mercredi 21 février 2024

« Le monopole d’État sur l’éducation n’est pas dans l’esprit des Lumières »

Ancien professeur à l’ESCP et maître de conférences à HEC, Philippe Nemo est l’auteur de Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry ?  (Grasset) et du Chaos pédagogique (Albin Michel). Il revient ici sur la longue histoire des combats pour la libéralisation de l'école.  Philippe Nemo, ci-dessus, a traduit et préfacé l’année dernière le livre important du philosophe Enzo Di Nuoscio, Pourquoi les humanités sauveront la démocratie (Éditions PUF).


— De quoi l’affaire Stanislas est-elle révélatrice ?


— La campagne menée contre Stanislas, visiblement concertée, est un déchaînement de haine contre le christianisme, la bourgeoisie, l’excellence, la liberté. Je suis assez âgé pour avoir été témoin de cent autres éruptions du même genre, qui sont retombées ensuite du fait de leur inconsistance. L’épisode ne m’inquiète donc pas. Mais il est une occasion de reposer le problème des structures de l’éducation en France. Nous savons, grâce à Mediapart, que l’Inspection générale chargée d’enquêter sur Stanislas a écrit qu’elle « ne confirme pas les faits d’homophobie, de sexisme et d’autoritarisme mis en avant par les articles de presse », tout en ajoutant que « la culture de l’établissement, “l’esprit Stan”, peut favoriser de telles dérives ». Voilà donc que l’État voit d’un mauvais œil, non des contraventions réelles à des règles juridiques, mais des intentions supputées. Il sonde les cœurs et les reins, comme jadis l’Inquisition. L’école Stanislas sent le fagot. on voit que, dans cette affaire, les plus « catholiques » ne sont pas ceux qu’on croit. En tout cas, cet exemple où l’État s’en prend directement à l’esprit (le mot est écrit) montre bien qu’il prétend exercer un pouvoir spirituel, être une Église.

— Qu’entendez-vous par « pouvoir spirituel » ?


— C’est la faculté de discerner le vrai du faux, le bien du mal, le beau du laid. L’État ne peut prétendre à aucun titre détenir un tel pouvoir, pressé qu’il est par des responsabilités pratiques urgentes, qui l’empêchent de cultiver pour lui-même ces idéaux de l’esprit. C’est là l’office de pouvoirs spirituels détachés, jadis l’Église, aujourd’hui encore en partie les Églises, mais aussi les scientifiques, les intellectuels, les artistes, la presse, les think tanks, en fait toute la société civile. Or en France, du fait du monopole qu’il exerce sur l’école, l’État détient ce pouvoir spirituel simultanément à son pouvoir temporel. Il prétend dire ce qu’il faut enseigner et comment l’enseigner. Par la voix des inspecteurs généraux, il énonce que ne pas vouloir enseigner la sexualité à Stanislas de la manière souhaitée par l’idéologie LGBTQ+ est « mal », que c’est une « dérive ». Qu’est fini le temps où on accusait les éducateurs d’attenter aux bonnes mœurs, qu’en notre temps il faut condamner ceux qui refusent d’y attenter. Cette confusion des pouvoirs spirituel et temporel est le propre des sociétés totalitaires. Au contraire, dans toutes les démocraties libérales, les deux pouvoirs sont séparés.

—Pourquoi en va-t-il autrement en France ?


— C’est un héritage de notre histoire récente. Le monopole de l’État sur l’éducation n’est nullement un « droit régalien » ancien. Il a été établi par Napoléon en 1806. Auparavant, l’éducation était faite ou contrôlée par l’Église. La Révolution a été partagée à ce sujet : seuls les Jacobins voulaient une éducation monopolistique d’État. Quand la Terreur prit fin, la Constitution de l’an III affirma la liberté d’enseignement, conforme aux idées des Lumières. Les hommes des Lumières avaient promu la liberté de resont cherche scientifique et l’esprit critique ; ils n’avaient certes pas combattu le dogmatisme de l’Église pour applaudir à la mise en place d’un nouveau dogmatisme d’État. Tout ce qui était libéral en France au XIXe siècle contesta donc le monopole napoléonien, qui fut aboli par trois lois, celle de Guizot (1833) libérant le primaire, la fameuse loi Falloux (1850) le secondaire, la loi Dupanloup-Laboulaye (1875) le supérieur (d’où la création des universités catholiques de Paris, Lille, Lyon, Angers, Toulouse). Mais, quand les républicains obtinrent le pouvoir complet en 1879, ils voulurent réutiliser et durcir le monopole napoléonien parce que c’était un outil bien commode pour terrasser l’Église. Cependant, Jules Ferry vit très bien qu’il y avait un grave danger à placer pouvoirs spirituel et temporel dans les mêmes mains. Il crut résoudre le problème en instituant des conseils, des commissions, des jurys « souverains » qui proposeraient des programmes et nommeraient les professeurs. Il crut ainsi pouvoir scinder le pouvoir d’État en deux pouvoirs, l’un gouvernemental, l’autre scientifique, chargés respectivement de l’intendance et des choses de l’esprit.

Donc, tout était pour le mieux ? Hélas non, car des forces partisanes s’emparèrent très vite de l’enseignement public. Elles étaient animées, depuis leurs origines, par un profond mouvement néomillénariste, très proche, dans sa structure, de la religion judéo-chrétienne qu’elles combattaient. Elles avaient donc un dogme. Peu de temps après, quand elles devinrent marxistes, leur philosophie de l’histoire les persuada qu’elles savaient très bien ce que le vrai et le faux, le bien et le mal et qu’elles n’avaient pas à attendre ces connaissances d’une pratique modeste, progressive, collective et critique de la science. Dès lors, le pluralisme disparut de l’Éducation nationale. L’État républicain, qui s’était attribué un monopole scolaire déjà contestable en lui-même, se laissa déposséder de ce monopole par lesdites forces partisanes. Et ce sont elles, non l’État démocratique, qui persécutent aujourd’hui les écoles privées sous contrat et hors contrat coupables de ne pas partager leur idéologie.

— Comment pourrait-on séparer à nouveau les pouvoirs spirituel et temporel dans l’éducation ?

En développant le pluralisme scolaire. Je crois qu’on peut poser les principes suivants. D’une part, l’école doit être libre, si l’on veut échapper à la tyrannie des nouveaux Torquemada. Mais, d’autre part, elle ne doit pas être abandonnée au pur marché, car il y a des motifs impérieux pour que l’éducation, qui profite à toute la société, soit financée et contrôlée en partie par la puissance publique. Or il existe un moyen bien simple de concilier ces deux exigences : c’est de découpler financement et prestation. On peut parfaitement avoir un financement collectif de l’éducation, ou du moins de l’éducation générale de base, et une prestation du service éducatif par une pluralité d’acteurs libres et concurrentiels. Cette formule peut se décliner de différentes façons. On peut financer les familles par des « bons » (vouchers) éducatifs apportés ensuite aux établissements qu’elles choisissent. On peut aussi, et cela est sans doute plus réaliste, financer des établissements qui, dès lors qu’ils satisfont à un certain cahier des charges, auront le droit de définir eux-mêmes leur pédagogie et leurs programmes, c’est-à-dire leur « esprit ». C’est ce qui se fait déjà en partie en France, bien imparfaitement, avec les contrats d’association : l’État finance des établissements privés tout en reconnaissant leur « caractère propre ». Ce principe peut et doit être généralisé.

Source : Le Figaro Magazine


Le Figaro Magazine



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