vendredi 18 novembre 2011

La liberté scolaire n'existe que lorsque l’État n’a pas le monopole de l’enseignement ni celui de la délivrance des diplômes

Jean de Viguerie, professeur émérite des universités, nous donne ici une interview sur l’histoire de la liberté scolaire en France. Historien spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles, il a consacré plusieurs livres de référence sur les éducateurs de cette période. Il vient de publier aux éditions du Cerf « Les Pédagogues ; essai historique sur l’utopie pédagogique ». Ses analyses des fondateurs de l’éducation nouvelle et de leurs épigones se distinguent brillamment de celles des chercheurs en « sciences de l’éducation », dont la pertinence est trop souvent amoindrie par un jargon abscons et un prisme court-termiste idolâtrant par principe les ruptures. Or l’enseignement est une affaire de tradition plus encore que d’innovation ; une affaire d’observation et d’humilité, avant que d’être une matière à révolution et à système.

Question — Qu’entendez-vous par liberté scolaire ?

Jean de Viguerie — La liberté scolaire existe vraiment dans un pays quand l’État de ce pays n’a pas le monopole de l’enseignement ni celui de la collation des grades (ndlr : la délivrance des diplômes).
Toutefois une telle liberté ne peut avoir son plein effet que si le gouvernement du pays et les collectivités locales aident les familles à payer les frais de scolarité des écoles de leur choix. Si l’aide est suffisante, si la rémunération des maîtres leur permet de faire vivre convenablement leurs familles, la liberté scolaire est pleinement réalisée. Ce n’est pas le cas aujourd’hui en France et dans la plupart des pays. Le but est d’obtenir partout cette pleine liberté. Le meilleur moyen de l’obtenir est de prendre dans toute la mesure du possible la liberté qui nous est laissée.

« La vérité vous rendra libres. » La liberté scolaire est inséparable de la vérité et dela compétence. Lesmaîtres des écoles libres doivent réunir savoir et compétence. « Un enseignement libre, écrivait le philosophe catholique Étienne Gilson, suppose un personnel qualifié pour le donner. » Et le même philosophe disait encore : « Si nous ne préparons pas ce personnel, qui donc enseignera dans nos écoles ? »

Enfin la liberté scolaire ne signifie pas isolement et repliement sur soi. Une école vraiment libre n’a aucune peine à entretenir des relations amicales et de bon voisinage non seulement avec les familles de ses élèves, mais aussi avec la population et les autorités locales. Elle se fait connaître à tous. J’ai vu une école indépendante inviter à dîner pour le dixième anniversaire de sa fondation les maires de l’arrondissement, le conseiller général et le sous-préfet. Tous sont venus, et tous ont assisté ensuite au concert donné par les élèves.

Question — Pouvez-vous nous présenter quelques grands défenseurs de la liberté scolaire ?

La défense de la liberté scolaire date du moment où cette liberté a été contestée par l’État et parfois supprimée. A partir de la Révolution française la plupart des États ont revendiqué le monopole de l’instruction publique, ou, dans les meilleurs des cas, la surveillance étroite des écoles. Il a fallu se battre pour la liberté scolaire, se battre contre l’État.


Les défenseurs de la liberté scolaire sont très nombreux aux XIXe, XXe et XXIe siècles. J’en ai cité plusieurs dans mon livre L’Église et l’éducation. Je voudrais ici en présenter trois de façon plus complète et plus détaillée que je n’ai pu le faire dans ce petit ouvrage.

Mon premier exemple est celui de Charles de Montalembert (1810-1870).

Le combat de Montalembert est également le combat de ses amis, les abbés Henri Lacordaire et Félicité de Lamennais, et de leur journal L’Avenir. Les trois hommes dénoncent à la fois le concordat de 1801 et le monopole de l’Université. Ils s’attaquent en somme au système instauré par Napoléon. Ils demandent la séparation de l’Église et de l’État, la renonciation de l’Église au budget des cultes, et la liberté pour l’Église de créer des écoles sans l’autorisation de l’État. « L’Église libre dans un État libre », cette formule de Montalembert est le résumé de leur pensée.

