lundi 10 juillet 2023

Une semaine à Orania, cette petite ville qui refuse le multiculturalisme sud-africain

Trente-deux ans après l’abolition de l’apartheid, une communauté blanche a élu domicile dans la région du Karoo. Se défendant d’être raciste, la ville d’Orania affirme vouloir défendre la culture des Afrikaners et créer un havre de stabilité dans un pays où les promesses de multiculturalisme ont été bafouées par la corruption des élites au pouvoir. Reportage paru dans le Figaro Magazine.

Au mur de son salon, le pasteur Ronald Bain a accroché une peinture. On y voit des falaises et des plages. Celles sublimes de la région du Cap ; celles que son peuple a choisi d’abandonner il y a bientôt deux cents ans pour l’aridité et la chaleur du désert du Karoo. Son peuple, pour ce pasteur de la ville d’Orania, ce sont les descendants des Voortrekkers : ceux qui ont participé au Grand Trek dans les années 1830.


Reportage en anglais (visite à Orania), sous-titrage en français disponible via roue dentée

Souhaitant échapper à l’emprise de la couronne britannique toute-puissante en Afrique du Sud, des familles de colons néerlandais et de huguenots français partent alors vers le nord. Des petits groupes entament un voyage de tous les dangers espérant trouver des terres pour y fonder une nouvelle république représentant leur mode de vie, leur culture et leur langue : l’afrikaans.

Droit à l’autodétermination

Un projet avorté avec l’abolition, au début du siècle dernier, des républiques boers du Transvaal et de l’État libre d’Orange. Mais leur spectre survit ici, à Orania, près de la rivière Orange. Une ville qui, depuis sa création en 1991, n’a jamais cessé de s’étendre sur la base de l’article 14 de la constitution prévoyant « la reconnaissance du droit à l’autodétermination de toute communauté partageant un héritage linguistique et culturel commun, au sein d’une entité territoriale ou de toute autre manière reconnue par la législation nationale. »

Le drapeau d'Orania aux couleurs traditionnelles hollandaises (ainsi que de l'Afrique du Sud d'avant Mandela et celles de l'État libre d'Orange) : bleu blanc orange (évidemment!) Le petit garçon se retrousse les manches, symbole de la prise en main de son destin.

Sauf que dans cette nation arc-en-ciel, Orania possède une particularité dissonante du récit national : aucun de ses 2800 habitants n’est noir. Arrivé il y a trois ans, Ronald Bain est l’une de ces personnes dont les traits et le regard vous amènent à le croire droit et surtout honnête. Alors, trêve de faux-semblants, nous lui posons l’inévitable question, celle qui taraude quiconque découvre l’existence d’Orania : « Êtes-vous raciste ? »

Avant de répondre, l’homme d’Église termine de verser du café brûlant dans nos tasses et s’assure de la présence de petits gâteaux sur la table recouverte d’une toile cirée. « Je ne crois pas dans le principe de race. C’est contraire à ce que dit la Bible », déclare-t-il calmement. [Pourtant pendant longtemps le clergé calviniste sud-africain affirmait l’inverse… Notamment en citant par exemple Actes 17:26 : « À partir d’un seul homme, il a créé tous les peuples pour qu’ils habitent toute la surface de la Terre ; il a fixé des périodes déterminées et établi les limites de leurs domaines. » Et à la fin des temps encore Apocalyse 5:9 : « tu as racheté pour Dieu, grâce à ton sacrifice, des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple, de toutes les nations. »

Avant que nous puissions lui faire remarquer qu’il ne répondait pas à notre question, il ajoute : « Ça n’a pas été facile pour moi de m’installer ici. C’est une discussion délicate que j’ai eue avec mes amis pasteurs — certains étant noirs. Mais j’ai essayé de leur faire comprendre mon point de vue. » Et ce point de vue, est-il lié à la couleur de peau ? « Pour moi, ça n’a vraiment rien à voir. C’est avant tout une question de culture. Mais j’aurai beau vous assurer que non, le fait est que les gens de l’extérieur n’arrivent pas à dépasser la question raciale dès qu’il s’agit d’Orania » Sans doute parce qu’à l’origine de ce projet est un homme, Hendrik Verwoerd [prononcer Fervourtt], considéré comme le grand architecte de l’apartheid. La maison de sa veuve, remplie de souvenirs retraçant sa vie et de bustes à son effigie, est toujours intacte et conservée en l’état comme un petit musée. [Hendrik Verwoerd, né aux Pays-Bas en 1901, fut  assassiné en 1966, des décennies avant qu’Orania ne soit fondée. Il fut poignardé par un communiste quarteron, Dimitri Tsafendas, né d'un père grec d'une mère métisse mozambicaine. Peu avant l’assassinat, Tsafendas demanda à être officiellement reclassé de « blanc » à « métis », mais sa requête fut rejetée. Il mourut en prison d’une pneumonie 33 ans plus tard en 1999. Aucun membre des cercles anti-apartheid ne participa à ses funérailles.]

