mercredi 17 mars 2021

Afficher le nom des proscrits, c'est ainsi que mourut Cicéron en 43 av. J.-C.

Stéphane Ratti est agrégé de lettres classiques et professeur à l’université de Bourgogne–Franche-Comté, rappelle que la mise en accusation publique, par un syndicat étudiant, de deux professeurs de Sciences Po Grenoble évoque un sombre épisode de l’histoire romaine, raconte l’historien de l’Antiquité.

L’assassinat de Cicéron après l’inscription de son nom sur les tables funestes de la proscription

Des placards affichés sur les murs de Sciences Po Grenoble ont porté de graves accusations de racisme contre deux professeurs de l’établissement dont ils donnent les noms. Une partie de la presse appelle cela un « collage nominatif », un admirable euphémisme. En réalité cette pratique porte un nom tiré de l’histoire romaine, celui de « proscription », ou affichage public du nom d’une victime proscrite, c’est-à-dire exclue de la cité.

C’est au cours de deux épisodes paroxystiques du Ier siècle avant notre ère que le phénomène apparut, avant de disparaître complètement sous l’Empire romain. La République romaine connut à cette période deux crises majeures : la prise du pouvoir par le dictateur Sylla en 82 avant J.-C. et, quelques décennies plus tard, le partage du pouvoir entre trois ambitieux généraux, Antoine, Octave (le futur empereur Auguste) et Lépide.

On inscrivait à la peinture sur de hautes planches de bois blanchies à la chaux les noms de ceux dont on voulait se débarrasser. Ces affiches étaient placées non pas au forum, mais sur les lieux mêmes où l’on placardait d’ordinaire pour publicité les actes officiels. On invita les délateurs à collaborer et l’on offrit jusqu’à 100 000 sesterces pour la dénonciation d’un homme libre : c’était une somme très importante puisqu’un esclave valait environ 2000 sesterces et que le revenu moyen par tête à cette époque est estimé entre 300 et 400 sesterces. En ces périodes troublées, tout le monde attendait avec impatience, à Rome, les nouvelles listes quotidiennes de victimes et leurs noms supplémentaires. L’historien grec Dion Cassius rapporte que la foule se précipitait et « se pressait pour les lire tout comme si elles contenaient l’annonce d’une bonne nouvelle ».

Naturellement la pratique était parfaitement illégale, en contradiction avec les usages judiciaires romains très codifiés. C’est donc un décret exceptionnel, pris par le triumvirat autoproclamé le 23 novembre de l’année 43 avant J.-C., qui l’autorisa. Il faut lire les attendus de ce décret que l’historien grec Appien nous a heureusement conservé. Ses auteurs, Antoine et Octave, se drapent dans les oripeaux de la vertu offensée et prétendent, toute honte bue, avec une hypocrisie consommée, agir de la sorte afin de venger le meurtre de César, tombé sous les poignards de Brutus et Cassius l’année précédente. Ils avancent aussi, pour justifier l’illégalité du décret, que le climat politique du moment est délétère et qu’il s’agit « de remettre la République sur le droit chemin », bref de poursuivre une œuvre de redressement moral rendu nécessaire par les troubles que connaît l’État.

De nombreux historiens modernes sont restés longtemps très discrets sur un épisode aussi peu flatteur pour Rome et il a fallu attendre la thèse magistrale de François Hinard sur les proscriptions, parue en 1985, pour que le silence soit brisé. Cette gêne s’explique peut-être par le désir de ne pas ternir la mémoire du grand Auguste, le fondateur du principat (qui régna de 27 avant J.-C. à 14 après J.-C.) qui était l’homme fort du triumvirat, le héros de Virgile et d’autres écrivains qui avaient rallié son camp, qu’il aurait été dommageable de présenter comme l’auteur d’une véritable épuration. Ainsi les arguments des historiens anciens (tous, depuis Tite-Live, favorables à Auguste) ont pendant des siècles été acceptés par les Modernes : Auguste aurait rétabli l’ordre et sans ses mesures sévères (pour le moins), l’État romain ne se serait pas remis des guerres civiles et la paix civile était à ce prix. Orose encore, au début du Ve siècle, écrit ainsi que l’on proscrivit une grande partie des sénateurs « pour empêcher qu’un massacre aveugle ne s’étende et ne se déchaîne ». Curieuse justification de la violence civile par ce disciple de saint Augustin !

Le proscrit perdait ipso facto non seulement sa réputation, mais encore tous ses droits civiques et était désormais considéré comme un étranger. L’inscription sur ces listes funestes ouvrait la voie légalement à une exécution sans procès, un geste que quiconque était autorisé à accomplir de sa propre main. Il était interdit de porter secours à un proscrit. Leurs biens étaient vendus et devenaient partiellement la propriété de l’exécuteur. La vengeance politique et personnelle avait effacé toute justice.

On débat encore du nombre de victimes de la proscription de l’année 43. Orose, déjà cité, parle de 132 sénateurs, François Hinard, se fondant sur Plutarque, estime le nombre total de victimes, en moins de deux ans, à 520 chevaliers et sénateurs. Jérôme Carcopino avait ainsi pu parler de « l’abattoir des proscriptions ». On égorgeait la plupart du temps les malheureux, ce qui signifie qu’on les décapitait à la hache, la tête tranchée servant de preuve en vue du versement de la récompense. Ce châtiment était en soi ignominieux, puisque la dépouille ainsi mutilée priverait à jamais le malheureux d’une sépulture digne de ce nom et donc du repos dans l’au-delà.

La victime la plus fameuse de la proscription de l’année 43 fut Cicéron lui-même. Il fut inscrit sur les listes funestes sur ordre d’Antoine avec l’accord d’Octave. Sa tête fut exposée sur le forum : elle était coupable d’avoir réfléchi aux risques de la dictature. Ses mains coupées furent offertes à la vue du peuple : elles étaient coupables d’avoir chanté la liberté et vanté la république. On connaît le nom de son assassin, de celui qui trancha la tête du plus grand intellectuel de ce temps. Mais on ne le publiera pas ici. Il avait été défendu par Cicéron dans une affaire de parricide.


L’épouse de Marc Antoine Fulvie joue avec la tête décapitée de Cicéron, exécuté sur ordre de son mari. Elle aurait transpercé la langue de Cicéron de plusieurs épingles pour se venger de sa puissance oratoire

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