lundi 4 avril 2016

La tragédie de l'État-providence aux États-Unis par Charles Murray (1 sur 5)

Dans son Mémoire sur le paupérisme, Tocqueville posait la question suivante :

Il n’y a pas, au premier abord, d’idée qui paraisse plus belle et plus grande que celle de la charité publique.

La société, jetant un regard continu sur elle-même, sondant chaque jour ses blessures et s’occupant à les guérir ; la société, en même temps qu’elle assure aux riches la jouissance de leurs biens, garantissant les pauvres de l’excès de leur misère, demande aux uns une portion de leur superflu pour accorder aux autres le nécessaire. Il y a certes là un grand spectacle en présence duquel l’esprit s’élève et l’âme ne saurait manquer d’être émue.

Pourquoi faut-il que l’expérience vienne détruire une partie de ces belles illusions ?


Ce que Tocqueville (ci-contre) nommait « la charité publique » est le noyau ce que nous appelons aujourd’hui l’État-providence : l’organisation sur une base légale et administrative du secours aux plus démunis. À l’époque de Tocqueville cet État-providence était pourtant embryonnaire - inexistant même, du point de vue qui est le nôtre aujourd’hui, de la même manière que le soleil cache à notre vue la lumière des étoiles. De plus ce terme de « charité publique » blesse nos oreilles et soulève notre indignation ou notre mépris : nous sommes fiers d’avoir dépassé cette notion de « charité » envers les pauvres. Nos pauvres, aujourd’hui, ont des droits et ils ne sont pas obligés de mendier des secours auprès de dames patronnesses pleines de condescendance et de bonne conscience. C’est là, pensons-nous, un progrès incontestable.

Cependant, pour démodées que puissent nous paraitre ces remarques de Tocqueville, celles-ci pourraient servir d’épigraphe presque parfaite au premier grand livre de Charles Murray : Losing ground - American social policy 1950-1980.

Dans ce livre, Charles Murray raconte une histoire simple et poignante : celle de « l’expérience » qui vient détruire une partie de nos « belles illusions », les belles illusions que nous avons sur notre capacité collective à aider les plus faibles d’entre nous. Cette expérience est américaine, mais elle est aussi la nôtre, elle est celle de toutes les nations qui ont organisé sur une base légale et administrative le secours aux plus démunis. Elle est celle de l’échec de l’État-providence. Pire : celle du caractère destructeur de l’État-providence.

Le titre du livre (Losing ground : « perdre du terrain ») provient de cette constatation simple : aux États-Unis, la condition des plus démunis s’est dégradée, ou du moins a cessé de progresser, précisément au moment où le gouvernement commençait à se préoccuper sérieusement de la pauvreté et mettait en place toute une série de mesures visant à la faire disparaitre. La période choisie par Charles Murray peut ainsi, schématiquement, être découpée en deux moitiés égales : entre 1950 et 1965 un progrès presque continu de presque tous les indicateurs relatifs à la pauvreté ; entre 1965 et 1980 une dégradation ou une stagnation de ces mêmes indicateurs. Entre les deux, la mise en place de « La Grande Société », la plus ambitieuse extension du Welfare State jamais entreprise aux États-Unis.

Losing ground est un livre déjà ancien, à l’aune de notre obsession pour la nouveauté, mais d’une parfaite actualité, car plus que jamais nous sommes travaillés par la tentation de l’État-providence, et les arguments avancés par Charles Murray n’ont pas perdu une once de leur intérêt depuis qu’il les a couchés sur le papier, voici plus de vingt-cinq ans.

L’ouvrage de Charles Murray est en quelque sorte l’histoire d’une conversion, car Charles Murray a commencé par partager les belles illusions que son livre vient dissiper, et il a participé pendant seize ans à la mise en œuvre et à l’évaluation de programmes sociaux, en Thaïlande et aux États-Unis.

Losing ground est aussi un livre qui peut provoquer des conversions chez ses lecteurs, car il allie la rigueur à la clarté et l’intelligence à la persuasion. L’auteur de ce compte-rendu l’a expérimenté autour de lui, et d’abord sur lui-même.

