jeudi 13 septembre 2018

Garderies privées et CPE : plus ciblées, moins universelles, de meilleure qualité et soutenir d'autres choix...

Radio-Canada et L’Actualité ont chacun publié des articles qui parlent des effets bénéfiques des CPE (garderies) québécois, ce que les études universitaires prouveraient. Radio-Canada s’étonnait qu’aucune autre province n’ait copié la merveilleuse réussite québécoise en matière de garderies subventionnées. Pierre Fortin dans L’Actualité distinguait toutefois les Centres de la petite enfance (CPE) publics de bonne qualité et les autres types de garderies qui seraient de moindre qualité.

Nous pensons qu’il serait utile de reproduire et traduire ici un entretien que Steven Lehrer, professeur d’économie de l’université Queen’s, a eu avec Andrea Mrozek la directrice du programme Famille de l’Institut Cardus.


Andrea Mrozek. — Le gouverneur de la Banque du Canada, Stephen Poloz, a récemment déclaré que le modèle de garderie du Québec pourrait libérer un potentiel de main-d’œuvre inexploité dans ce pays. Il n’est peut-être pas familier de la recherche publiée sur les effets des garderies sur les enfants et les familles, mais il ne peut pas ignorer que des garderies de qualité soient coûteuses. En tant qu’économiste, quel genre de calculs supposez-vous qu’il fait ?

Enfants polonais de maternelle
Stephen Lehrer. — Je pense que ses commentaires épousent le discours ambiant des politiciens qui préconisent plus de mesures visant les femmes au Canada. L’une des difficultés avec ce qu’ai j’ai pu lire c’est que si vous poussez les mères à revenir sur le marché du travail, cela ne signifie pas que vous créez plus d’emplois. [Poloz] comprend, j’en suis sûr, le concept de plein emploi. Si les gens réintègrent le marché du travail, ils en évinceront probablement d’autres, vraisemblablement de nouveaux diplômés. Je me rends compte que les gens aiment entendre certaines réponses, et c’est exactement comme ça que j’ai commencé dans ce domaine. Intuitivement, je ne pouvais pas imaginer pourquoi l’éducation de la petite enfance ne serait pas efficace. Mais maintenant, après avoir travaillé dans ce domaine, je comprends mieux pourquoi cela peut être inefficace. Le développement de l’enfant est un processus très, très complexe. Les parents, les compagnons, les écoles y contribuent tous et nous ne comprenons pas vraiment l’efficacité de ces différents facteurs ni les différents effets que ceux-ci peuvent avoir sur différents enfants.

Andrea Mrozek. — Vous en êtes venus à considérer les garderies universellement d’un autre œil, n’est-ce pas ? Comment votre pensée a-t-elle évalué et dans quel sens ?

Steven Lehrer. — Je participe actuellement à une conférence dont le slogan est « preuves à l’appui ». Tout le monde reçoit un badge orné de ce slogan. C’est mon credo quand il faut élaborer des politiques : s’il existe des données probantes de haute qualité, cela devrait orienter nos politiques et nous aider à réviser ces politiques.

Je me suis intéressé aux garderies universelles lorsque Michael Baker est venu à Queen’s et a présenté les résultats de la recherche qu’il avait faite avec Kevin Milligan et Jon Gruber. Ils avaient constaté que le programme de garde d’enfants du Québec, l’accès à des services de garde subventionnés universels, aboutissait à une augmentation d’effets comportementaux défavorables chez l’enfant et de résultats préjudiciables dans la famille.

Je vais être franc : je n’y avais pas cru. Je pensais l’inverse.

J’avais alors un étudiant en maitrise très talentueux, Michael Kottelenberg, je l’ai convaincu de voir s’il pouvait reproduire les résultats. Cela a abouti à quatre articles publiés dans des revues à comité de lecture ainsi qu’à deux autres articles prêts à être publiés. [Par exemple : New Evidence on the Impacts of Access to and Attending Universal Childcare in Canada]

Le principal résultat de nos études fut que le travail de Baker, Gruber et Milligan était correct à 100 %. C’était du solide. Au contraire, notre propre travail, y compris un document publié dans Politique publique canadienne et qui a remporté le « prix du meilleur article » pour cette année-là, établissait en fait que ces effets néfastes s’amplifiaient avec le temps, en moyenne.

