Pour le philosophe, notre modernité, dont les idoles se nomment Progrès et Droits de l’homme, n’ose pas revendiquer ses sources chrétiennes. Il s’en explique dans « Modérément moderne » (Flammarion). Rémi Brague est philosophe. Membre de l’Institut, il est professeur de philosophie médiévale à l’université de Paris-I.
Pour le journaliste Jérôme Cordelier du Point (27 février 2014), ce livre va secouer. Pour décortiquer les Temps modernes – après avoir étudié l’Antiquité et le Moyen Âge dans deux précédents ouvrages –, le philosophe Rémi Brague agite dans son mélangeur les plus grands concepts qui, parfois, passent dans notre époque désabusée pour des gros mots. Et il ne craint pas d’y mettre des majuscules.
S’affirmant comme chrétien, allant même jusqu’à souligner, longs arguments à l’appui, que « c’est le christianisme qui a inventé la culture », cet intellectuel iconoclaste n’hésite pas à aborder les questions qui fâchent – « La culture supporte-t-elle l’idée de vérité ? » – ni à attaquer des positions établies – le « Comment on écrit l’Histoire », de Paul Veyne, par exemple.
Le philosophe ne comprend pas que la Modernité s’échine à « déconnecter » (mot à la mode) l’Histoire en marche du passé, et l’homme de foi ne se résout pas à ce que l’Europe se soit coupée – du moins en théorie – de ses racines chrétiennes. En maniant son stylo comme un stylet, Brague pourfend quelques manichéismes solidement ancrés dans notre Histoire, en premier lieu l’antagonisme fondateur entre esprit des Lumières et obscurantisme. C’est brillant, provocateur, drôle, parfois de mauvaise foi (sans jeu de mots), mais souvent décapant.
Extraits de « Modérément moderne » :
Les idées modernes sont des idées prémodernes. Seul le nom est nouveau. La Modernité met en œuvre une stratégie pour laquelle la négation est indispensable. Le choix d’une désignation nouvelle correspond au besoin de dissimuler l’origine de ce que l’on emprunte, à la façon dont un receleur maquille une marchandise volée. Les exemples abondent à l’époque dite des Lumières, qui a renommé les vertus chrétiennes traditionnelles.
C’est ainsi que la première vertu théologale de la charité est devenue la « bienfaisance », alors que la seconde, l’espérance, devenait l’« optimisme ». Le nom même de l’Europe, pour désigner non plus une direction ou un espace géographiquement limité, mais une civilisation, permettait surtout de se dispenser de parler de la Chrétienté. Comme exemple clé, on pourrait citer les « droits de l’homme » tant chantés. Les conduites qui violent ces prétendus « droits » et qui, en conséquence, sont dûment et à juste titre clouées au pilori par les déclarations qui les énumèrent, sont, quant au contenu, exactement les mêmes que celles qu’interdisaient le Décalogue ou encore les maîtres de vertu païens de toutes les écoles. La seule différence tient à ce que ces contenus, dont on cherchait jadis l’origine en Dieu ou dans la Nature, sont désormais passés sous le joug de l’« homme ». Cet homme qui a des droits et qui est conscient d’en avoir est donc l’« homme moderne », dont on parle de façon répétée. Au point, parfois, d’en faire un critère : il y a des choses, nous dit-on, que l’homme moderne ne peut plus accepter, les miracles, par exemple. N’y aurait-il pas là quelque outrecuidance ? […]
Les sophismes du progrès
L’esprit public des sociétés occidentales a fait de l’adhésion au progrès le critère du bien, le soupçon de le rejeter ou de s’y opposer devenant le blâme par excellence, capable de discréditer sans appel celui qui en est accusé. En témoigne l’apparition de l’adjectif « progressiste », connoté positivement dans les langues européennes. Il est attesté en anglais dès 1848 et a gagné depuis toutes les autres langues. L’adjectif a fait florès dans les gauches européennes, où il ne cesse d’être menacé par des adversaires toujours renouvelés (« conservateur », « réactionnaire », « intégriste », « fondamentaliste ») et toujours pourfendus. On oublie trop souvent la version hitlérienne de l’idée de progrès. L’élimination des juifs planifiée par l’État national-socialiste avait pour but, elle aussi, selon ce que déclare très explicitement « Mein Kampf », d’écarter un obstacle à un progrès conçu non plus comme social, mais comme racial.
