mercredi 19 août 2015

Que se passera-t-il lorsque la laïcité ne suffira plus pour nous définir ?

La justice l’a décidé : il n’y aura pas de menus de substitution dans les cantines scolaires de Chalon-sur-Saône. Mais pour Mathieu Bock-Côté le débat va bien au-delà de la laïcité et interroge sur la vision de la France.

Faut-il ou non multiplier les accommodements « raisonnables » dans les cantines scolaires ? Dans quelle mesure doit-on proposer des menus pour répondre aux exigences particulières de certaines communautés religieuses qui voudraient voir leurs interdits alimentaires reconnus par la puissance publique ? La question se pose actuellement à Chalon-sur-Saône et trouve un écho dans la France entière. C’est bien évidemment parce qu’elle ranime le débat sur la conversion ou non du pays au multiculturalisme, ce nouveau régime politique fondé sur l’inversion du devoir d’intégration. On pourrait facilement la transposer dans les autres sociétés occidentales.

Les uns veulent en finir les menus de substitution au nom d’une laïcité dont il faudrait cesser de tordre le principe. Les religions doivent prendre le pli de la République, pas le contraire. Dans le cas présent, cela veut dire en finir avec le menu de substitution au porc. Surtout qu’on ne saurait tolérer une ségrégation religieuse implicite dans les écoles. Les autres, au nom d’une conception « inclusive » de la laïcité, croient nécessaire d’aménager publiquement un espace pour toutes les croyances. Pratiquement, cela implique de multiplier les concessions à l’islam, apparemment nécessaires pour faciliter son acclimatation en France.

On l’aura compris, le débat se situe presque exclusivement sous le signe de la laïcité, référence obligée dans la culture politique française. C’est à qui saura le mieux l’interpréter, la comprendre, la définir ou la redéfinir. On comprend pourquoi : elle représente un principe politique doté d’une légitimité supérieure. Celui qui parvient à s’en emparer parviendra à s’approprier un des principes que les Français considèrent le plus positivement. Il déterminera les termes de la respectabilité politique, sociale, et médiatique. On aura néanmoins compris que derrière cette bataille sémantique se cachent des philosophies politiques contradictoires.


La presse laïcarde ne donnait pas dans la dentelle au début du XXe siècle en France
« Échappe-lui, petit ! », va à l’école laïque.

Contrairement à ce que veut la légende urbaine, la laïcité ne s’est pas imposée paisiblement en France. Et elle a été infiniment plus brutale à l’endroit d’un catholicisme dont elle voulait arracher les racines qu’elle ne le sera jamais à l’endroit de l’islam. Et pourtant, si la laïcité est aujourd’hui plébiscitée, c’est parce qu’ils sont nombreux à croire qu’on ne peut contenir la poussée politique de l’islam qu’en son nom. Elle représente une digue politique, en quelque sorte, moins contre l’infiltration du religieux dans la vie publique que contre la formation d’un communautarisme qui inquiète la conscience nationale.

Si on se demande, selon la formule rituelle, ce dont la laïcité est le nom, on dira qu’elle en est venue à traduire politiquement la prédominance légitime de la culture française en France. Elle n’est plus seulement un principe, mais un mode de vie. C’est pourquoi, d’ailleurs, elle peut prendre la forme d’une catho-laïcité, qui ne mérite pas la mauvaise réputation qu’on lui colle, dans la mesure où elle fait la synthèse entre deux parts de l’identité française qu’il serait sot de monter l’une contre l’autre. Une nation ne nie pas son identité, même dans ses aspects paradoxaux, sans se mutiler intimement.

Couverture d’un journal anticatholique de 1906
« Achetez du Sang du Christ, garanti pur, à 5 francs le litre »


Il y a plus de dix ans, dans son très beau livre, Quand les catholiques étaient hors la loi, Jean Sévillia posait une question délicate : que se passera-t-il lorsque la laïcité ne suffira plus pour nous définir ? Il se questionnait alors sur la part irrépressible de l’héritage catholique dans l’identité française. On pourrait la reprendre en parlant plus largement de la place de la culture au cœur du lien social. Mais la démocratie contemporaine fonctionne au déni des cultures. Elle ne sait plus qu’en faire et ne veut même plus les voir. Pour emprunter les mots de Philippe d’Iribarne, il s’agit du « déni postmoderne » de la culture des peuples. La société n’apparaît plus qu’à la manière d’une association d’individus seulement réunis par les droits qu’ils se reconnaissent entre eux. Elle n’est plus qu’un artifice juridique et on présentera la part du réel qui résiste à l’absolutisation des droits de l’homme comme autant de stéréotypes et de préjugés. Les individus n’ont plus rien en commun, sinon des principes universels auxquels il suffirait de souscrire pour se voir reconnu comme un membre à part entière de la communauté nationale. La philosophie politique contemporaine ne veut plus entendre parler de la question des mœurs, comme si ceux-ci du seul domaine de l’intimité. Il n’y a plus de culture, sinon celle des étrangers, qu’il faut accommoder, mais des styles de vie.