Beaucoup de critiques disent : « c’est l’effet de l’accès aux services de garde, ce n’est pas vraiment l’effet des services de garde eux-mêmes. » Nous avons fait une analyse qui fait des hypothèses solides, et nous avons constaté que les effets de la garde des enfants sont également négatifs.

Je pense que la leçon à en tirer qui devrait éclairer nos politiques c’est que la qualité des services est importante et qu’il existe beaucoup d’hétérogénéité [tant dans les clientèles que les effets].

Jim Heckman, lauréat du prix Nobel en économie, a parlé de la manière dont l’éducation et les soins de la petite enfance peuvent à la fois promouvoir l’équité et l’efficacité, mais il axe son attention sur les personnes défavorisées et non sur tout le monde.

En fait, dans l’article que Mike Kottelenberg et moi venons de publier l’an dernier dans le Journal of Labor Economics, nous expliquons cette hétérogénéité. En effet, nous constatons que les garderies universelles s’accompagnent de gains importants pour les enfants dans la partie inférieure de la distribution, ceux provenant de ménages monoparentaux. En revanche, pour la plupart des enfants au milieu de la distribution issus de familles biparentales, nous observons bien des effets néfastes. Ce n’est pas que la garde d’enfants universelle soit efficace ou inefficace, elle est efficace pour certains et inefficace pour d’autres.

Nous émettons une hypothèse qui guide certains de nos travaux futurs sur ce qui se passe, c’est-à-dire que lorsque les parents envoient leurs enfants à la garderie [ou le CPE, débat un peu stérile au Québec], ils finissent par s’occuper nettement moins de ceux-ci, ils lisent notamment nettement moins à leurs enfants. Les parents supposent que leur enfant bénéficie de nombre d’activités éducatives dans les garderies. Ils pensent qu’il s’agit plus d’une éducation précoce que d’une garde précoce. Ce que nous avons constaté, c’est que les enfants qui sont vraiment très peu stimulés à la maison bénéficient de la garderie qu’ils y reçoivent plus de stimulation qu’à la maison. Mais pour les autres enfants, ils finissent par s’en tirer plus mal parce qu’une garde collective n’est pas aussi efficace qu’une garde individuelle.

C’est, selon nous, ce qui explique cette divergence.

Nous avons maintenant un autre article dans lequel nous examinons cette question plus formellement pour tenter de fournir la première preuve causale en ce sens. Mais dans quelques-uns de nos articles, cette association est bien présente.

Il existe d’autres travaux, produits par d’autres que nous, mais par des psychologues comme Christa Japel et Richard Tremblay qui ont montré que la qualité de ces garderies n’est pas très élevée. Lorsque ce programme a été introduit, ils n’ont pas immédiatement augmenté le nombre des garderies. L’existence de listes d’attente est bien connue. Mais l’une des découvertes surprenantes est que les effets sont devenus plus négatifs à mesure que d’autres centres étaient créés. À la lumière des rapports sur la qualité de ces garderies, on observe que leur qualité n’est pas très élevée.

Je pense que des garderies de haute qualité sont très, très bénéfiques, mais qu’une grande partie de la garde d’enfants qui finit par être offerte ne se situe pas à un niveau de qualité très élevé.



AM. — J’étais au courant du rapport Japel qui établissait la qualité médiocre des garderies au Québec. Habituellement, les partisans de la garde universelle classent le Québec en première place au Canada, mais un rapport récent a montré que le Québec avait perdu cette première place. Si la qualité des soins était médiocre auparavant et que maintenant le Québec glisse, que faut-il conclure ?

SL. — C’est l’un des défis. Je ne pense pas qu’il faudrait en conclure que les garderies ne fonctionnent pas. C’est-à-dire que si un gouvernement veut mettre en place un réseau de garderies, il doit soit cibler cette mesure de façon appropriée, soit investir beaucoup d’argent pour en assurer la qualité. Cette question de haute qualité a un impact du point de vue de l’équité. Généralement, les parents plus éduqués sont mieux renseignés sur la qualité des services de garde. Ainsi si ces parents bien éduqués envoient leurs enfants dans de meilleurs centres et que des parents moins éduqués finissent par envoyer leurs enfants dans des centres de qualité inférieure, cela ne fait qu’augmenter les inégalités. Il est donc très important, du point de vue de l’équité sociale, de parler de la qualité des services.