 
Pour comprendre Ronald, considérons son argument à l’aune de la situation actuelle en Afrique du Sud plutôt qu’à celle d’une supposée nostalgie de l’ancien pouvoir blanc. L’année prochaine, le pays célèbrera ses 30 ans de démocratie. Et par la même occasion, les trois décennies de l’ANC au pouvoir — dont neuf ans sous Jacob Zuma, mandats durant lesquels le pays a été précipité vers la faillite. Résultat ? Crise énergétique sans précédent avec des coupures nationales d’électricité allant jusqu’à 12 heures par jour, une criminalité stratosphérique, un système éducatif public en berne, et une hausse des tensions face aux flux migratoires… Dans la société multiculturelle souhaitée après l’abolition de l’apartheid et l’arrivée de Nelson Mandela au pouvoir, une ville comme Orania n’aurait jamais dû exister. Lors de sa fondation au début des années 1990, beaucoup prédisent d’ailleurs que le petit hameau mourra en même temps que les vieux nostalgiques de l’ancien système oppressif.

Mais pendant un tiers de siècle, dans l’aridité du désert du Karoo, la faillite du gouvernement a fait faner la fleur d’un songe — celui de la nation arc-en-ciel. La nature humaine, poussée dans ses retranchements, en a fait éclore une autre : celle du communautarisme. Et dans le cas d’Orania, le rêve subsistant d’une nation afrikaans que cherchaient les Vortrekkers du XIXe siècle. Un rêve de plus en plus attractif : en 2022, l’administration d’Orania recevait 899 candidatures (contre 467 en 2019) ; sa population et ses infrastructures grandissent à vue d’œil. Le tout dans la plus grande légalité : tous ici paient des impôts (mais ne reçoivent aucune subvention de l’État) et entretiennent de bonnes relations avec les élus locaux de la province. Bien loin, donc, de l’attitude autarcique et belliqueuse que beaucoup prêtent à cette communauté. « On fait couler beaucoup d’encre, mais on n’est pas les seuls à vouloir vivre entre nous avec des gens qui partagent un même système de valeurs et une culture commune. » 


 Ghettoïsation de l’Afrique du Sud censément « arc-en-ciel »

C’est Gawie Snyman [prononcer Gâvî Snéïmanne], directeur général du Mouvement Orania (la structure administrative de la ville), qui nous parle : « Beaucoup de représentants de tribus et de communautés noires ou “métis” [kleurlings] viennent nous voir et souhaitent s’inspirer de notre modèle. » Il ajoute : « Il y a de plus en plus de communautés privées et fermées en Afrique du Sud, avec des portails, des grands murs et des gardes à l’entrée qui vous empêchent de rentrer si vous n’êtes pas propriétaire. Mais ça, ça ne dérange personne. » Ces fameuses « gated communities » ont effectivement bourgeonné un peu partout dans le pays depuis trente ans, majoritairement dans les grandes villes et leur périphérie.

Des propriétés qui s’adressent, évidemment, aux classes sociales les plus aisées. « Même quand Julius Malema est venu nous voir, il a été surpris et ça s’est finalement bien passé. » Le tonitruant Malema, partisan de la doctrine de Mugabe quand il s’agit de réfléchir à l’expropriation des terres et chef de file du parti d’extrême gauche EFF (Economic Freedom Fighter), est venu visiter Orania à la fin des années 2000, espérant créer un conflit. En vain. « On est ouvert à tous. Il y a bien longtemps que nous avons compris une chose : si nous voulons survivre, nous devons être diplomates et bien intégrés dans l’Afrique du Sud. Malema s’attendait à voir des gens armés jusqu’aux dents, mais ça n’a jamais été notre attitude. »

