lundi 13 mai 2024

Pourquoi certains sont-ils nuls en maths ?

Certains excellent dans cette matière, d’autres n’y entendent rien. Pourquoi ? Est-ce une tare qui se transmettrait génétiquement ? Est-ce irréparable ? Selon deux neuropsychologues, ce n’est pas si sûr…

Nul n’est ne doit entrer sous mon toit s’il géomètre », disait Platon, tout le monde ne parvient pas à ce niveau. Pour beaucoup, les maths restent un cauchemar récurrent garantissant des nuits agitées : souvenirs d’années entières passées à n’y rien comprendre, des heures et des heures d’interrogations écrites où la copie restait blanche alors que les autres élèves la noircissaient allègrement dans le reste de la classe… Une authentique humiliation. Tout cela ressemblait à des hiéroglyphes.

Dans une structure éducative où tout le monde expliquait que, sans être bon en mathématiques, on ne trouverait jamais un métier, la matière en question était particulièrement anxiogène pour ceux à la peine : « Vais-je finir clochard ? Pourquoi les autres y parviennent-ils alors que je n’y comprends rien ? » Lorsque nos propres enfants suivent le même modèle, plusieurs questions se posent : sommes-nous tous égaux face aux maths ? Est-on idiot lorsqu’on n’y comprend rien ? Serait-ce héréditaire ? La méthode d’enseignement française est-elle adaptée ? Comment remédier à cette incompétence souvent humiliante ? Deux expertes répondent.

Un réseau de neurones

Le Dr Michèle Mazeau, spécialiste de la neuropsychologie infantile et des dyscalculies, a écrit de nombreux ouvrages sur les troubles de l’apprentissage chez l’enfant. Elle décortique ce qu’il se passe chez le jeune enfant pour qu’il puisse – ou non – ensuite réussir en maths : « Il faut avoir ce que j’appelle une petite boîte à outils innée, un réseau de neurones qu’on appelle “le sens du nombre”. Petits, les enfants apprennent à faire la différence entre quatre lapins et deux lapins. Cette petite boîte à outils va maturer, et se développer avec les apprentissages scolaires pour évoluer vers ce que nous nommons la ligne numérique mentale. C’est une ligne virtuelle que nous avons en tête et qui fait que nous plaçons de gauche à droite les nombres du plus petit au plus grand. Tout cela se crée petit à petit et nous permet de comprendre que 7, c’est plus grand que 6, mais aussi que c’est beaucoup plus grand que 1. On a cette petite ligne concrète, figurative, dans la tête. Mais, comme pour toutes les fonctions cérébrales, il peut y avoir un hic, quelque chose d’atypique ou de dysfonctionnant. C’est ma spécialité. On parle alors du trouble du sens du nombre. Cela n’a rien à voir avec l’intelligence. Le sens du nombre est le socle pour les mathématiques ; si vous n’avez pas ce socle, tout le reste ne se construira pas. C’est un peu comme les dyslexiques : ils ont une intelligence normale, mais il y a un dysfonctionnement dans le réseau de neurones qui va les gêner pour apprendre à lire ou à parler. »


Sylvie Chokron, neuropsychologue, directrice de recherche au CNRS et auteur de Dans le cerveau de… qui vient de paraître (Les Presses de la Cité), détaille de son côté les questions qu’il faut se poser : « Quand un enfant a des difficultés au moment où il commence à apprendre les mathématiques, il faut s’interroger, en amont de cet apprentissage, sur la qualité des acquisitions qui se sont faites auparavant. Donc la première chose à comprendre, c’est la différence entre une acquisition et un apprentissage. L’apprentissage c’est un enseignement qui va être délivré par un spécialiste. On va apprendre à lire, à écrire, à compter, à poser une opération et tout cela va se passer à l’école. Mais ces apprentissages ne viennent pas de rien. Ils prennent leurs racines dans ce qu’on appelle les acquisitions. Les acquisitions, c’est tout ce que l’enfant a pu acquérir grâce aux stimulations naturelles du milieu, c’est-à-dire son environnement. Il va apprendre à marcher, à bouger, à faire des gestes, à attraper. Il va apprendre à estimer le temps. Il va apprendre à estimer globalement la quantité. Tout cela, ce sont des acquisitions. Elles sont permises par une bonne interaction entre le cerveau de l’enfant et les stimulations qu’il reçoit. »

