samedi 1 novembre 2014

Théorie du genre, le nouveau puritanisme

« Invention réactionnaire » pour les socialistes et autres soi-disant « progressistes », « idéologie postmoderne » pour Michel Onfray, la théorie du genre suscite des réactions passionnées. On l’a vu notamment lors de la mise en place en France des ABCD de l’égalité. Mais de quoi s’agit-il ? Comment interpréter ce discours, qui veut déconstruire le féminin et le masculin ? Pourquoi la France, longtemps rétive, a-t-elle fini par y succomber ? Qu’est-ce qu’une éducation asexuée ? L’hétérosexualité serait-elle « notre dernière aliénation » ? Dans un essai à paraître la semaine prochaine la philosophe Bérénice Levet dissèque ce qui est selon elle un nouveau puritanisme, le « dernier avatar de la haine d’Éros ». Tout en dénonçant le mépris dont font l’objet les anti-genre, elle considère qu’invoquer l’ordre de la nature ou de la création est un peu court, selon elle. La philosophie qu’elle oppose au genre n’emprunte pas à Dieu ni aux sciences. « La différence des sexes ne rend pas seulement possible la filiation, la génération, écrit-elle, elle produit entre ces deux êtres tellement semblables et tellement différents une aimantation vertigineuse, un appel des sens que rien n’apaise et qui a sa fin en soi. » Bref, face à une élite intellectuelle qui se gargarise de « différences » à valoriser et pourtant en vient à nier celle de leurs corps, Bérénice Levet livre un vibrant hymne à l’altérité fondatrice.

Extraits de La théorie du genre ou le monde rêvé des anges (Grasset)

« Les corps perçus comme des objets quelconques

La formule a de quoi surprendre. Les partisans du genre se présentent au contraire comme les pourfendeurs d’un rigorisme moral dont nous resterions tributaires et qui expliquerait notre attitude critique à leur endroit. Mais le corset moral aujourd’hui, ce ne sont pas les chrétiens et autres esprits prétendument étriqués, crispés, bref réactionnaires, qui en resserrent toujours plus les fils, ce sont les idéologies les plus progressistes, celles qui, en dépit du XXe siècle, continuent de croire en une fin de l’Histoire, en un monde réconcilié, délivré des ténèbres, des ombres, des aspérités de la condition humaine. Et qui, en vertu de cette loi de l’Histoire dont ils seraient les confidents, refaçonnent l’humanité. Nous n’avons plus guère besoin de la religion pour prôner l’abstinence, la continence, prêcher l’ascétisme le plus strict. Les penseurs du genre s’en chargent très bien.



Ainsi de la philosophe Beatriz Preciado, représentante radicale du queer, considérée toutefois comme suffisamment représentative d’un mouvement de fond pour que le quotidien Libération lui ouvre une fois par mois ses colonnes. En 2000, elle publie « Manifeste contra-sexuel », dans lequel elle s’enquiert des moyens de donner un congé définitif à l’hétérosexualité. Il ne suffit pas, pour ce faire, de devenir lesbienne, l’hétérosexualité ne sera morte et enterrée que lorsque le sexe de la femme se fermera définitivement à toute pénétration. Au couple vagin/pénis la philosophe substitue ainsi le couple anus/godemiché. Beatriz Preciado est de nouveau intervenue en ce sens à la faveur des manifestations de protestation contre le projet de loi antiavortement du gouvernement espagnol, sommant les femmes de parachever le processus de « décolonisation de l’utérus » amorcée par le féminisme des années 70, en déclarant la « grève de l’utérus » non pas temporairement, comme moyen d’action, de pression sur les hommes, ainsi qu’on le voit chez Aristophane, mais originellement, et à défaut définitivement : « Depuis cette modeste tribune, écrit-elle dans le journal Libération du 17 janvier 2014, j’invite tous les corps à faire la grève de l’utérus. Affirmons-nous en tant que citoyens entiers et non plus comme utérus reproductifs. Par l’abstinence et par l’homosexualité, mais aussi par la masturbation, la sodomie, le fétichisme, la coprophagie, la zoophilie... et l’avortement. Ne laissons pas pénétrer dans nos vagins une seule goutte de sperme national catholique. »