La Monarchie de Juillet [note du carnet : 1830-1848] n’est pas favorable à l’école libre. C’est le moins que l’on puisse dire. La Charte de 1830 signée par le roi Louis-Philippe prévoit, dans son article 69, de pourvoir « dans le plus court délai possible » à plusieurs objets dont la « liberté d’enseignement ». Mais ni le gouvernement, ni les chambres ne semblent pressés de légiférer à ce sujet. Montalembert et ses amis décident d’agir.


Ils commencent par créer une Agence générale pour la liberté religieuse. Cette Agence fait placarder sur les murs de Paris des affiches annonçant pour le 9 mai 1831 l’ouverture d’une école gratuite d’externes au 5 rue des Beaux-Arts, sans autorisation de l’Université.

Messieurs de Montalembert, Lacordaire et de Coux enseigneront la religion, le français, le latin, le grec et autres matières prévues au programme officiel. Les trois « maîtres d’école », ainsi qu’ils se qualifient, se présentent comme « adversaires de l’État enseignant ». C’est une déclaration de guerre à l’« éducation nationale » prônée par la Révolution et mise en place par Napoléon. L’ouverture a lieu au jour dit. Le nom de l’Agence est affiché au dessus de la porte d’entrée, accompagné de la mention suivante : « École gratuite ». Quatorze enfants sont présents. Sommé par la police de fermer l’école, Lacordaire fait agenouiller les enfants et récite avec eux des prières en latin. Le commissaire ébahi n’ose insister et se retire. Le 11, deux jours après, il y a vingt enfants. Le commissaire revient. Montalembert fait partir ses amis, se couche dans l’école sur un lit de sangles, et déclare qu’il est chez lui. Les enfants crient « Nous voulons rester ». Les policiers doivent procéder à une expulsion manu militari.

Jugé par la Chambre des pairs, dont il est membre, Montalembert présente sa défense et parle en maître. Il dit que les « droits des catholiques » sont « inviolables ». Il met en cause l’immoralité qui règne dans les établissements officiels. Il pose la question suivante : « Y a-t-il un seul établissement de l’Université où un enfant catholique puisse vivre de sa foi ? » La condamnation est minime : cent francs d’amende et les frais à payer. Le jeune orateur — il a vingt et un ans — a atteint son but ; il a porté l’affaire devant le public.

Lorsqu’en 1844 il reprend le combat dans le cadre parlementaire, il reçoit cette fois de nombreux soutiens. L’épiscopat est sorti de son silence. Il se trouve maintenant, dans les deux chambres, quelques membres assez courageux pour réclamer la liberté scolaire en faveur des parents chrétiens. Des temps nouveaux s’annoncent. « Permettez-moi de vous le dire, Messieurs, déclare notre champion à la Chambre des pairs, il s’est levé parmi vous une génération d’hommes que vous ne connaissez pas. Qu’on les appelle néo-catholiques, sacristains, ultramontains, le nom n’y fait rien. La chose existe. » Et il ajoute ces mots qui vont demeurer célèbres : « Cette génération prendrait volontiers pour devise ce que disait au dernier siècle le manifeste des généreux Polonais qui résistèrent à Catherine II : ‘Nous aimons la liberté plus que tout au monde, et la religion catholique plus encore que la liberté.’ »