Quantité et durée

Mais comment les bébés grandissent-ils avec les mathématiques ? « Dès la naissance, le bébé a des intuitions quant à la quantité, mais aussi quant à la durée. Par exemple, si vous lui faites entendre un son qui dure plusieurs secondes et que vous lui montrez une barre longue, il va la regarder plus que si vous lui montrez une barre courte, qu’il regardera en revanche si vous lui faites entendre un son très bref. La durée et la longueur sont déjà présentes à la naissance. Et la quantité, grossièrement aussi. Entre 0 et 6 ans, cet ensemble ne va cesser de s’affiner. À un moment, le bébé arrive au stade de ce qu’on appelle la conservation des quantités. C’est-à-dire qu’il comprend très bien que cinq objets très espacés, c’est la même quantité que cinq objets très rapprochés. Cela reste cinq objets. Il a acquis le nombre et cela arrive entre 3 et 5 ans. Plus tard, si vous tracez une ligne et que vous mettez un nombre au milieu, par exemple 28, et que vous demandez à des enfants de placer des nombres à gauche ou à droite de 28, vous vous attendez à ce qu’ils les placent de manière que la distance corresponde à la quantité. Par exemple, 26 devrait être collé à 28 alors que 14 devrait être beaucoup plus loin à gauche. Mais la plupart des enfants qui ont des problèmes en mathématiques n’ont pas acquis cela. Passer de l’espace à la quantité, se représenter l’ordre de grandeur, se représenter la distance entre deux nombres… Ils sont donc restés bloqués à un stade où ils ont globalement compris la notion de quantité, mais où en fait, ils ne vivent pas les mathématiques. Les enfants qui sont bons en maths vivent les mathématiques, je le dis toujours. Et par conséquent, les enfants qui vivent les mathématiques sont des enfants qui ont parfaitement intégré durant les premières années de la vie toutes ces notions, c’est-à-dire de manière complètement automatique, quand ils regardent l’environnement autour d’eux, ils sont capables d’analyser, d’estimer les durées et de les comparer. Par exemple, les enfants qui ont des problèmes en mathématiques ont souvent des difficultés à se repérer dans le temps précisément. Je ne parle pas de faire la différence entre le matin et l’après-midi, mais de savoir se situer entre aujourd’hui, Noël et les grandes vacances. »