L’idéal, en somme, pour le genre, serait de n’avoir pas de sexe. Qu’est-il sinon un vil attribut qui nous condamne à une identité sexuée, un appendice au mieux inutile, au pis complice, en tant qu’instrument de la reproduction de l’ordre hétérosexué ou encore, comme on pouvait le lire dans un article du Monde qui se faisait le porte-voix des artistes queer, un « organe dont on pourrait se passer pour vivre ou cesser d’utiliser durant des années » ?

À défaut d’être asexué, reste la possibilité d’ignorer ce sexe, de nier la condition humaine comme condition sexuée. On ne passe plus d’un sexe à un autre, nous expliquent les apôtres du genre, on passe d’une personne à une autre. « On tolère mieux l’idée qu’un individu puisse être attiré par une personnalité et que l’organe sexuel importe peu. On commence à se soustraire à l’impératif du genre », se félicite le sexologue Damien Mascret. Autrement dit, il n’y a plus, il ne devrait plus y avoir d’essence particulière du corps féminin ou masculin, les corps devraient être perçus comme des objets quelconques, hors de toute physionomie sexuelle.

On naît femme et on le devient

La nature a par trop souvent servi de prétexte à la relégation des femmes pour ne pas s’en méfier, mais cette méfiance, légitime, doit-elle nous conduire à une négation de la nature ? À cet égard, Merleau-Ponty nous est une ressource particulièrement précieuse, comme Hannah Arendt ou Albert Camus pourraient l’être. Instruits par la logique totalitaire, ces penseurs ont vu avec anxiété l’être humain appréhendé comme un strict matériau, une simple cire à modeler, et, sans en rien rabattre sur la liberté, ont su articuler celle-ci à quelque chose qui serait donné à l’homme — par qui, peu importe, cadeau venu de nulle part, disait Hannah Arendt.

Où commence, où finit la nature ? À la différence du genre, Merleau-Ponty, lui, ne tranche pas, il n’est pas plus instruit que quiconque de la frontière qui sépare la nature de la culture, le donné du construit, mais ce qu’il sait en revanche, c’est que nier par principe la nature, c’est sombrer dans une funeste abstraction : « Une ontologie qui passe sous silence la Nature s’enferme dans l’incorporel et donne, pour cette raison même, une image fantastique de l’homme, de l’esprit et de l’histoire », écrit-il en 1952. Bref, elle les dépossède de leur dimension charnelle, de leur incarnation. De cette abstraction un documentaire intitulé « Il, elle, hen », consacré à la crèche Egalia de Stockholm — cette crèche que nos politiques aiment à gratifier d’une visite, avides d’y puiser leur inspiration, à l’instar du conseiller du maire de Paris d’alors, Bertrand Delanoë, qui figurait dans le reportage —, donnait un remarquable exemple : on y voyait une petite fille dessinant « elle », puis « il », mais trébuchant sur la représentation de « hen »... À quoi peut bien ressembler cet universel neutre seul en vigueur dans cet établissement d’où sont bannis les pronoms masculin et féminin ? semble se demander légitimement l’enfant. Un pas de plus, ou le pas ultime, vers l’abstraction.