AM. — Comment réagiriez-vous alors, en tant qu’économiste, à cette assertion : le Canada est une nation riche, ne pourrait-il pas simplement investir des milliards et des milliards dans un programme de garderies universel pour s’assurer qu’elles soient vraiment de haute qualité ? Quels coûts et avantages y voyez-vous ?

SL. — Nous devrions tirer les leçons de la Grèce et les difficultés que ce pays a connues quand ses créditeurs se sont fait entendre. Nos déficits et nos dettes ne cessent d’augmenter. Je pense que nous devons réfléchir à l’utilisation la plus efficace des deniers publics. Est-ce que dépenser ces sommes très importantes dans les garderies serait le meilleur investissement ? Probablement pas. Il y a probablement d’autres domaines dans lesquels le gouvernement pourrait investir ces sommes, domaines qui pourraient avoir des rendements plus importants. Je pense que les décideurs doivent s’asseoir et réfléchir aux autres options et considérer celles qui auront le meilleur rendement financier plutôt que celle qui rapportera le plus de voix lors du prochain cycle électoral.

AM. — Je suis fascinée par vos recherches sur les différences entre les garçons et les filles dans les garderies au Québec. Les garçons font apparemment moins bien. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

SL. — Un article qui sera publié le prochain numéro de la Revue canadienne d’économie, probablement le mois prochain. C’était quelque chose qui nous a surpris. Avant de commencer à examiner les effets distributifs, nous avons essayé d’examiner les différences entre les caractéristiques des enfants, telles que l’âge des enfants et le sexe des enfants. Ce que nous avons constaté, c’est que la majeure partie des effets négatifs du programme touchait en réalité des garçons. Les effets négatifs étaient plus importants chez les garçons. La raison précise est vraiment difficile à identifier. Mais il faut garder à l’esprit ces différences entre les sexes. Et ces effets néfastes pour les garçons diffèrent de ce que les chercheurs avaient observé lors d’études à petite échelle aux États-Unis, notamment dans le programme Perry Preschool. Le projet Perry Preschool était, je crois, plus efficace pour les garçons. Cela pourrait s’expliquer par le type d’emplois que ces garçons ont décroché plus tard dans la vie.

Nous constatons désormais qu’il existe très tôt des conséquences importantes sur le développement des enfants. Encore une fois, les parents ont une influence différente selon le sexe des enfants que nous observons, et il y a aussi différentes réponses parentales une fois que l’enfant a accès aux services de garde subventionnés.

Pour ce qui est de l’âge, les conséquences néfastes se concentrent sur les plus jeunes enfants. On ne s’est pas penché sur la mixité des âges. Dans la plupart des écoles, si vous avez une classe de première année, on n’y trouve que des élèves de première année. Vous n’avez pas de cours où vous mélangez des élèves de première année avec des élèves de quatrième année. Si nous mettons des enfants de zéro à quatre dans la même garderie, il est fort probable que l’attention se concentre sur les plus grands parce qu’ils bougent davantage. Peut-être les puéricultrices sont-elles moins attentives aux besoins des plus jeunes ?

Peut-être faut-il avoir des garderies réservées aux enfants de zéro à un an, d’autres réservées aux enfants de deux à trois ans et enfin d’autres pour les enfants de quatre ans. Nous ne savons pas si cette division selon l’âge serait plus bénéfique. On peut déjà faire beaucoup dans le cadre existant. Il existe beaucoup de données et d’analyses sur les garderies, si des politiciens veulent dépensent des milliards de dollars dans ce domaine. L’article de Baker, Gruber, Milligan a également remporté plusieurs prix de meilleur article universitaire. C’est un travail de haute qualité auquel les gouvernements devraient prêter attention. Il est public. Facile d’accès. Il ne faut pas l’ignorer.

AM. — Outre Baker, Gruber et Milligan, qui d’autre au Canada s’intéresse à ce sujet et fait de la recherche de bonne qualité ?