Un modèle attractif

C’est la première chose qui étonne le plus sceptique des visiteurs arrivant à Orania en voiture. Rien ni personne ne vous empêche de pénétrer à Orania, traversée par une route régionale. Il n’est d’ailleurs pas rare de croiser des familles noires vivant dans les alentours venir faire leurs courses dans les supermarchés de la ville. Pourquoi ? « Car ils sont mieux achalandés », nous dit-on, simplement, sans jamais évoquer une quelconque discrimination dont ils pourraient être victimes. Gawie Snyman poursuit : « On nous traite constamment de racistes. Mais contrairement à beaucoup de communautés fermées et majoritairement blanches qui font venir une main-d’œuvre noire et bon marché de l’extérieur afin de nettoyer leurs maisons, leurs rues et vider leurs poubelles, nous, nous faisons tout nous-mêmes. » 


 

Un court séjour à Orania

suffit pour le constater : tous les membres de la communauté doivent avoir un travail et s’investir dans sa maintenance et son amélioration. La ville possède tous les services qu’un citoyen peut espérer : une clinique, des écoles, un service de pompiers, une sécurité privée qui collabore avec les forces de police locales, des avocats, des notaires… Tout ce tissu social est la base du développement que connaît Orania — et aussi ce qui la rend attractive. Car, n’en déplaise à ceux qui voudraient calquer une grille de lecture simpliste sur cette ville, l’écrasante majorité des gens que nous avons rencontrés nous assurent être venus s’installer pour une seule raison : l’emploi.

« L’emploi, mais surtout les écoles », ajoute Koos Steenkamp [prononcer Stiénnkammpp]. Ce père de famille travaillant dans le commerce s’est installé ici il y a peu. « Je viens de Jobourg, mais j’ai travaillé un peu partout. Dans les écoles publiques, certains enfants n’arrivent pas à écrire en cursive. » En 2011, Koos rend visite à des amis rencontrés sur les bancs de l’université et vivant à Orania. « Au départ, ce n’était qu’une idée. Car il ne faut pas oublier que s’installer ici, c’est s’installer au milieu de nulle part, dans le désert. Mais la situation devient vraiment catastrophique dans le reste du pays. »

Un autre atout qui a séduit Koos Steenkamp et tant d’autres : la sécurité. « Les Sud-Africains ont dû prendre l’habitude d’organiser toute leur vie par rapport à la criminalité, en la subissant. Ici, c’est différent. En ce moment, par exemple, je ne sais pas où sont mes enfants. Ils sont peut-être dans la rue, ou chez un voisin, mais je ne suis pas inquiet. Je suis tranquille. Et c’est tellement rare dans ce pays. » Tranquille, mais quand même avec une arme de poing solidement accrochée à sa ceinture et dissimulée sous sa chemise. « C’est dur d’abandonner certains réflexes », souffle Steenkamp en souriant. La première chose que les propriétaires de la maison d’hôtes chez qui nous avons logé lors de notre reportage nous ont dit avec fierté : « Pas besoin de fermer vos chambres et votre voiture à clé. » Improbable dans le reste du pays. Ce couple à la retraite est venu vivre ici d’abord pour la sécurité. Mais la haute fréquentation touristique d’Orania — synonyme de travail pour eux — était une cerise sur le gâteau à ne pas négliger. 


Parler afrikaans et être conservateur chrétien

Même son de cloche pour François et ses amis, que nous rencontrons dans un petit garage de la ville voisine, Hopetown, tombée elle aussi en décrépitude et bordée par ces fameux squats illégaux grêlant tout le territoire sud-africain. « Travailler là-bas paie beaucoup mieux qu’ici », nous confie le jeune homme. Mais alors pourquoi tous les Blancs du coin ne se ruent-ils pas à Orania ? « Car la vie y est plus chère, le loyer comme la vie de tous les jours. » Plus de 20 % au-dessus de la moyenne du pays, nous dit-on. Mais c’est surtout qu’il ne suffit pas d’être blanc pour s’y installer.

Intégralement bâtie sur des propriétés privées agrégées en une seule entité, Orania étudie minutieusement les candidatures de nouveaux acquéreurs ou résidents. Des dossiers que nous avons pu consulter et qui ne mentionnent pas une seule fois le mot race. Beaucoup de questions, en revanche, sur votre situation financière, vos antécédents judiciaires et votre adhésion à certains principes socioreligieux — les homosexuels, par exemple, ne sont clairement pas les bienvenus. Un des rares points sur lesquels cette communauté joue de concert avec le reste du continent africain. En clair, si vous êtes conservateur, bon chrétien, solvable et pas endetté jusqu’au cou, rien ne vous empêche de devenir résident d’Orania. Autre point très important : parler afrikaans. L’anglais y est pratiqué pour accueillir les touristes, mais pas du tout apprécié, car c’est la langue des anciens oppresseurs britanniques.