L’allemand de Hitler est très laid, mais il me faut ici traduire ces passages trop peu connus : « L’homme qui méconnaît les lois de la race et qui les méprise se prive vraiment du bonheur qui lui semble destiné. Il empêche la marche victorieuse de la meilleure race et aussi, de ce fait, la condition préalable de tout progrès humain. » En revanche, « l’Aryen fournit les imposantes pierres et les plans pour tout progrès humain ». Quand il dégénère en se mêlant aux races inférieures, « de même que le conquérant effectif et intellectuel s’est perdu dans le sang des [peuples] soumis, c’est aussi le combustible pour le flambeau du progrès de la civilisation (Kulturfortschritt) humaine qui se perdit ». Quant au juif, « ce n’est pas grâce à lui qu’a lieu un quelconque progrès de l’humanité, mais malgré lui ».
Cette bouillie verbale et mentale a au moins le mérite de montrer que l’idée de progrès, et de progrès de la civilisation, se laisse aussi mettre au service du crime. […] Le christianisme, héritier de l’Ancien Testament, a introduit dans la conscience occidentale la représentation biblique d’une histoire non plus cyclique, mais linéaire, tendue entre une origine et un accomplissement. C’est pourtant seulement avec la Modernité que l’idée de progrès s’enracine dans la conscience européenne. Elle s’installe d’abord à la suite de faits incontestables comme les Grandes Découvertes, rendues possibles par certaines inventions décisives. La liste de ces conquêtes, comme la boussole, l’imprimerie et même la poudre à canon, revient sans cesse sous la plume des écrivains de cette époque, à partir de Francis Bacon. Au siècle des Lumières, l’idée de progrès apparaît dans toute sa netteté et désormais privée des représentations qui la nuançaient encore. Là aussi, c’est un fait très réel, une victoire spectaculaire de la science, l’astrophysique newtonienne, qui lui donne sa plausibilité. Du fait de l’accroissement des connaissances et des techniques, les Lumières glissent à l’idée d’une amélioration du genre humain quant à la morale et à la civilisation. Une vision de l’Histoire animée d’un mouvement quasi spontané vers le meilleur se met en place à partir du milieu du XVIIIe siècle avec Turgot (1750) puis Condorcet (1794) […] Au début du XIXe siècle, et jusqu’à la ligne de partage des eaux que je vais dire, le progrès devient l’objet d’une croyance, d’une sorte de religion. Ainsi, le positivisme d’Auguste Comte fait du progrès le « dogme vraiment fondamental de la sagesse humaine, soit pratique, soit théorique ».
Une étape capitale est franchie au milieu du XIXe siècle, avec Darwin. Le progrès est censé devenir un fait constatable, car la théorie de l’évolution fournit une base scientifique. […] En enracinant le progrès dans l’évolution spontanée de la nature, on s’engage dans une dialectique ambiguë. D’une part, on gagne en sûreté : il n’est plus besoin d’espérer, à la limite il suffit d’attendre, même s’il vaut mieux aider l’évolution à accoucher de ce dont elle est grosse en poussant dans la bonne direction, voire en dégageant la route des obstacles qui l’encombraient. Mais, d’autre part, les résultats ne peuvent plus guère être mis au crédit de l’homme, entraîné qu’il est par un courant dont il n’est pas le maître et qui le dépasse. Au point qu’on peut se demander si le fleuve qui vient de plus en amont que lui ne le laissera pas un jour sur le rivage, comme une coquille vide. Nous en sommes là.
L’homme de la rue, que nous sommes tous par une dimension de nous-mêmes, ainsi que les sophistes qui lui vendent leur prêt-à-penser, croient encore au progrès ; les gens qui réfléchissent sont plus prudents.