SL. — À l’Université du Québec à Montréal, il y a Philip Merrigan et Pierre Lefebvre. Il y a Catherine Haeck et Pierre Fortin. Il fait plus de travail en demandant si, avec le retour au travail des mamans, les taxes qu’elles paient couvrent les coûts du programme. C’est plus axé sur l’aspect budgétaire. Je pense que le débat sur les services de garde d’enfants devrait davantage se concentrer sur le développement du capital humain et moins sur ces considérations fiscales.

Pour que le Canada demeure compétitif dans les années à venir, malgré toute la rhétorique actuelle entourant les guerres commerciales, il faut se rendre compte que l’économie est nettement plus mondialisée. Les entreprises déménagent désormais très facilement de pays, principalement en fonction des taux d’imposition. Les individus changeront probablement de pays assez souvent. Beaucoup de gens de ma propre université ne travaillent pas au Canada. Ils travaillent partout dans le monde. Je pense donc qu’il s’agit d’essayer de produire des travailleurs exceptionnellement talentueux et de les aider à prendre un bon départ. Quelle est la meilleure façon de faire cela ? L’autre grande leçon est qu’il s’agit vraiment plus d’une question de soins précoces que d’éducation précoce.

AM. — Je pense que c’est Pierre Fortin qui a dit que le système québécois était rentable. Cela s’est retrouvé sur toutes les unes. Ce calcul se fonde-t-il exclusivement sur les impôts des mères au travail, et non sur les résultats des enfants à long terme ?

SL. — Il s’agit d’un calcul strictement fiscal pour autant que je sache. Il ne considère également pas le fait que si les mères obtiennent un travail plus tôt elles évincent peut-être quelqu’un d’autre pour obtenir ce travail. En conséquence, peut-être que de nouveaux diplômés n’obtiennent pas de travail. Fortin a simplement examiné le taux d’emploi des jeunes femmes et l’augmentation des taxes perçues auprès de ces personnes et comment cela compense les coûts. [Ajoutons que le taux d’emploi de ces jeunes femmes a également augmenté ailleurs au Canada, sans un tel programme ruineux. D’autres causes sont donc peut-être en cause comme un changement de mentalité chez les jeunes femmes, des changements économiques qui forceraient plus de femmes à travailler, etc.]

AM. — Je m’efforce de trouver le juste milieu. Je pense que vous avez mentionné certains concepts qui peuvent servir de terrain d’entente. Par exemple, tout le monde pense que l’apprentissage précoce et la garde des enfants sont très importants. Si nous voulions trouver un compromis politique en matière de garderie, d’éducation préscolaire et de garde d’enfants, que conseillez-vous ?

SL. — Je pense qu’il faudrait mieux cibler dans les années à venir et se concentrer davantage sur la qualité. Pour l’instant, on discute uniquement de quantité : fournissons beaucoup, beaucoup de services de garde. Je pense que nous devrions penser à la façon dont nous pouvons fournir des services de garde de haute qualité à ceux qui en bénéficieraient le plus. Et puis nous pourrions voir à quelle vitesse nous pourrions augmenter cela. Et je ne pense pas que nous devrions nous attendre à ce que nous puissions le faire rapidement. Même lorsqu’on consulte un médecin ou l’on va chez Weight Watchers, les effets diffèrent selon les personnes. Nous devons cibler ceux qui en bénéficieront le plus.



[Ce carnet est globalement d’accord avec ce constat. Il faudrait cependant, parlant d’équité entre les familles, se demander pourquoi les mères qui gardent elles-mêmes leurs enfants à la maison pendant les premières années devraient être privées d’aide financière alors que des sommes énormes sont consacrées à mettre un programme qui sera probablement de plus en plus coûteux, car syndiqué et de meilleure qualité si les vœux du prof Lehrer sont exaucés… Steven Lehrer omet également tout aspect sur ce que les garderies devraient apprendre. L’État voudra-t-il y imposer des valeurs contestables, des réflexes ? Y lutter contre les stéréotypes genrés, insupportables pour tant de gauchistes ? Pourra-t-on y faire une petite prière, recevoir des explications religieuses ? Ce n’est plus le cas au Québec...]

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