Le Président Kruger de 1941, scène avec Rhodes sur le début de la guerre des Boers

Alors pourquoi aucun habitant n’est noir, ni même « métis » –   une autre catégorie raciale officiellement reconnue par le gouvernement sud-africain, concernant les personnes descendantes des immigrés d’Asie, de parents mixtes ou plus généralement les individus appartenant aux tribus khoïsans. Contrairement à certaines communautés noires qui s’opposent à l’afrikaans (langue symbole du régime de l’apartheid [pour eux]) et revendiquent plutôt le xhosa ou le zoulou, les milieux « métis » restent attachés à cette langue aux racines germaniques dérivée du néerlandais.

Autonomie énergétique

Sur ce point, Snyman concède que la réputation d’Orania a dû agir comme une dissuasion naturelle. « Les gens savent ce que nous représentons, admet-il. Mais je peux vous assurer que nous n’avons jamais rejeté un candidat parce qu’il n’était pas blanc. » À plusieurs reprises, pour étayer leur point de vue, les habitants avec qui nous parlons mentionnent le Québec (dont la langue officielle est encore le français) et Israël, pionnier dans les nouvelles techniques agricoles et l’autonomie énergétique avec un territoire partageant certaines particularités avec la région d’Orania. « Même si l’on est dans le désert, l’eau n’est pas vraiment un problème, nous indique Riaan Jacobs, responsable de toute la stratégie énergétique de la ville. La rivière Orange qui jouxte Orania est l’une des plus propres du pays. Le principal défi auquel nous faisons face, c’est l’électricité. » Raccordée au réseau de la province, la communauté subit les mêmes coupures de courant que le reste du pays. « Outre les inconvénients quotidiens, c’est un véritable problème pour les affaires. »

Alors la communauté a financé une ferme de panneaux solaires que nous fait visiter Riaan. Panneaux que nous retrouvons aussi sur le toit de certaines habitations. « Aujourd’hui, nous produisons nous-mêmes 30 % de notre électricité. La ferme solaire va s’agrandir et nous allons bientôt pouvoir installer un générateur. Notre but est de pouvoir assurer un courant stable de 6 h. Puis, d’être complètement indépendants d’ici à quatre ou cinq ans. » Coût total de l’investissement pour la communauté ? L’équivalent de 2,2 millions d’euros.


Préparer l’avenir

En se couchant sur Orania, le soleil fait surgir un liseré rose épousant les lignes de l’horizon. Sur l’une des rares collines dominant la petite ville, des bustes perchés sur piédestal forment un cercle. Nous reconnaissons Johannes Strijdom [prononcer Stréidomm], le « lion du Transvaal », et d’autres anciens premiers ministres sud-africains et afrikaners comme Paul Kruger et Daniel François Malan. Frederik de Klerk, le corécipiendaire du prix Nobel de la paix qui a mis un terme à l’apartheid avec Nelson Mandela, est absent. Pour beaucoup ici, il reste un traître ; celui qui a tout abandonné, aveuglé par la naïveté, au lieu de négocier une certaine forme d’indépendance pour les Boers.

Près du mémorial, les jeunes viennent parfois faire un jogging, du vélo, ou promener leur chien. Il y a les enfants des résidents, et les étudiants du lycée professionnel qu’a développé Orania pour cultiver les savoir-faire dont la communauté a besoin. Certains viennent de loin pour avoir accès à cet enseignement qu’ils jugent meilleur qu’ailleurs. Un moyen pour la ville de continuer à faire valoir son modèle et de préparer l’avenir.

Continuer de s’étendre ? 

« Je ne sais pas jusqu’où on pourra aller sur ce site. Peut-être qu’à partir d’une certaine taille, on deviendrait trop dérangeants politiquement, confesse Gawie Snyman. La solution serait plutôt de créer une jumelle d’Orania ailleurs dans le pays. » Loin, peut-être, de l’aridité du Karoo. Pour pouvoir retrouver les plages et les falaises de la région du Cap abandonnées par leurs ancêtres il y a deux siècles. 

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