Cet opus se compose de quatre parties. Dans la première partie, Charles Murray expose le changement à 180 degrés qui a affecté la définition et l’élaboration des politiques sociales aux États-Unis à partir des années 1960. Toute politique sociale repose d’abord sur une certaine idée ce que c’est qu’être pauvre ou être démuni et sur une certaine idée de ce que nous devons aux pauvres ou aux démunis. Ce sont ces idées mères qui ont été radicalement transformées dans cette période charnière.

Dans la seconde partie, Charles Murray présente les statistiques relatives à la condition des plus défavorisés sur la période 1950-1980, des statistiques qui révèlent des tendances presque incroyables. Comment le sort des défavorisés a-t-il pu, dans la plupart des domaines, se dégrader à ce point alors même que jamais autant d’argent et d’attention n’avaient été consacrés à eux ?

La troisième partie tente de répondre à cette question, et elle le fait en détruisant nos belles illusions : ce sont précisément les nouvelles politiques sociales bien intentionnées qui ont conduit les pauvres à se conduire d’une manière qui les condamne à rester pauvres, ce sont les politiques bien intentionnées destinées à éradiquer la pauvreté qui ont créé davantage de pauvres.

La quatrième partie examine enfin ce qu’il serait possible de faire, dès lors que nous avons renoncé à nos belles illusions. Le bien produit par les politiques sociales est singulièrement limité et les législateurs, mais aussi tous les fonctionnaires qui, à un niveau ou un autre, administrent ces politiques, devraient avoir sans cesse présent à l’esprit le célèbre adage médical : primum non nocere — d’abord, ne pas nuire.




En 1950, 30 % de la population américaine était pauvre, selon la définition légale de la pauvreté utilisée en 1980. Mais pratiquement personne ne s’en préoccupait. Le gouvernement fédéral dépensait annuellement 250 $ par pauvre, autant dire presque rien.

En 1968, 13 % de la population américaine était pauvre, selon les mêmes critères. Le taux de chômage était de 3,6 %, ce que nombre d’économistes considèrent comme à peu près équivalent au plein emploi, et l’économie américaine tournait à plein régime. Pourtant la question de la pauvreté était devenue une priorité nationale et quantité de lois très importantes avaient été prises à ce sujet depuis l’arrivée au pouvoir du président Johnson (1964).

Entre ces deux dates, la situation s’était objectivement améliorée, et même spectaculairement améliorée, mais la perception de cette situation avait changé tout aussi spectaculairement. Le facteur central dans ce changement de perception était la découverte — ou l’invention — de la « pauvreté structurelle ».

Jusqu’à la fin des années 1950, les politiques sociales étaient structurées par l’idée qu’il existe deux types de pauvres : les pauvres méritants et les pauvres non méritants. Les pauvres qui ne parviennent plus à subvenir à leurs besoins pour des raisons tout à fait indépendantes de leur volonté (maladie, vieillesse, etc.) et qui donc méritent d’être aidés ; et les pauvres dont le dénuement est le résultat de leur comportement vicieux, désordonné, et de leurs mauvais choix. Ces pauvres-là ne méritent pas d’être aidés, même si parfois la simple compassion peut pousser à le faire.

Il résultait de cette distinction fondamentale que la charité publique devait être limitée au strict minimum, car elle tendait inévitablement à toucher aussi bien les pauvres non méritants que les pauvres méritants et donc à encourager « les vices et l’indolence ».

Comme l’écrivait Tocqueville, en 1835 : « Toute mesure qui fonde la charité légale sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative crée donc une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante ».

Il en résultait aussi que l’aide accordée par la société au pauvre méritant se réduisait à sa plus simple expression : lui donner de quoi subvenir frugalement aux nécessités de l’existence, rien de moins et rien de plus. Savoir si le bénéficiaire du secours utilisait celui-ci avec discernement n’était pas le problème du gouvernement, pas plus que de l’aider à sortir de sa situation de dépendance. Cette situation était censée prendre fin tout simplement lorsque la personne concernée retrouverait du travail, ce qui était de sa seule responsabilité. Et, bien entendu, les individus ayant un travail ne touchaient aucune aide de la part du gouvernement, quel que soit leur niveau de revenu, puisque tout individu capable de travailler est un individu théoriquement capable de subvenir seul à ses propres besoins.