« Modérément moderne »
par Rémi Brague
paru le 5 mars,
chez Flammarion,
à Paris,
382 pages.
ISBN-13: 978-2081331112
Pour le journaliste Jérôme Cordelier du Point (27 février 2014), ce livre va secouer. Pour décortiquer les Temps modernes – après avoir étudié l’Antiquité et le Moyen Âge dans deux précédents ouvrages –, le philosophe Rémi Brague agite dans son mélangeur les plus grands concepts qui, parfois, passent dans notre époque désabusée pour des gros mots. Et il ne craint pas d’y mettre des majuscules.
S’affirmant comme chrétien, allant même jusqu’à souligner, longs arguments à l’appui, que « c’est le christianisme qui a inventé la culture », cet intellectuel iconoclaste n’hésite pas à aborder les questions qui fâchent – « La culture supporte-t-elle l’idée de vérité ? » – ni à attaquer des positions établies – le « Comment on écrit l’Histoire », de Paul Veyne, par exemple.
Le philosophe ne comprend pas que la Modernité s’échine à « déconnecter » (mot à la mode) l’Histoire en marche du passé, et l’homme de foi ne se résout pas à ce que l’Europe se soit coupée – du moins en théorie – de ses racines chrétiennes. En maniant son stylo comme un stylet, Brague pourfend quelques manichéismes solidement ancrés dans notre Histoire, en premier lieu l’antagonisme fondateur entre esprit des Lumières et obscurantisme. C’est brillant, provocateur, drôle, parfois de mauvaise foi (sans jeu de mots), mais souvent décapant.
Extraits de « Modérément moderne » :
Les idées modernes sont des idées prémodernes. Seul le nom est nouveau. La Modernité met en œuvre une stratégie pour laquelle la négation est indispensable. Le choix d’une désignation nouvelle correspond au besoin de dissimuler l’origine de ce que l’on emprunte, à la façon dont un receleur maquille une marchandise volée. Les exemples abondent à l’époque dite des Lumières, qui a renommé les vertus chrétiennes traditionnelles.
C’est ainsi que la première vertu théologale de la charité est devenue la « bienfaisance », alors que la seconde, l’espérance, devenait l’« optimisme ». Le nom même de l’Europe, pour désigner non plus une direction ou un espace géographiquement limité, mais une civilisation, permettait surtout de se dispenser de parler de la Chrétienté. Comme exemple clé, on pourrait citer les « droits de l’homme » tant chantés. Les conduites qui violent ces prétendus « droits » et qui, en conséquence, sont dûment et à juste titre clouées au pilori par les déclarations qui les énumèrent, sont, quant au contenu, exactement les mêmes que celles qu’interdisaient le Décalogue ou encore les maîtres de vertu païens de toutes les écoles. La seule différence tient à ce que ces contenus, dont on cherchait jadis l’origine en Dieu ou dans la Nature, sont désormais passés sous le joug de l’« homme ». Cet homme qui a des droits et qui est conscient d’en avoir est donc l’« homme moderne », dont on parle de façon répétée. Au point, parfois, d’en faire un critère : il y a des choses, nous dit-on, que l’homme moderne ne peut plus accepter, les miracles, par exemple. N’y aurait-il pas là quelque outrecuidance ? […]
Les sophismes du progrès
L’esprit public des sociétés occidentales a fait de l’adhésion au progrès le critère du bien, le soupçon de le rejeter ou de s’y opposer devenant le blâme par excellence, capable de discréditer sans appel celui qui en est accusé. En témoigne l’apparition de l’adjectif « progressiste », connoté positivement dans les langues européennes. Il est attesté en anglais dès 1848 et a gagné depuis toutes les autres langues. L’adjectif a fait florès dans les gauches européennes, où il ne cesse d’être menacé par des adversaires toujours renouvelés (« conservateur », « réactionnaire », « intégriste », « fondamentaliste ») et toujours pourfendus. On oublie trop souvent la version hitlérienne de l’idée de progrès. L’élimination des juifs planifiée par l’État national-socialiste avait pour but, elle aussi, selon ce que déclare très explicitement « Mein Kampf », d’écarter un obstacle à un progrès conçu non plus comme social, mais comme racial.