Les paroles du grand orateur changent l’opinion. Bientôt la Seconde République accordera cette liberté que la Monarchie de Juillet avait refusée. La loi Falloux de 1850 sur la liberté de l’enseignement secondaire a pour origine le combat de Montalembert.
Mon second exemple est Antoine Marie Cazaux, évêque de Luçon (1897-1975). L’intervention de cet évêque en faveur de la liberté scolaire se situe dans un contexte très différent de l’époque de Montalembert. Nous sommes au début de la IVe République.
L’Église est maintenant séparée de l’État, comme l’avaient souhaité les libéraux du siècle précédent. Il existe un enseignement libre depuis les lois de 1850 et 1875. Mais cet enseignement n’est pas vraiment libre car, malgré les efforts des familles, il n’a pas les moyens de rémunérer convenablement ses maîtres. Il a besoin de l’aide de l’État, et l’État refuse de la lui donner. Mgr Cazaux mène le combat pour l’obtenir.
Les circonstances sont précisément celles-ci : en 1945 une ordonnance du gouvernement provisoire annule le décret du régime de Vichy, du 2 novembre 1941, qui accordait à l’école libre d’importantes subventions. L’Assemblée consultative provisoire refuse d’inscrire dans la nouvelle Constitution (avril 1945) l’amendement du parti démocrate chrétien (MRP) sur la liberté scolaire.
Mgr Cazaux a été nommé évêque de Luçon en 1941 à l’âge de 44 ans. Il réagit immédiatement. Dès 1945 il crée le CALS (Comité d’action pour la liberté scolaire), dont l’organisme dirigeant est composé de prêtres et de laïcs et qui entreprend une vigoureuse campagne contre la suppression de subventions gouvernementales. Des municipalités votent des subventions que les préfets annulent. La tension monte. Le 23 avril 1959 quatre grands meetings ont lieu dans l’Ouest. Avec plusieurs autres évêques, Mgr Cazaux assiste à celui de Saint-Laurent-sur-Sèvre, haut lieu de la foi vendéenne. Avec son accord M. Bouyer, président du CALS, brandit la menace du refus de l’impôt. « Acceptez-vous, demande-t-il à l’immense foule assemblée, de suspendre le paiement de vos impôts ? » Cent mille mains se lèvent. Alors Bouyer se tourne vers les évêques présents, et leur demande publiquement leur avis. « Si l’État a des droits, déclare alors Mgr Cazaux, il a aussi des devoirs. S’il est votre créancier, il est aussi votre débiteur, et il a contracté envers vous en matière scolaire de très lourdes obligations. » Et de conclure ainsi son discours : « Vous pouvez, sans offenser la loi morale, différer le paiement de vos impôts, jusqu’à ce que votre débiteur accepte d’acquitter lui-même le paiement de sa dette. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Des milliers de contribuables s’engagent dans la grève de l’impôt. Le coup porte. Les élections législatives de juin 1951 dégagent une majorité favorable à la liberté de l’enseignement. La loi Barangé votée le 21 septembre 1951 institue un compte spécial du Trésor chargé de mettre à la disposition de tout chef de famille ayant des enfants dans l’enseignement primaire, que cet enseignement soit public ou libre, une somme de mille francs par enfant et par trimestre de scolarité. C’est l’ancêtre du chèque-éducation. Peu de temps après, à la demande d’André Marie, ministre de l’Instruction publique, l’Assemblée vote l’extension des bourses à l’enseignement secondaire. En fait l’aide financière sera versée non aux parents, comme le prévoyait la loi Barangé, mais aux établissements, mais c’est tout de même une victoire importante pour la liberté scolaire.
Mon troisième exemple est le cardinal Joseph Mindszenty, archevêque d’Esztergom, prince-primat de Hongrie (1892-1975). Ce prélat est exactement contemporain de Mgr Cazaux, mais il affronte un ennemi autrement redoutable, le totalitarisme communiste.
Au début de 1948 le gouvernement hongrois tombe aux mains des communistes sous le contrôle de Moscou. En avril le ministre des cultes et de l’enseignement, Gyula Ortutays, annonce le projet du gouvernement de nationaliser les écoles confessionnelles. Aussitôt le cardinal Mindszenty proteste. Il rappelle au ministre sa déclaration du 23 février, où celui-ci disait : « Consciente de la situation sociale et historique, la démocratie hongroise ne voudra jamais retirer à l’Église ses écoles confessionnelles. » Mais Ortutays persiste dans son projet. Sous peine d’être licenciés ou soumis à des poursuites politiques, les employés des administrations, des entreprises et des usines sont obligés de signer une pétition pour la nationalisation des écoles. Des millions de Hongrois protestent, mais le 16 juin le parlement vote la loi.
Le cardinal ne s’incline pas. Il élève une protestation solennelle. À l’automne le gouvernement lance une campagne pour discréditer le primat. Le mot d’ordre est : « Nous détruirons le Mindszentysme. » On accumule les calomnies. « Mes soixante-dix-huit prédécesseurs réunis, écrira plus tard le cardinal, auront été accablés de moins de mensonges que moi. » Le 23 décembre Andras Zakar, son secrétaire, est arrêté. Drogué, transformé en épave, il accuse le cardinal de toutes sortes de crimes. Le 26 décembre, arrêté à son tour, ce dernier est livré au colonel Gabor Peter, chef de la police politique, déshabillé en public, frappé à plusieurs reprises avec une matraque de caoutchouc, parce qu’il refuse de signer une déposition fabriquée par ses accusateurs. Il passe 72 heures sans sommeil. Le 8 février 1949, après un simulacre de procès, il est condamné à la prison à perpétuité. Réfugié à l’ambassade américaine après l’échec de la révolte de 1956, il est expulsé de Hongrie en 1971.