Naître, c’est nécessairement s’incarner dans l’un ou l’autre sexe. Nous avons un corps, mieux, nous sommes un corps. Nous naissons dans un corps que nous ne choisissons pas, que personne, au demeurant, n’a choisi et qui nous commande autant que nous lui commandons. « Le concept de Nature, écrit Merleau-Ponty, qui, de façon tout à fait intempestive, consacre à cette notion ses trois dernières années de cours au Collège de France, n’évoque pas seulement le résidu de ce qui n’a pas été construit par moi, mais une productivité qui n’est pas nôtre, bien que nous puissions l’utiliser, c’est-à-dire une productivité originale qui continue sous les créations artificielles de l’homme. »« Est Nature, professe encore le philosophe, ce qui a un sens, sans que ce sens soit posé par la pensée. Est Nature le primordial, c’est-à-dire le non-construit, le non-institué. La Nature est notre sol, non pas ce qui est devant mais ce qui nous porte. » L’ordre sexué de la société a ainsi un étayage dans la nature, qui est un principe de limitation. Tout n’est pas possible précisément parce que tout n’est pas historique. »

Plus tôt, la philosophe Bérénice Levet avait dénoncé dans les colonnes du Figaro le gouvernement qui en menant « la chasse aux stéréotypes » joue aux apprentis sorciers et « entraîne l’école dans l’ingénierie sociale »

[...]

Le Figaro — Avant tout, quelle définition donnez-vous de la théorie du genre ?

Bérénice Level — Pour les tenants de cette théorie, l’identité sexuelle est, de part en part, construite. Selon eux, il n’y a pas de continuité entre le donné biologique notre sexe de naissance — et notre devenir d’homme ou de femme. C’est, poussé à l’extrême, la formule de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe « On ne naît pas femme, on le devient ». Et les théoriciens du genre poursuivent : à partir du moment où tout est « construit », tout peut être déconstruit.

— Quels sont les exemples de l’application de cette théorie à l’école ?

— Prenons les « ABCD de l’égalité », qui sont des parcours proposés aux élèves et accompagnés de fiches pédagogiques pour les enseignants. Ils sont supposés servir à enseigner l’égalité hommes-femmes. Qu’en est-il ? Dans une fiche, intitulée « Dentelles, rubans, velours et broderies », on montre un tableau représentant Louis XIV enfant qui porte une robe richement ornée et des rubans rouges dans les cheveux. L’objectif affiché ? Faire prendre conscience aux élèves de l’historicité des codes auxquels ils se soumettent et gagner de la latitude par rapport à ceux que la société leur impose aujourd’hui...

— N’est-ce pas une simple façon de montrer que la façon de s’habiller a évolué au fil du temps ?

— Non, l’objectif est bien d’« émanciper » l’enfant de tous les codes. Ce qui aboutit à l’abandonner à un ensemble de « possibles », comme s’il n’appartenait à aucune histoire, comme si les adultes n’avaient rien à lui transmettre. Or, il est faux de dire qu’on « formate » un enfant, on ne fait que l’introduire dans un monde qui est plus vieux que lui. Kierkegaard parle d’un « désespoir des possibles » qui ne se transforme jamais en nécessité.

— Quels autres exemples vous semblent condamnables ?

— Le film TomBoy, « garçon manqué » en français, de la réalisatrice Céline Sciamma, a été montré l’an dernier à 12.500 élèves parisiens, de la dernière année de maternelle au CM2 [3e année du primaire]. Quel est le propos du film ? Une petite fille, Laure, se fait passer pour un garçon auprès des enfants avec qui elle joue et se fait appeler Michaël. Qu’est — il écrit dans le dossier pédagogique ? « Laure semble pouvoir aller au bout de la possibilité Michaël »... On n’est plus dans le simple apprentissage de la tolérance.

— Le danger n’est-il pas surtout d’imposer à l’école un fatras mal assimilé des études de genre qui sont un champ de la recherche universitaire ? Le gouvernement joue-t-il aux apprentis sorciers ?

— Sans scrupules, l’école est entraînée dans une politique d’ingénierie sociale. Tout en se donnant bonne conscience, le gouvernement encourage un brouillage très inquiétant. Savons-nous bien ce que nous sommes en train de faire ? À l’âge de l’école primaire, les enfants ont besoin de s’identifier, et non pas de se désidentifier. À ne plus vouloir d’une éducation sexuée, on abandonne nos enfants aux stéréotypes les plus kitsch des dessins animés.

— N’est-ce pas pour autant utile d’affirmer l’égalité des sexes dès le plus jeune âge ?