L’allemand de Hitler est très laid, mais il me faut ici traduire ces passages trop peu connus : « L’homme qui méconnaît les lois de la race et qui les méprise se prive vraiment du bonheur qui lui semble destiné. Il empêche la marche victorieuse de la meilleure race et aussi, de ce fait, la condition préalable de tout progrès humain. » En revanche, « l’Aryen fournit les imposantes pierres et les plans pour tout progrès humain ». Quand il dégénère en se mêlant aux races inférieures, « de même que le conquérant effectif et intellectuel s’est perdu dans le sang des [peuples] soumis, c’est aussi le combustible pour le flambeau du progrès de la civilisation (Kulturfortschritt) humaine qui se perdit ». Quant au juif, « ce n’est pas grâce à lui qu’a lieu un quelconque progrès de l’humanité, mais malgré lui ».
Cette bouillie verbale et mentale a au moins le mérite de montrer que l’idée de progrès, et de progrès de la civilisation, se laisse aussi mettre au service du crime. […] Le christianisme, héritier de l’Ancien Testament, a introduit dans la conscience occidentale la représentation biblique d’une histoire non plus cyclique, mais linéaire, tendue entre une origine et un accomplissement. C’est pourtant seulement avec la Modernité que l’idée de progrès s’enracine dans la conscience européenne. Elle s’installe d’abord à la suite de faits incontestables comme les Grandes Découvertes, rendues possibles par certaines inventions décisives. La liste de ces conquêtes, comme la boussole, l’imprimerie et même la poudre à canon, revient sans cesse sous la plume des écrivains de cette époque, à partir de Francis Bacon. Au siècle des Lumières, l’idée de progrès apparaît dans toute sa netteté et désormais privée des représentations qui la nuançaient encore. Là aussi, c’est un fait très réel, une victoire spectaculaire de la science, l’astrophysique newtonienne, qui lui donne sa plausibilité. Du fait de l’accroissement des connaissances et des techniques, les Lumières glissent à l’idée d’une amélioration du genre humain quant à la morale et à la civilisation. Une vision de l’Histoire animée d’un mouvement quasi spontané vers le meilleur se met en place à partir du milieu du XVIIIe siècle avec Turgot (1750) puis Condorcet (1794) […] Au début du XIXe siècle, et jusqu’à la ligne de partage des eaux que je vais dire, le progrès devient l’objet d’une croyance, d’une sorte de religion. Ainsi, le positivisme d’Auguste Comte fait du progrès le « dogme vraiment fondamental de la sagesse humaine, soit pratique, soit théorique ».
Une étape capitale est franchie au milieu du XIXe siècle, avec Darwin. Le progrès est censé devenir un fait constatable, car la théorie de l’évolution fournit une base scientifique. […] En enracinant le progrès dans l’évolution spontanée de la nature, on s’engage dans une dialectique ambiguë. D’une part, on gagne en sûreté : il n’est plus besoin d’espérer, à la limite il suffit d’attendre, même s’il vaut mieux aider l’évolution à accoucher de ce dont elle est grosse en poussant dans la bonne direction, voire en dégageant la route des obstacles qui l’encombraient. Mais, d’autre part, les résultats ne peuvent plus guère être mis au crédit de l’homme, entraîné qu’il est par un courant dont il n’est pas le maître et qui le dépasse. Au point qu’on peut se demander si le fleuve qui vient de plus en amont que lui ne le laissera pas un jour sur le rivage, comme une coquille vide. Nous en sommes là.
L’homme de la rue, que nous sommes tous par une dimension de nous-mêmes, ainsi que les sophistes qui lui vendent leur prêt-à-penser, croient encore au progrès ; les gens qui réfléchissent sont plus prudents.
« Modérément moderne »
par Rémi Brague
paru le 5 mars,
chez Flammarion,
à Paris,
382 pages.
ISBN-13: 978-2081331112
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