Cette conception pluriséculaire de l’aide sociale reposait, en dépit de son ancienneté, sur une prémisse fragile : l’idée que les adultes sont, sauf cas exceptionnel, responsables de l’état dans lequel ils se trouvent. Cette prémisse est fragile, car elle n’est pas entièrement vraie. Le mérite individuel n’explique pas toujours seul notre situation personnelle. La chance ou la malchance peut rentrer en ligne de compte à tous les instants de notre existence. Par conséquent, cette prémisse — nous sommes responsables de notre situation — a besoin de s’appuyer sur une seconde hypothèse : l’hypothèse selon laquelle, tout bien considéré, l’organisation sociale dans laquelle nous vivons fournit à chacun une opportunité raisonnable de montrer ses mérites.

C’est cette seconde hypothèse qui fut violemment remise en cause au début des années 1960.

L’idée s’imposa que l’organisation sociale des États-Unis était fondamentalement injuste et que, laissée à elle-même, elle tendait à perpétuer les inégalités, les discriminations, l’oppression sous toutes ses formes. Elle ne s’imposa pas uniformément à toute la population, mais seulement, dans un premier temps, à une toute petite partie d’entre elle, hélas ! la partie la plus influente et la plus à même de mettre en œuvre ses idées. Elle s’imposa à l’élite intellectuelle, politique et administrative du pays. L’homme du commun, lui, continuait à croire aux vieilles idées, mais l’homme du commun n’était plus écouté par ceux qui étaient censés agir en son nom.

Cette idée était en germe depuis longtemps au sein de l’intelligentsia des démocraties libérales, mais les années soixante furent le moment où, avec une remarquable uniformité dans tous les pays occidentaux, elle parvint à maturité et commença à avoir des conséquences pratiques.

Au niveau des politiques sociales, la conséquence la plus immédiate fut le discrédit jeté sur la notion de responsabilité individuelle. Distinguer entre les pauvres méritants et non méritants devint démodé, réactionnaire, et pour tout dire moralement inacceptable. Les pauvres ne sont jamais — ou presque jamais — responsables de leur état, c’est « le système » qui est à blâmer pour la situation dans laquelle ils se trouvent. La pauvreté devient la « pauvreté structurelle », c’est-à-dire une pauvreté engendrée par l’organisation sociale elle-même, en dehors de toute responsabilité personnelle, et qui ne disparaitra pas avec la croissance économique.

Il convient donc d’accorder des secours à tous ceux qui se trouvent en deçà d’un certain niveau de revenu légalement défini, sans chercher à savoir pour quelles raisons leurs revenus ne dépassent pas ce niveau. L’aide n’a pas à être méritée. L’aide est un droit. Elle vise à réparer une injustice initiale : l’injustice du « système ».

Il convient également d’accorder une aide aussi bien à ceux qui travaillent qu’à ceux qui ne travaillent pas. Si un individu exerce un emploi qui ne lui permet pas de vivre décemment, il n’est pas de sa responsabilité d’améliorer ses revenus en travaillant plus ou en cherchant un autre travail : c’est « le système » qui est à blâmer pour ces trop faibles revenus, donc c’est « le système » — à savoir le gouvernement — qui doit y remédier.

L’aide devient donc multiforme : elle ne consiste plus simplement à fournir un peu d’argent à qui n’en a plus, elle consiste aussi à fournir des compléments de revenus à des catégories toujours plus étendues de la population ; mais également à fournir aux « défavorisés » un ensemble de prestations : formation professionnelle, aide à la recherche d’emploi, aide à la recherche d’un logement, aide à la « parentalité », accès à la culture, et ainsi de suite. Ceux que Tocqueville appelait « les surveillants des pauvres » deviennent les travailleurs sociaux, et le mot d’ordre se transforme de « à chacun selon ses mérites » en « à chacun selon ses besoins — tels qu’ils seront évalués par les travailleurs sociaux ».

Enfin, l’idée que « le système » est injuste ne transforma pas seulement le secours au pauvre, elle engendra aussi une nouvelle manière d’appréhender la criminalité et l’éducation, mais les premiers touchés par ces changements furent également les catégories les plus défavorisées de la population.
Les effets concrets de cette révolution intellectuelle ne se firent pas attendre, mais ils ne furent pas exactement ceux qu’attendaient ses promoteurs.

Suite:

La tragédie de l'État-providence aux États-Unis par Charles Murray (2 sur 5)


Source (avec corrections grammaticales et typographiques)

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