L'importance des stimulations

Tout cela pourrait aisément ressembler à une sorte de déficience neuronale, voire à une tare, mais les deux expertes n’approuvent pas formellement. « C’est difficile à dire, répond Sylvie Chokron. Cependant, ce qui est sûr, c’est que les processus qui permettent normalement d’acquérir les mathématiques de manière vraiment aisée, facile, ne se sont pas automatisés. Cela veut dire que les stimulations naturelles du milieu, de 0 à 5 ans, n’ont pas permis à l’enfant de mettre en place cet équipement nécessaire à l’apprentissage vraiment simple et fluide des mathématiques. C’est une première raison. Mais il y a une seconde possibilité : l’enfant a fait ces acquisitions normalement, mais quand on va lui présenter les mathématiques, on va le faire d’une manière tellement éloignée de celles-ci qu’il n’y a pas de lien qui s’opère entre les deux. Il a fait ces acquisitions de base correctement, puis il parvient à des notions qui sont présentées de manière tellement abstraite qu’il n’arrive pas à les relier aux acquisitions très concrètes qu’il a faites et qui devraient lui permettre d’acquérir les mathématiques. » C’est alors que pour certains enfants, les maths ressemblent à du chinois. « Oui, à ce stade, les maths deviennent une langue inconnue », approuve Sylvie Chokron. « En gros, poursuit-elle, c’est comme le Loto : tous ceux qui ont gagné ont joué, mais tous ceux qui ont joué n’ont pas gagné. » Michele Mazeau parle quant à elle de « « trouble du sens du nombre », encore rarement diagnostiqué, car tout cela a été découvert via les neurosciences cognitives et les travaux de Stanislas Dehaene (le grand spécialiste français de la neuropsychologie, actuellement président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, qui n’a pas pu nous parler, NDLR) vers la fin des années 1990. C’est à ce moment-là que nous avons entendu parler de ce que nous nommons le “sens du nombre” ». Mais il y a autre chose que le sens du nombre : les « fonctions visuo-spatiales », inconnues du grand public. Mme Mazeau explique : « C’est un réseau de neurones qui, dans le cerveau, est très proche de celui qui s’occupe des nombres. C’est ce qui concerne l’organisation spatiale de notre environnement, comment les choses sont orientées les unes par rapport aux autres, par rapport à la gravité, si elles sont obliques, égales, horizontales, etc. Et là encore, il arrive que des enfants n’aient pas une organisation visuo-spatiale parfaite. Elle peut être atypique ou déficitaire. Pour résumer, moins vous êtes visuospatial, plus vous aurez de difficultés en mathématiques. » Sylvie Chokron abonde dans ce sens : « Stanislas Dehaene a consacré une bonne partie de sa carrière à montrer que les régions du cerveau qui gèrent la vision et l’espace sont celles qui gèrent les maths. En fin de compte, ses travaux visent à montrer que les maths, ce n’est rien d’autre que de la vision de l’espace et du temps. Par conséquent, ceux qui, dès la naissance, ont un trouble visuospatial, ont des risques très élevés d’être mauvais en maths par la suite. On appelle cela la dyscalculie spatiale. La fameuse ligne numérique, cette ligne mentale dans laquelle on représente les nombres par ordre croissant de gauche à droite – dans les pays où on lit de gauche à droite –, ce n’est rien d’autre qu’un repérage spatial. »

Le « gène des maths », un mythe (enfin probablement)

Alors, évidemment, la question que tout le monde se pose est la suivante : les individus qui ont des troubles visuo-spatiaux ou un problème inné avec le « sens du nombre » peuvent-ils les transmettre à leurs enfants ? Pour être clair, la réussite ou l’échec en maths sont-ils héréditaires et génétiques ? Sylvie Chokron ne le pense pas. « Il peut y avoir des troubles d’origine génétique qui donnent une fragilité, certainement, mais d’un autre côté, ce n’est pas comme si on avait trouvé un “gène des maths”, ce qui n’est pas le cas. Je pense que les maths, ce n’est pas quelque chose qui est représenté tel quel dans le cerveau dès la naissance ou avant la naissance. Cela prend sa source dans des processus qui ne sont pas des processus mathématiques, qui sont des processus d’estimation de la durée, de la quantité, visuellement ou auditivement, mais au départ, c’est du sens et de la perception. Par ailleurs, vous ne pouvez absolument pas différencier les effets environnementaux des effets génétiques. » Car ce que nous révèle Mme Chocron est très subtil : dans les familles où il n’y a aucun souci avec les mathématiques, dans la vie de tous les jours, sans que personne ne s’en rende compte, on manipule ces données tout le temps. En rigolant, on fait du calcul mental, cela peut-être même dans la manière de communiquer, la façon dont on parle, les mots qu’on emploie, ce qu’on demande aux enfants, comment on leur parle de l’argent, du temps, de tout ce qui comporte des chiffres. Dans ces familles, on manie les mathématiques comme si c’était du français, on vit les mathématiques. Au contraire, dans les familles où les parents ne sont pas bons en maths, on communique différemment. « Voici pourquoi il est extrêmement difficile de séparer les effets génétiques des effets environnementaux, dit-elle. Si on prend un enfant qui est né de parents et de grands-parents qui ont des difficultés à manipuler les quantités, à se repérer dans l’espace, et cetera, et qu’on le met dans une famille où tout cela n’est pas un problème, et qu’il est stimulé comme les autres enfants de cette même famille, les stimulations qu’il recevra lui permettront peut-être d’aller à l’encontre de sa fragilité génétique. » Michele Mazeau est à peine plus nuancée : « Il peut y avoir une malfaçon minime dans les réseaux de neurones qui se transmettent de génération en génération. C’est possible, mais je ne dis pas que c’est sûr ».

