Quand on entend le mot Afrique, on a tous les mêmes images en tête : une forêt vierge sans limites, seulement peuplée d’animaux sauvages en liberté. Les mêmes images d’une Afrique de dessin animé où l’on croit voir apparaître le petit Simba et son copain le phacochère Pumbaa gambadant dans la savane. Cette Afrique est un mythe qui n’a jamais existé. Cet Eden africain d’avant l’agriculture est une invention coloniale qui date de la fin du XIXe siècle ; mais qui a la vie longue. Il y a toujours eu des hommes dans les forêts africaines, pasteurs ou même agriculteurs. Pire ou mieux : les forêts n’ont pas préexisté à des hommes qui passeraient leur temps à les saccager ; ce sont eux qui ont planté les arbres qui deviendront forêts.
L’œuvre de déconstruction historique a parfois du bon. Elle nettoie les méninges des poncifs accumulés. Guillaume Blanc porte bien son nom : il est notre grand nettoyeur à sec. Notre historien de l’environnement, spécialiste de l’Afrique contemporaine, maître de conférences à l’université de Rennes, est adoubé par François-Xavier Fauvelle, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’histoire et d’archéologie des mondes africains. Nos deux universitaires, munis de leurs parchemins en règle, peuvent entamer leur travail salutaire de sape. Ils ne s’en prennent pas à n’importe qui. Ils ont mis dans leur viseur la crème de la crème des sacro-saintes ONG, UNESCO, WWF, Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), « ce Léviathan planétaire, cette élite internationale de dirigeants, cadres, experts, économistes. Persuadée qu’elle détient la vérité de l’Histoire, elle est assurée d’œuvrer pour le bien général », selon la pertinente description d’Edgar Morin. Guillaume Blanc ne les accuse pas seulement d’avoir pérennisé le mythe de l’Afrique sauvage éternelle. Il ajoute qu’ils reprennent ainsi une invention coloniale. Et après les mythes et les mots des colonisateurs, nos ONG ont aussi hérité du paternalisme et de la brutalité qui vont avec. Leur objectif est simple : constituer d’immenses parcs naturels, sur le modèle des parcs américains inventés au début du XXe siècle par le président Theodore Roosevelt. Leur méthode est radicale : « Ces espaces protégés doivent être vidés de leurs êtres humains : la naturalisation de toute une partie du continent, c’est-à-dire une déshumanisation de l’Afrique. »
Nos élites savent mieux que les Africains ce qui est bon pour l’Afrique. Ils se sont même donné comme mission de protéger l’Afrique des Africains. C’est ce que Guillaume Blanc appelle sans ambages le « colonialisme vert : on est passé du fardeau de l’homme blanc au fardeau écologique de l’expert occidental… » Nos experts étaient naguère conseillers et administrateurs coloniaux. Ils poursuivent désormais leur œuvre affublés de nouvelles casquettes : scientifiques consultants auprès d’organisations internationales ou conseillers des nouveaux États nés de la décolonisation. Ceux-ci poursuivent un double objectif. D’abord, grâce aux subsides des organisations internationales (et aux armes vendues par les États-Unis), mater les éventuelles dissidences de populations rebelles. Les mater au nom de l’écologie, c’est toujours plus chic aux yeux de la « communauté internationale ». Ensuite, les États africains veulent bénéficier des revenus du tourisme : « Les anciens territoires impériaux sont devenus les nouvelles colonies de vacances de l’Occident. » La reconnaissance de l’UNESCO, du WWF et de l’UICN leur est indispensable, car si ces ONG inscrivaient leur territoire sur la liste du « patrimoine mondial en péril », ce terme infamant serait repris par le Guide du routard et le Lonely Planet et découragerait les touristes. Adieu safaris, touristes en shorts et casquettes, et bons dollars ou euros sonnants et trébuchants…
Notre auteur prend l’exemple de l’Éthiopie, et au sein de ce pays, du parc de Simien. Mais son fil rouge éthiopien peut être généralisé à tout le continent. Les régimes et les idéologies adverses se succèdent au pouvoir (monarchie d’Hailé Sélassié ou marxisme-léninisme du général Mengitsu), mais les méthodes et les experts internationaux restent les mêmes. Ceux qui payent le prix fort sont les habitants de cette « nature inviolée » qui sont obligés de quitter leurs terres, détruire leurs maisons, se voient interdire de vivre de leur culture traditionnelle, agriculture ou pastoralisme ou chasse. Au cours du XXe siècle, 350 parcs nationaux ont été érigés, et un million de personnes en ont été chassées. Cette alliance est redoutablement efficace : « Sans l’expert, le dirigeant ne peut pas tout à fait contrôler les citoyens africains ; et sans le dirigeant, l’expert ne peut pas tout à fait contrôler la nature africaine (…). Cette mondialisation de la nature africaine (s’opère) dans le cadre des États nations qui vont jusqu’à déplacer des villages entiers — quelque chose qui n’avait jamais été réalisé à l’époque coloniale : accepter d’évacuer des hommes pour faire une place aux animaux. L’Eden a beau être factice, il n’en est pas moins utile. »
La décolonisation a permis de rendre la colonisation verte bien plus efficace selon le schéma révolutionnaire classique : en son temps, Mirabeau avait expliqué à Louis XVI que la Révolution française donnerait à l’État royal la force dont avait rêvé Richelieu pour achever son travail d’unification nationale derrière le pouvoir central.
Guillaume Blanc accroche au veston de nos élites vertes le grelot du colonialisme pour mieux les dénoncer. C’est juste historiquement et habile tactiquement ; mais c’est dépassé idéologiquement. Ce qu’il observe et dénonce est en vérité un embryon de « gouvernement mondial » au nom de l’écologie. Ce « traitement par le monde de la nature africaine » est la mise en œuvre d’une idéologie mondialiste qui n’a pas l’Afrique comme seule victime. Guillaume Blanc s’insurge contre le deux poids deux mesures des experts : en Afrique, la volonté d’une nature vierge sans hommes, qu’ils soient pasteurs ou agriculteurs ; en Europe, l’éloge par les mêmes experts de « 5 000 ans d’agro-pastoralisme ». Mais que dire de l’introduction du loup ou de l’ours dans les Pyrénées, qui ravagent les cultures et les troupeaux au grand dam des bergers et des paysans qui ne sont pourtant pas africains ? En tous lieux, notre écologie politique est d’abord un antihumanisme. Dans le Simien comme dans tant d’autres parcs du continent, se plaint notre auteur, les habitants font leur entrée définitive dans la mondialisation sur ce registre profondément contradictoire : offrir la nature au peuple ; empêcher le peuple d’y vivre. Ils ne sont pas les seuls.
L’INVENTION DU COLONIALISME VERT
par Guillaume Blanc,
paru le 9 septembre 2020
aux éditions Flammarion,
à Paris
296 pp.,
21,90 €.
ISBN-13 : 978-2081504394
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