mercredi 21 septembre 2016

La tragédie de l'État-providence aux États-Unis par Charles Murray (3 sur 5)

Ci-dessous, la troisième partie de la série consacrée aux effets de l’État-providence sur le tissu social et moral aux États-Unis selon Charles Murray (voir le premier volet, le deuxième).

Le verdict est donc sans appel : pour tous les indicateurs considérés, la situation des plus défavorisés s’est dégradée à partir du milieu des années 1960, et ce alors qu’elle s’était presque continuellement améliorée dans les quinze années antérieures. À dépenses sans précédent, dégradation sans précédent.

Pourquoi un tel échec ?

Charles Murray pense que la réponse se trouve dans l’abandon des principes qui jusqu’alors avaient guidé « la charité publique », pour reprendre le terme de Tocqueville, et plus largement l’ensemble des politiques publiques.

Ces principes sont à peu près les suivants :
  • La plupart des gens ne sont pas spontanément moraux ou travailleurs. Si l’occasion leur en est donnée, ils éviteront de travailler et se conduiront mal. Autrement dit, la moralité a besoin d’être soutenue par la loi et, plus largement, par l’action des pouvoirs publics.
  • Les gens réagissent aux récompenses et aux punitions. La carotte et le bâton sont efficaces.
  • Pour qu’une société fonctionne correctement, il est nécessaire que les individus soient tenus pour responsables de leurs actes, et ce quand bien même cette supposition ne se révèlerait pas rigoureusement exacte.

Les politiques publiques mises en œuvre à compter du début des années 1960 prirent la plupart du temps l’exact contrepied de ces principes. La nouvelle sagesse devint, parmi les élites :
  • La charité publique ne crée pas d’incitation à rester oisif, et quand bien même cela serait le cas il n’est pas vrai que l’oisiveté soit la mère de tous les vices. 
  • La répression ne fonctionne pas.
  • Il est immoral de tenir les individus pour responsables de leurs actes, tout au moins lorsqu’il s’agit des catégories défavorisées de la population.

Il est ironique, mais finalement approprié, que le caractère erroné de cette nouvelle sagesse ait été empiriquement démontré par ceux mêmes qui cherchaient à établir sa vérité.

Entre 1968 et 1978, fut conduite une expérimentation sociale très ambitieuse. Connue sous le nom anodin d’Expérience NIT (Negative Income Tax : impôt négatif) cette expérience porta sur 8700 personnes réparties dans plusieurs États des États-Unis et donna lieu à la rédaction de centaines d’articles et de rapports. Les personnes participant à l’expérience furent réparties en deux groupes : un groupe test et un groupe de contrôle, présentant tous les deux les mêmes caractéristiques « sociales ». Ceux appartenant au premier groupe étaient assurés de recevoir une certaine somme d’argent pendant x années si leurs revenus tombaient en deçà d’un certain seuil. Ceux appartenant au groupe de contrôle ne recevaient rien.

Bien que le concept de l’impôt négatif ait été inventé par des économistes plutôt conservateurs, comme Milton Friedman, le but de l’Expérience NIT était de prouver que les allocations n’incitaient pas leurs bénéficiaires à rester oisifs, et de faire taire définitivement les critiques de l’État-providence.

Au grand dam de ses organisateurs, le résultat fut exactement l’inverse de celui qu’ils escomptaient. Les membres du groupe test (ceux qui recevaient l’allocation) réduisirent de manière importante leur nombre d’heures de travail. Cette réduction était la plus marquée chez les jeunes hommes n’ayant pas de responsabilités familiales : jusqu’à -43 % d’heures de travail hebdomadaires, et plus la durée pendant laquelle ils étaient assurés de percevoir une allocation était élevée plus cette réduction était importante.

Par ailleurs dans le groupe test le taux de divorce était bien supérieur à celui du groupe de contrôle : +36 % pour les blancs et +42 % pour les noirs.

Encore faut-il ajouter que ces effets négatifs étaient sans doute sous-estimés. En effet, les membres du groupe de contrôle, qui ne percevaient pas l’allocation NIT, percevaient néanmoins toutes les autres allocations et aides dispensées par un État-providence en pleine expansion. Par conséquent, l’Expérience NIT n’a mesuré que les effets négatifs liés à l’attribution d’une allocation supplémentaire. Il n’a pas mesuré tous les effets négatifs de l’État-providence. Par ailleurs, les participants à l’expérience savaient dès le départ qu’ils ne percevraient cette allocation que pendant une durée limitée, trois ans en général, ce qui devait certainement les inciter à ne pas couper totalement les ponts avec le monde du travail.

La sagesse populaire a donc été validée par une science sociale qui n’aime rien tant que prendre cette sagesse en défaut.

Une fois ce constat bien établi, il reste à comprendre comment l’État-providence produit ses effets négatifs, c’est-à-dire à se pencher sur les mécanismes psychologiques susceptibles d’expliquer les changements de comportement des individus.

Charles Murray propose deux sortes d’explications complémentaires. Une première explication faisant appel à une rationalité de type économique : le changement des règles de l’État-providence, et des politiques publiques en général, modifie le calcul coût-avantage de certaines décisions pour les parties les plus défavorisées de la population. Elle les amène à adopter des conduites apparemment rationnelles sur le court terme, mais qui s’avèrent destructrices sur le long terme.

Une seconde explication en termes de statut social, c’est à dire, en définitive, en termes d’amour-propre. Le changement des règles de l’État-providence, et des politiques publiques en général, tend à faire disparaitre les satisfactions non économiques qui étaient traditionnellement liées au fait de se conduire de manière responsable.

Pour illustrer le premier point, Charles Murray considère le sort d’un couple imaginaire, Harold et Phyllis, en 1960 puis en 1970. Harold et Phyllis n’ont aucun trait particulier en dehors du fait d’être pauvres. Ils ne sont ni spécialement intelligents, ni spécialement travailleurs, n’ont aucun talent ou aucune ressource particulière. Ils sont jeunes, 18-20 ans, ils sortent du lycée, et ils sont pauvres. Phyllis est enceinte. Que doivent-ils faire ?

S’ils décident de garder l’enfant, deux ressources s’offrent à eux : chercher un travail, sachant qu’ils ne pourront trouver qu’un emploi en bas de l’échelle, payé au salaire minimum, ou recourir à l’État-providence, sous la forme de l’AFDC (Aide aux familles avec enfants à charge).

En 1960, un calcul purement économique et simple à effectuer les conduit à la conclusion qu’il est préférable de se marier, de renoncer à l’AFDC, et que Harold trouve un emploi. Un emploi au salaire minimum leur rapportera plus que l’AFDC, et Phyllis ne pourrait percevoir l’AFDC que si elle vivait seule.

Harold et Phyllis se marient, Phyllis s’occupe de leur enfant et Harold trouve un emploi dans une blanchisserie, un emploi pénible, mal payé, et sans grande perspective de carrière, mais qui leur permet de joindre les deux bouts. Harold et Phyllis sont pauvres, mais ils se conduisent de manière responsable, en élevant ensemble l’enfant qu’ils ont conçu et en travaillant pour vivre.

En 1970 le même calcul simple les conduit à la conclusion qu’il est économiquement plus rationnel de ne pas se marier et que Phyllis les fasse vivre tous les trois grâce à l’AFDC. Entre 1960 et 1970, le montant de l’AFDC a considérablement augmenté, ainsi que le montant des autres allocations qu’il est possible de percevoir en complément. Au total, l’aide publique minimale que Phyllis peut percevoir est supérieure à ce que rapporteraient 40 heures de travail hebdomadaires au salaire minimum. Par ailleurs, presque toutes les restrictions relatives à la perception de l’AFDC ont été levées : Harold peut vivre avec Phyllis sans que celle-ci cesse de percevoir ses allocations, pourvu seulement qu’ils ne soient pas mariés.