Un enseignement abstrait

Enfin se pose la question de l’enseignement, puisqu’on ne cesse d’entendre dire que les Français sont nuls en maths par rapport à d’autres pays. Le Dr Mazeau a une vision assez claire sur le sujet : « En France, on enseigne les maths d’une manière précise. On commence par faire apprendre aux élèves un certain nombre de techniques, les opérations en premier lieu, et ces techniques pourront ensuite servir à des stratégies utiles. Dans d’autres pays, je pense notamment à la fameuse “méthode de Singapour”, on fait l’inverse. On commence par des petits problèmes qui amènent à se poser des questions. Et là, on réalise qu’on a besoin d’additions, de soustractions, etc. J’avais 6 yaourts dans mon frigidaire, et j’en ai mangé 2. Comment savoir combien il en reste ? Je compte sur mes doigts, j’en enlève un, puis un autre, et voilà, j’appelle cela une soustraction. Chez nous, on va commencer par apprendre la soustraction, puis on va se demander à quoi elle va servir. Certains enfants, d’ailleurs, ne comprendront pas à quoi cela servira. Mais si on part d’un problème et qu’on apprend ensuite la technique pour le résoudre, alors cette technique aura du sens. Elle ne sera plus abstraite. Il y a des consignes pour aller dans cette voie dans l’Éducation nationale en France, mais ces découvertes sont récentes, [??] il faudrait former les professeurs, former les formateurs, et on ne change pas facilement une méthode d’enseignement. Mais il est généralement admis que la méthode de Singapour [conçue au début des années 1980] est plus efficace que la nôtre car elle part du concret, alors que l’aspect abstrait des maths en France peut poser des problèmes à beaucoup d’enfants. » Que faire pour aider nos enfants nuls en maths quand les cours particuliers ne semblent rien améliorer et qu’un travail acharné ne débouche sur rien ? « Les cours particuliers ne sont utiles que pour résoudre un problème précis qui a été mal compris, précise Michèle Mazeau. La singularité des maths, c’est qu’ils sont cumulatifs : si on rate une marche, on ne peut plus avancer. C’est la raison pour laquelle l’école primaire est si importante car c’est là que tout se joue. Alors qu’en histoire, on peut avoir raté ou oublié le Moyen Âge et être bon sur le XXe siècle. Mais si l’enfant ou l’adolescent a un blocage récurrent en maths, celui-ci peut être dû soit à un problème du sens du nombre, soit à un problème visuo-spatial, soit à autre chose encore, et il faut diagnostiquer ces problèmes. 

On a vu apparaître récemment de nouvelles professions utiles pour ces diagnostics qui peuvent aider à déverrouiller les blocages. Il y a des orthophonistes spécialisés. Les orthopédagogues sont apparus très récemment (cette profession n’est toutefois pas réglementée, NDLR). Ils ont eu une formation en neurosciences et sont spécialisés dans l’apprentissage des enfants. Ils parviennent à voir où se trouve le problème, sens du nombre, visuo-spatialisation, etc. Ainsi, un enfant mauvais en maths ne le restera pas forcément durant toute sa scolarité. » Sylvie Chokron ajoute que l’on peut être gêné en mathématiques pour de nombreuses raisons et qu’il est très important, avant de se lancer dans une prise en charge, de pouvoir déterminer la cause des difficultés : outre les problèmes perceptifs ou spatiaux (qui gênent la représentation spatiale de la longueur, de l’ordre de grandeur, des nombres et des quantités), on compte aussi le problème verbal (qui gêne la compréhension des consignes), le problème de mémoire (qui gêne l’apprentissage des règles, tables, etc.), le problème de raisonnement, ou le problème de logique… « Pour cela, dit-elle, un bilan neuropsychologique ou orthophonique peut être très efficace. » Il y a donc de l’espoir pour que nos enfants ne restent pas éternellement nuls dans cette discipline. Mais il y a aussi une vie possible sans les maths.


Source : Le Figaro Magazine

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