dimanche 11 juillet 2021

Histoire — La Seconde Guerre mondiale a-t-elle été gagnée à l’Est?

L’historien Jean Lopez revient sur les relations entre l’URSS et l’Allemagne nazie au cours de la Seconde Guerre mondiale ainsi que sur le tournant de l’opération Barbarossa. Nous sommes loin d’en avoir fini avec la guerre des mémoires et l’instrumentalisation politique de l’histoire, affirme-t-il. Jean Lopez est journaliste et historien. Spécialiste reconnu de la Seconde Guerre mondiale, il a notamment coécrit Barbarossa 1941. La guerre absolue (Passés composés, 2019).

— Dans quelles proportions pensez-vous que la guerre entre l’Allemagne et l’Union soviétique structure encore la relation qu’entretiennent les pays européens avec la Russie de Vladimir Poutine ?

Jean LOPEZ. — Ce sont plutôt des questions stratégiques, diplomatiques et énergétiques qui les structurent. La Seconde Guerre mondiale est un élément important du discours politique de Vladimir Poutine, surtout en direction des petits et moyens États qui jouxtent sa frontière occidentale. En France, ce discours sert à alimenter le fond antiaméricain et antilibéral et une vieille tendresse pour les Russes. Cela nous empêche parfois de bien comprendre qu’à Varsovie, Riga, Tallinn ou Kiev on ne peut avoir la même approche des rapports avec la Russie. Pour tous ces peuples, que cela nous plaise ou pas, que cela plaise ou pas à Vladimir Poutine, l’arrivée de l’Armée rouge en 1944-45 a été à la fois une libération et une occupation.

— Revenons à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Vladimir Poutine conteste une version généralement admise de celle-ci. D’après lui, Staline n’a jamais eu de contact avec Hitler, contrairement à d’autres dirigeants européens. Ce qui, toujours selon le président russe, tendrait à faire porter la responsabilité de la déclaration de guerre sur Hitler bien plus que sur Staline. Confirmez-vous cette version des faits ?

Jean LOPEZ. — Vladimir Poutine manipule l’Histoire sans le moindre scrupule. Et il joue sur les mots concernant les années 1933-39. Première remarque, la rupture entre Moscou et Berlin, qui intervient en 1933, est le fait d’Hitler, pas de Staline, qui n’avait qu’une envie, prolonger le partenariat engagé avec l’Allemagne depuis le début des années vingt. Deuxio, Staline a tenté, en 1936, de prendre langue avec les chefs nazis par l’intermédiaire d’un envoyé discret, Kandelaki. Par ailleurs, s’il est vrai que Chamberlain et Daladier se sont couchés à Munich, c’est bien Staline qui signe un pacte le 23 août 1939 avec Hitler, et pas Daladier ou Chamberlain qui, eux, déclarent la guerre dix jours plus tard.

La pire manipulation est de présenter le Pacte avec le Reich comme un pacte défensif, alors qu’il est un véritable permis d’attaquer. Permis d’attaquer la Finlande, la Roumanie et la Pologne pour l’URSS. Permis d’attaquer la Pologne pour le Reich. L’URSS n’est pas cet être vertueusement antifasciste dépeint par Vladimir Poutine. Elle a livré entre 1939 et 1941 plus d’antifascistes à la Gestapo que tout autre pays à l’époque.

—  Dans votre dernier ouvrage sur l’opération Barbarossa, vous montrez également que, contrairement à ce qui est répété, la plupart des généraux allemands, et pas seulement Hitler, étaient convaincus de l’opportunité d’une attaque contre le « judéo-bolchévisme ». Est-ce à dire que la Wehrmacht était globalement convaincue par l’idéologie hitlérienne ?