Les congrégations enseignantes
sont chassées de France.
De 1901 à 1904, plus de 30.000 moines
sont contraints à l’exil,
leurs biens confisqués.
La condition première pour qu’un immigré soit accueilli positivement, c’est qu’il manifeste un désir ostentatoire d’intégration ou d’assimilation. En un mot, il doit travailler à faire de lui un Romain. Publiquement, il doit montrer qu’il s’intègre. Dans la vie privée, il conservera naturellement une tendresse pour ses origines. Qu’il s’agisse de la place des femmes dans la société, de la conversion des églises en mosquées, du regroupement spontané des immigrés dans des quartiers où ils en viennent à former la majorité ou de la multiplication des demandes d’accommodements ethnoreligieux, c’est néanmoins la question des mœurs qui se pose. Une illusion se dissipe : on croit de moins en moins à la possibilité d’une société sans repères identitaires. Quoi qu’on en pense, des populations exagérément contrastées, trop différentes culturellement, en quelque sorte, peuvent difficilement cohabiter sans tension. Tout l’a’t politique consiste aujourd’hui à rebâtir du commun. On ne voit pas pourquoi l’identité historique du pays d’accueil n’en représenterait pas le socle.

On aime bien se moquer aujourd’hui de ceux qui disent « À Rome, fais comme les Romains ». On veut y voir une conception rétrograde de l’hospitalité. À tort, naturellement. La condition première pour qu’un immigré soit accueilli positivement, c’est qu’il manifeste un désir ostentatoire d’intégration — ou d’assimilation, selon la formule qu’on choisira. En un mot, il doit travailler à faire de lui un Romain. Publiquement, il doit montrer qu’il s’intègre. Dans la vie privée, il conservera naturellement une tendresse pour ses origines. Mais il ne doit pas chercher à convertir ses désirs, et encore moins ses caprices alimentaires, en droits fondamentaux que la société d’accueil devrait obligatoirement satisfaire.

Source


Contexte 

 Il n’y a pas eu de pacte laïque en France, elle fut imposée et engendra des morts

« Contrairement à la formule popularisée par Jean Baubérot, il n’y a pas eu de “pacte laïque” en 1905 (Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ?, Le Seuil, 1990). La loi de séparation de l’Église et de l’État n’a jamais été négociée avec la hiérarchie catholique. Ce n’est donc pas parce qu’aujourd’hui, la laïcité passe pour le summum de la tolérance qu’il faut occulter sa violence antireligieuse initiale » 
(Jean Sévillia, Quand les catholiques étaient hors la loi, Perrin, 2005, p. 20).

Le 2 janvier 1906, une circulaire du ministère des Finances décrétant que les fonctionnaires devront se faire ouvrir les tabernacles des églises met le feu aux poudres.

Les croyants craignaient des profanations bien réelles. D’innombrables incidents eurent lieu à l’occasion de ces inventaires. Certaines églises sont prises d’assaut par l’armée, la gendarmerie, les pompiers. Les bagarres font des dizaines de blessés et même des morts.

Gery Ghyseel, dans le Nord à Boescheppe, fut abattu d’un coup de revolver le 6 mars 1906. Gery Ghyseel, ouvrier boucher de 35 ans, laissa une veuve et trois orphelins. La Flandre catholique l’enterrera le 10 mars. Trois jours auparavant, ce drame a provoqué la chute du gouvernement. L’autopsie révéla que la balle mortelle venait du calibre 6 du fils du percepteur M. Caillet qui s’était présenté le 6 dans l’église de Boeschepe, un village du Nord, non loin de la frontière belge, accompagné de son fils, étudiant en droit à Lille et de M. Benoist, commissaire de Bailleul, le chef-lieu du canton. Un détachement du 8e d’Infanterie, une dizaine de dragons et cinq gendarmes. Leur mission : assurer la protection de l’inventaire des biens ecclésiastiques qui doit avoir lei à Boeschepe comme dans les 36 000 communes de France en application de la Loi de séparation des Églises et de l’État...

Depuis un mois, ces inventaires donnent lieu à de multiples incidents. Ce jour-là 6 mars, la bagarre éclate dans l’église de Boeschepe. Coups de poing, coups de pied, les chaises volent. Le percepteur roule à terre. Son fils, armé d’un revolver prend peur, il tire. Un homme s’effondre mort. Gery Ghyseel est la première victime de la Loi des inventaires.

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Jules Ferry : « nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, non plus que la neutralité politique »

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France — la « gratuité » de l’école laïque visait à assécher les écoles privées

Grand exil des congrégations religieuses françaises 

Des centaines de couvents, collèges et écoles, des milliers de religieux et religieuses, et bon nombre de leurs élèves, gagnent les pays limitrophes de la France, mais aussi l’ensemble de la Méditerranée, le Canada, les États-Unis, l’Amérique latine et jusqu’au Japon ou l’Australie. Exil planétaire, vécu dans la douleur, mais aussi l’esprit missionnaire, et qui répand en deux traînées parallèles le catholicisme à la française, la langue et les livres nationaux. Il arrive, du reste, que la France soutienne, au Levant, des enseignants dont elle ne veut plus sur le sol métropolitain. On n’avait jamais pris la mesure de cet exil méconnu, le dernier qui ait marqué l’histoire politico-religieuse tourmentée de la France. Ce livre, Grand exil des congrégations religieuses françaises, impose de comprendre la législation de 1901-1904 et les réponses que les congrégations lui ont apportées, avant d’inviter le lecteur à entamer un véritable tour du monde sur les traces des religieux en exil.

Grand exil des congrégations religieuses françaises 1901-1914 (Le)
Collection Cerf Histoire
2005, Paris,
496 pages
ISBN : 9 782 204 074 698


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