lundi 20 novembre 2017

Pour une pédagogie de l’admiration

Chronique de Mathieu Bock-Côté dans Le Figaro. Mathieu Bock-Côté, sociologue et chargé de cours à HEC Montréal. Il a publié « Le Multiculturalisme comme religion politique » (Éditions du Cerf, 2016)

Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants ? Cette question posée en 2008 par l’essayiste québécois Patrick Moreau dans un pamphlet qui avait eu un bel écho traverse l’ensemble des sociétés occidentales. Car elle témoigne d’une angoisse intime qui touche à la possibilité même de la transmission culturelle dans un monde qui en est de moins en moins capable et qui n’a peut-être même plus le désir d’offrir à l’homme des repères anthropologiques. Le sentiment qui domine, c’est celui d’un effondrement scolaire dont la langue française et la connaissance historique sont les premières victimes, comme si l’école avait été la cible d’une déconstruction que personne n’a vraiment su arrêter, même s’ils furent nombreux à sonner l’alarme. Chaque époque doit peut-être aller au bout de sa propre bêtise avant d’accepter qu’on en fasse le bilan.

La théorie pédagogique à l’origine de ce désastre était ancrée dans un progressisme militant exprimant un jugement sévère sur le monde occidental : fondamentalement, ce dernier aurait été coupable d’avoir aliéné l’être humain et d’avoir persécuté différentes minorités refoulées dans les marges. On connaît la liste des reproches : notre héritage serait contaminé par le racisme, le sexisme et l’homophobie et d’autres tares du même genre. Dès lors, pourquoi le transmettre ? Pourquoi ne pas faire table rase et permettre à l’enfant de faire l’expérience d’une subjectivité créatrice et spontanée en le libérant de la culture générale, assimilée à un gavage inutile ? L’homme s’émanciperait et se désaliénerait par un travail de déconstruction et trouverait son salut dans la désincarnation, comme s’il devait rêver d’un retour à sa nudité originelle.

Dans cette perspective, le progressisme pédagogique a renversé la mission de l’école : non seulement elle ne devait plus transmettre la culture, mais elle devait l’empêcher de contaminer l’enfant en l’imperméabilisant contre le passé. L’école devenait le laboratoire idéologique d’un monde nouveau, et l’enfant y serait traité comme un cobaye sur lequel on multipliera les expérimentations pédagogiques. Sa mission devenait révolutionnaire. On a humilié les savoirs classiques en les décrétant périmés ou élitistes. C’est le mauvais sort réservé aux langues anciennes. On a poussé au mépris de l’histoire : il ne s’agissait plus d’une aventure humaine à laquelle il fallait se joindre, mais d’un musée des horreurs qu’il fallait désormais observer avec une fascination dégoûtée. Quant aux grandes œuvres de la littérature, on ne s’y penchera souvent que pour dépister les préjugés du monde d’hier et autres stéréotypes. Pour parler comme Alain Finkielkraut, nous avons cultivé une psychologie de l’ingratitude.

C’est dans cet esprit qu’on a assisté aussi, ces dernières années, à une forme de messianisme technologique, particulièrement présent dans le Nouveau Monde. La thèse était la suivante : les nouvelles technologies rendraient possible une forme d’éducation consacrant l’autonomie radicale de l’élève, qui pourrait ainsi construire son propre savoir sans avoir à passer par la médiation d’un instituteur, qui verra sa fonction déclassée symboliquement : il ne sera plus qu’un accompagnateur dans une classe démocratique et égalitaire. On mise de plus en plus sur une pédagogie centrée sur les nombreux écrans qui colonisent nos vies : on croit ainsi parler le langage des jeunes, qu’il ne faudrait jamais dépayser. On justifiera cette révolution des méthodes pédagogiques en disant que l’école doit rattraper son époque et s’adapter à un monde en changement.

On comprend alors l’effroi suscité par un Jean-Michel Blanquer à l’Éducation nationale dans les cénacles progressistes qui aiment le présenter comme un affreux réactionnaire tout simplement parce qu’il ne cache pas son désir de renouer avec l’humanisme pédagogique. La peur de revenir en arrière hante les hypermodernes, qui y voient une forme de rechute dans les temps maudits de la tradition. Il ne vient pas à leur esprit que ceux qui se tournent vers le monde d’hier sans hargne en se demandant de quelle manière il peut nous éclairer y cherchent moins une société idéale à restaurer que des permanences anthropologiques et existentielles témoignant de constantes essentielles de la condition humaine. Il s’agit moins, de ce point de vue, de retrouver l’école d’hier que l’école de toujours et ce qui n’aurait pas dû être sacrifié au moment de la démocratisation de l’éducation.

Le travail de Jean-Michel Blanquer fascine, parce qu’il affirme une chose simple : il est possible de reconstruire ce qui a été déconstruit. C’est un rapport au monde qu’il faut retrouver — on pourrait même parler d’une disposition philosophique où la bibliothèque et ce qu’elle représente jouera un rôle central : le silence, la concentration, la méditation sur les œuvres représentent la possibilité de la vie intérieure. Et c’est justement parce que les nouvelles technologies colonisent agressivement notre existence qu’il faudrait sanctuariser l’école contre elles. C’est dans un tel environnement que la culture peut véritablement être transmise pour ce qu’elle est : un dialogue avec la part éternelle de l’homme telle qu’elle se dévoile dans la diversité des époques et des œuvres de l’esprit. On l’a oublié, mais l’autorité du professeur vient d’abord de la grandeur du patrimoine de l’humanité qu’il doit transmettre. N’est-ce pas ce qu’on pourrait appeler une pédagogie de l’admiration qui éduque à la beauté du monde ?

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