Jean LOPEZ. — Ce n’est pas vraiment ce que j’ai écrit. Sur le plan stratégique, les généraux allemands ne sont pas convaincus de la nécessité d’attaquer à l’Est. La démonstration d’Hitler selon laquelle prendre Moscou c’est contraindre Londres à la paix les laisse dubitatifs. L’aspect idéologique est peu mis en avant par Hitler avant le 22 juin 1941 ; pour nombre de généraux allemands, s’il ne pose pas de problème en soi il n’est pas non plus une raison de s’enthousiasmer pour la campagne à l’est. C’est PROFESSIONNELLEMENT que l’attaque de l’URSS ne pose pas problème aux chefs de la Wehrmacht : ils sont certains d’être, par le commandement et l’organisation, cent coudées au-dessus de l’Armée rouge.

Quant aux convictions nationales-socialistes de la Wehrmacht, elles ne sont plus à démontrer. Les généraux sont d’accord, par principe, sur la militarisation de la société, le redressement extérieur, l’écrasement de la gauche, la marginalisation des Juifs allemands. En URSS, ils n’auront pas de scrupules moraux à abattre les commissaires politiques et à aider massivement les Einsatzgruppen à massacrer Juifs, communistes, malades et handicapés, et supposés partisans à une échelle jamais vue auparavant. Plus d’une fois, des soldats de la Wehrmacht prêteront la main aux crimes de masse. S’il est risible de parler d’un « honneur sauf » de la Wehrmacht, on n’oubliera tout de même pas que c’est de ses rangs qu’est venue l’opposition la plus décidée à Hitler, même si elle ne concerne que quelques centaines d’officiers sur des dizaines de milliers.

—  On a tendance à renvoyer dos à dos toutes les formes de totalitarisme, et donc à considérer que la monstruosité d’Hitler valait bien celle de Staline. Qu’en pensez-vous ?

Jean LOPEZ. — Il aurait fallu poser la question aux déportés de la Vorkouta et à ceux de Buchenwald… Si l’on compte le poids des morts et des souffrances, les deux régimes se valent. Si l’on compare les valeurs qu’ils défendent et au nom desquelles ils commettent leurs crimes de masse, c’est à chacun de voir : racisme contre dictature du prolétariat et du Parti.

[…]

— Vous considérez depuis des années que la Seconde Guerre mondiale a d’abord été gagnée à l’Est avant d’être remportée à l’Ouest. Pouvez-vous nous rappeler les raisons qui vous poussent à cette conclusion ?

Jean LOPEZ. — La Seconde Guerre mondiale a été gagnée à l’est ET à l’ouest. Sur ce point aussi, Vladimir Poutine devrait se corriger. L’Armée rouge a reçu une aide massive des Anglo-saxons, grâce auxquels elle a pu pallier ses très graves déficiences en matière de communications, de transports et de carburants spéciaux, par exemple ; elle n’a jamais eu la totalité de la Luftwaffe sur le dos, du fait de l’offensive aérienne continue des alliés ; elle n’aurait jamais avancé si loin vers l’ouest si ses adversaires n’avaient pas vu leur appareil industriel et ses sources d’énergie démolis par les bombardiers alliés. Même l’argument toujours avancé par les Soviétiques et aujourd’hui les Russes selon lequel « les Soviétiques ont arrêté le Reich avec leur sang, quand les Anglo-Saxons payaient en dollars » est discutable. Une partie des 10 ou 12 millions de morts militaires soviétiques est en effet due à des méthodes de commandement primitives et au mépris abyssal de Staline et du parti pour les pertes humaines.

En 1940, c’est Churchill qui décide de continuer la guerre seul contre le nazisme.

Il n’en demeure pas moins que les deux tiers de l’armée de terre allemande sont bel et bien restés coincés à l’est du fait de l’endurance (inattendue) du système stalinien et de la capacité à mourir de ses soldats. Aucun historien sérieux et aucun homme honnête ne peut l’oublier. En revanche, les historiens russes pourraient rappeler à leur président qu’en 1940, c’est Churchill qui décide de continuer la guerre seul contre le nazisme après la chute de la France quand Staline fait envoyer des télégrammes de félicitations au Führer pour la victoire à l’ouest.

 

Source : Le Figaro

 

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