— Il faudrait surtout en finir avec cette mise en accusation systématique du passé. Notre civilisation occidentale, et spécialement française, n’est pas réductible à une histoire faite de domination et de misogynie. Sur la différence des sexes, la France a su composer une partition singulière, irréductible à des rapports de forces. L’apparition d’une culture musulmane change-t-elle la donne ? Elle nous confronte en tout cas à une culture qui n’a pas le même héritage en matière d’égalité des sexes. Ce qui me paraît dangereux dans cett « chasse aux stéréotypes » est le risque de balayer d’un revers de main tout notre héritage culturel. Dans un tel contexte, quelle œuvre littéraire, artistique ou cinématographique ne tombera pas sous le coup de l’accusation de « sexisme » ?

— Selon vous, sous couvert de lutter contre les stéréotypes, on peut bouleverser en profondeur la société ?

Il existe une volonté de transformer la société, de sortir de toute normativité pour aboutir à un relativisme complet. Le gouvernement (socialiste français) est en pointe sur ce combat. On l’a vu lors du débat sur le Mariage pour tous. II ne devrait pas être impossible de dire que l’homosexualité est une exception et que l’hétérosexualité est la norme. [C’est de l’hétérosexisme contre lequel le gouvernement du Québec a décidé de lutter.] La théorie de l’interchangeabilité des sexes se diffuse. Or, nous avons un corps sexué qui est significatif par lui-même et qui ne compte pas pour rien clans la construction de soi.

— L’égalité hommes-femmes n’est cependant pas acquise aujourd’hui. Comment s’y prendre pour la renforcer ?

— Le principe de l’égalité est incontesté aujourd’hui. Certes, il existe encore ce fameux « plafond de verre » empêchant les femmes d’accéder aux plus hauts postes et des inégalités salariales. Mais les progrès sont inouïs. Doit-on, comme l’a fait récemment le gouvernement, imposer aux hommes de prendre un congé parental ? On en arrive à punir la famille parce qu’un homme est récalcitrant à s’arrêter de travailler ! Et puis, faut-il rappeler qu’il n’y a pas de cordon ombilical à couper entre un père et son enfant ?

— À vous entendre, les dérives que vous dénoncez risquent de ne pas se limiter à l’école.

— Je n’ai guère le goût des analogies historiques, mais, s’il existe une leçon à retenir des totalitarismes nazi et stalinien, c’est que l’homme n’est pas un simple matériau que l’on peut façonner. Avec la théorie du genre, l’enjeu est anthropologique. Montesquieu écrivait : « Dans un temps d’ignorance, on n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux. Dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens ».


La Théorie du genre ou le monde rêvé des anges
de Bérénice Levet,
chez Grasset,
à Paris,
240 pages.
À paraître le 5 novembre


Voir aussi

Le pronom personnel neutre « hen » fait son entrée dans le dictionnaire suédois

« Il ne revient pas à l'école de changer les mentalités »

George Leroux : L’État doit viser à déstabiliser les systèmes absolutistes de croyance (des parents)

Gérard Bouchard au procès ECR : Le rôle de l’école d’État pour façonner les enfants

L’État a-t-il vraiment fait progresser l’éducation au Québec ?

Le Devoir : « L'école n'est pas au service des parents. »

Respect des stéréotypes conjuguaux : meilleurs rapports sexuels au sein du couple

Québec : Pas de classiques de la littérature, mais la lutte contre l'hétérosexisme en classe de français, d'anglais, d'histoire et de mathématiques

France — Retrait important des parents force le ministre à désavouer la théorie du genre

La théorie du genre : la réduction de l'altérité et la rééducation des enfants

Le paradoxe de l'égalité entre les sexes c. la théorie du genre

L'affaire Bruce/Brenda/David Reimer c. la théorie du genre

La théorie du genre imposée à tous en Europe par l'État : « s'appuyer sur la jeunesse pour changer les mentalités »

Aucun commentaire: