morts. Malgré le fait que de nombreux conquistadors périrent de maladie, les Indiens furent plus touchés car ils ne bénéficiaient d’aucune immunité, leur continent étant resté isolé du reste du monde depuis plusieurs millénaires, et aussi parce qu’ils étaient souvent sous-alimentés, affaiblis et démoralisés. Ce furent, comme ailleurs, les plus pauvres qui furent le plus touchés. Le système d’encomienda, qui regroupait les populations, facilita également la contagion à grande échelle, comme cela avait été le cas au Proche-Orient lors de la révolution néolithique avec l’invention de l’agriculture, et en Europe au moment des grandes pestes.
Ces dernières avaient été interprétées comme un châtiment divin, ce qui n’aida pas à leur prise en charge de la part des conquistadors. Frère Toribio de Benavente raconte tout de même que lorsqu’on essaya de soigner l’épidémie de rougeole en 1529, la mortalité baissa significativement. Et que lorsque, à partir de 1542, l’on modéra le travail des Indiens, le taux de mortalité baissa également.
— Si cette légende noire est fausse, comment expliquer qu’elle se soit aussi universellement transmise ?
— La légende noire est née de la jalousie des Italiens face au succès de l’Espagne, qui avait été une province romaine et dominait désormais la Méditerranée. Luther reprit leurs critiques en y ajoutant une intention politique. Parmi ses 3183 pamphlets, l’un avançait la prophétie que Satan allait tout faire pour empêcher l’existence d’une Allemagne libre, et se servir des Espagnols, ce peuple « violent, tyrannique et cruel » qui avait ensanglanté l’Amérique.
L’Angleterre de Cromwell apporta de l’eau noire au moulin de la légende en l’exagérant, et elle finit en apothéose aux Pays-Bas, où la maison d’Orange voulait rompre politiquement avec l’empire catholique des Habsbourg, et amplifia les calomnies sur la conquête espagnole, à grand renfort de caricatures imprimées. La France elle-même ne fut pas en reste, en publiant, entre 1580 et 1600, pas moins de 500 pamphlets contre l’Espagne, dont l’Anti-Espagnol (1590), de l’avocat Antoine Arnauld, qui dénonçait chez les conquistadors « l’avarice insatiable, la cruauté tigresque, de la sale et monstrueuse luxure de l’Espagnol ».
Bartolomé de las Casas fut leur auteur fétiche, et reste la source principale de toute la légende noire. L’historien marxiste Abelardo Ramos, créateur de la « gauche nationale » argentine, écrit qu’Anglais et Hollandais, eux-mêmes « génocidaires réputés et vampires de peuples entiers, se jetèrent sur l’œuvre de Las Casas telles des mouches sur le miel. Les imprimeries d’Allemagne, de Hollande et de Grande-Bretagne en diffusèrent immédiatement les traductions ». Son livre connut pas moins de 40 éditions en Hollande.
— Les colons britanniques de l’Amérique du Nord se comportèrent-ils différemment avec les Indiens ?
— Même si ce sont des pays chrétiens, et même si leur mission peut sembler comparable, en réalité ils sont théologiquement opposés, les uns étant catholiques, les autres protestants. Face à la situation infernale de violence qu’ils découvrent chez les Indiens, chacun dans leur genre (avec l’anthropophagie en plus chez les Aztèques), les Européens réagirent avec leur théologie propre du péché originel : pour les catholiques, l’homme est blessé mais il peut être racheté par la foi et les œuvres ; il ne faut donc pas exterminer les Indiens mais les évangéliser.
Pour les protestants anglais qui arrivent en Amérique, le péché originel a apporté la mort aux hommes, dont seul un petit nombre sera sauvé. Les Indiens qui ressemblent à des créatures du diable n’en font pas partie, ils doivent donc être exterminés. C’est du moins la conclusion à laquelle arrivèrent les premières générations de colons débarquées avec les Pilgrim Fathers : en Amérique du Nord [anglaise, note du carnet], la coexistence pacifique avec les Indiens ne dura que de 1620 à 1637. Dans cet intervalle, environ 20.000 protestants puritains étaient arrivés sur les côtes du Massachusetts. En 1637, la bourgade de Wethersfield ayant été attaquée par les guerriers pequots, qui avaient tué six hommes et trois femmes, les représailles débouchèrent sur une politique d’extermination, décidée un dimanche d’avril 1637. En 1703, une récompense de 40 livres était donnée par scalp d’Indien.
L’attitude des dirigeants respectifs de l’Espagne et des États-Unis est à cet égard éloquente. Alors qu’au XVe siècle la reine d’Espagne Isabelle la Catholique considéra d’emblée les Indiens comme ses sujets et les protégea autant qu’elle put, au XVIIIe siècle, en Amérique du Nord, le futur premier président des États-Unis, George Washington, définissait quant à lui les Indiens peaux-rouges comme des « bêtes sauvages de la forêt », que Thomas Jefferson, le troisième président, appellerait à « poursuivre et [à] exterminer ».
Benjamin Franklin, l’un des pères fondateurs des États-Unis, affirmait pour sa part que « la divine providence commande d’éradiquer ces sauvages afin de faire place aux cultivateurs de la terre ». Le rejet de la poignante supplique des Cherokees, qui, après être devenus chrétiens, en appelaient à la bienveillance et à la compassion du Congrès américain en 1830 pour rester sur leurs terres, montre que les paroles des fondateurs n’étaient pas des paroles en l’air : la « piste des larmes » des Cherokees et les milliers de morts qui la jonchèrent en sont la preuve muette.
Regardons maintenant les histoires personnelles d’Hernán Cortés et de Jefferson. Cortés a un fils illégitime avec l’Indienne Malintzin, Charles Quint le fait chevalier de l’ordre de Santiago, le plus haut grade auquel pouvait aspirer un Espagnol, et qui coûte à Cortés une fortune, avec demande d’autorisation au pape et à l’empereur. Ce Martín Cortés joue, enfant, avec le prince Philippe, il s’illustre en Europe dans l’armée espagnole. Jefferson, quant à lui, a également des enfants métissés avec une esclave noire. Mais ils restèrent toujours esclaves, excepté son fils Eston Hemings, qu’il libéra dans son testament. De son vivant, jamais Jefferson ne les considéra comme ses enfants.
— Les Indiens manifestèrent-ils un attachement à l’Espagne, ou furent-ils des partisans actifs de l’indépendance ?
— La quasi-totalité des Indiens sont restés fidèles à l’Espagne, ce qui ne cadre pas vraiment avec le scénario d’un État oppresseur. Les masses indigènes du Pérou, de Colombie, du Venezuela, d’Équateur et du Chili s’opposèrent à l’indépendance et luttèrent contre Bolívar. Il ne put vaincre les Guajiras au Venezuela qu’après le débarquement de quelque 5000 soldats anglais. Dans la dernière bataille d’Ayacucho en 1824, les 5000 Indiens quechuas présents étaient tous dans l’armée royaliste.
Après la déroute, ils se réfugièrent dans les montagnes, sous le commandement d’un cacique général indien, Antonio Huachaca, et continuèrent à combattre pendant cinq ans derrière le drapeau « Pour Dieu, la patrie et le roi ». La seule exception à cette règle fut celle des villages guaranis du Río de la Plata, qui avaient souffert de l’expulsion des jésuites par la Couronne espagnole.
— Si les Indiens étaient fidèles à la Couronne, comment s’est fait le basculement indigéniste et anti-espagnol ?
— Après l’indépendance, la gauche n’était pas indigéniste parce qu’elle considérait qu’en définitive, la conquête de l’Amérique était une avancée dans l’histoire de l’humanité. C’est ce que pensaient Marx et Engels. Mais en 1929, Staline ordonna de réunir les partis communistes de l’Amérique du Sud à Buenos Aires et décida d’adopter la légende noire, de créer des républiques indigènes et de déstabiliser la base arrière des États-Unis en balkanisant l’Amérique du Sud.
Cette relecture de l’histoire s’est imposée dans l’Université, très largement acquise au marxisme, mais pas dans l’opinion publique : apparu au milieu des années 1940 en Argentine, le péronisme est fondamentalement hispaniste. Fidel Castro l’était aussi au début. Ce n’est qu’après la chute du mur de Berlin, lors de réunions préparatoires à ce qui deviendrait le Forum de São Paulo, que furent reprises les idées du congrès communiste de 1929. L’on décida que les masses indigènes devaient devenir le nouveau prolétariat, c’est-à-dire le nouveau sujet historique à mettre en avant.
Le paradoxe est qu’en tournant le dos à la religion catholique et à la langue espagnole, qui donnaient son unité au continent, comme en répudiant tout modèle alternatif à la mondialisation déshumanisante, ils servent en fait les intérêts de l’impérialisme américain.
Voir aussi
Histoire — Aux origines de la légende noire espagnole
Histoire — Le Moyen Âge, une imposture. (Notamment l'Inquisition au Moyen âge n'a pas fait brûler de sorcières).
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