Harold et Phyllis ne se marient pas, Harold se fait entretenir par Phyllis, alternant les petits boulots pour apporter un complément de revenus lorsque cela est nécessaire, et les périodes d’oisiveté. Harold et Phyllis sont pauvres et ils commencent à se conduire de manière irresponsable : ils vivent de la charité publique sans être dans la nécessité de le faire, et le fait qu’ils ne soient pas mariés rend plus élevé le risque qu’Harold abandonne un jour Phyllis s’il lui semble qu’ailleurs l’herbe est plus verte.

L’histoire imaginaire d’Harold et Phyllis est celle de centaine de milliers d’Américains pauvres qui ont vu les règles qui structuraient leur monde changer radicalement au cours des années 1960, et qui ont adapté leur comportement en conséquence.

Pour illustrer ce point, Charles Murray présente une courbe montrant la croissance spectaculaire du nombre de bénéficiaires de l’AFDC, en reportant sur la courbe les différents changements de législation tendant à faciliter l’obtention de cette allocation. La coïncidence est pour le moins troublante.



Le cas d’Harold et Phyllis montre la manière dont les incitations (économiques) relatives au travail ont été modifiées par l’État-providence. Mais, dans le même temps, ce sont d’autres rapports coût-avantage qui ont été modifiés, notamment pour ce qui concerne la délinquance et l’école.

En matière de délinquance, les années soixante virent baisser considérablement le risque d’être appréhendé en cas d’infraction, de même que le risque d’être puni par une peine de prison en cas d’arrestation. Chose presque incroyable, entre 1961 et 1969 le nombre de prisonniers dans les prisons fédérales diminua chaque année, alors même que la criminalité doublait durant cette période.



Le changement fut particulièrement notable pour les mineurs. Pour eux le risque d’être puni après une première arrestation tomba pratiquement à zéro. Au milieu des années 1970, à Chicago, le nombre moyen d’arrestations d’un mineur avant qu’il soit envoyé pour la première fois dans un centre éducatif spécialisé était de 13,6. Au surplus, selon les nouvelles règles, le casier judiciaire des mineurs devait être effacé à leur majorité, leur permettant ainsi de « repartir à zéro » quel que soit leur comportement préalable. Pour un mineur enfreindre la loi était devenu pratiquement sans risque, et ceux qui étaient les plus enclins à enfreindre la loi ne tardèrent pas à s’en apercevoir.

De la même manière, les écoliers les moins enclins à respecter la discipline scolaire ne tardèrent pas à comprendre que les règles du jeu avaient changé, en leur faveur. À partir du milieu des années 1960, le climat intellectuel parmi les élites, les changements de jurisprudence de la Cour Suprême, les nouvelles réglementations fédérales rendirent presque inopérants les instruments qui, jusqu’alors, avaient été utilisés par les professeurs pour instaurer la discipline dans les salles de classe. Expulser ou punir un élève perturbateur devint excessivement difficile, faire redoubler les mauvais éléments presque impossible. Les enseignants ou les directeurs d’établissements commencèrent à faire systématiquement l’objet de plaintes pour racisme dès lors qu’un élève noir était impliqué dans des questions de discipline, et ainsi de suite. Très logiquement, les élèves les moins capables d’apprendre et les moins disposés à le faire en profitèrent pour prendre leurs aises, et pour employer les longues heures qu’ils passaient en classe d’une manière qu’ils jugeaient plaisante. Quoi de plus naturel ?

Dans un grand nombre d’écoles des centres-ville, les enseignants en tirèrent aussi les conséquences et abaissèrent progressivement leurs exigences, en termes de discipline et d’apprentissage, quand ils ne baissèrent pas complètement les bras face aux perturbateurs. Là aussi, quoi de plus naturel ?

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