Question — Ne pourrait-on pas également évoquer la mémoire de ceux qui ont maintenu leurs écoles malgré les difficultés, et de ceux qui ont tiré le meilleur parti de la liberté accordée ?

Certes, et je propose trois exemples, comme je l’ai fait pour les défenseurs.
Mon premier exemple est celui des Frères des écoles chrétiennes au XVIIIe siècle.
Cet institut enseignant est fondé sous le règne de Louis XIV par saint Jean Baptiste de la Salle. Dans ses « petites écoles » (enseignement primaire), il instruit gratuitement tous les enfants, ceux des riches comme ceux des pauvres, et cette innovation lui attire l’hostilité des « maîtres écrivains » qui sont des laïques et font payer leurs leçons. De plus, inversant l’ordre traditionnel, il enseigne à lire d’abord en français, ensuite en latin, et là il se heurte aux critiques d’une partie du clergé. Enfin, au XVIIIe siècle, il fonde des pensionnats où se trouve dispensé, grande nouveauté, un enseignement très moderne donnant la priorité aux sciences et aux techniques, afin de former de futurs ingénieurs.
Les Frères sont la bête noire des philosophes des Lumières, partisans – on l’oublie trop souvent – de laisser le peuple dans l’ignorance. [Voir La Révolution française, un homme nouveau et l'éducation nationale...] « II paraît essentiel, écrit Voltaire, qu’il y ait des gueux ignorants. » « Les Frères des Écoles chrétiennes, dit La Chalotais, ami de Voltaire, sont survenus pour achever de tout perdre ; ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier la lime et le rabot. » La haute administration partage les préjugés des philosophes. « L’enseignement de ces frères, écrit en 1764 le lieutenant général de la sénéchaussée de Toulon, a répandu la gratuité de l’enseignement, source d’inconvénients sentis dans tous les temps par les génies les plus éclairés. » Les Frères n’en continuent pas moins leur tâche jusqu’à la fermeture de leurs écoles en 1792 par le gouvernement révolutionnaire. Mais ils reviennent sous l’Empire, Napoléon ayant plaidé leur cause, et reprennent leur enseignement.
Mon deuxième exemple est celui de Mgr Émile Freppel, évêque d’Angers, fondateur en 1875 de l’Université catholique de l’Ouest.

Nous sommes alors dans un contexte de liberté. En 1873, la Chambre des députés réorganisant le conseil supérieur de l’Instruction publique, y fait entrer quatre évêques, dont Mgr Freppel. En 1875 elle vote la liberté de l’enseignement supérieur. Aussitôt Mgr Freppel fonde une université libre dans sa ville épiscopale avec le concours des évêques de l’Ouest.
L’ouverture solennelle a lieu le 16 novembre 1875 dans la cathédrale Saint Maurice aux accents du «  Veni Creator ». Malgré les difficultés suscitées par le gouvernement républicain issu des élections de 1876, malgré l’opposition d’une certaine presse catholique locale, qui veut voir dans cette fondation un « acte d’hostilité contre l’Université d’État », il maintient son œuvre et l’agrandit. Après la faculté de Droit créée en 1875, il met en place celle des Lettres en 1876 et celle des Sciences en 1877.

En cette même année 1877, le 18 septembre, dans son discours de Romans, Gambetta déclare la guerre aux universités catholiques. Il en existe maintenant cinq : Angers, Paris, Lille, Toulouse et Lyon. Nous devons, dit Gambetta au nom de son parti, restituer à l’Université « ce qu’on lui a arraché par surprise, la collation des grades et le droit de désigner ceux qui ne sont pas capables d’enseigner ». Mgr Freppel répond à Gambetta : « Vous-même, Monsieur, n’avez-vous pas été élève d’un petit séminaire ? » Vous parlez, lui dit-il encore, de« l’exploitation de l’ignorance », mais « vous êtes-vous jamais aperçu que l’on eût tenté cette exploitation sur votre personne ? ». Toute la presse française et étrangère publie la réponse de l’évêque d’Angers. Un éditeur obtient l’autorisation de la tirer à cent mille exemplaires.

Je veux enfin, c’est mon troisième exemple, rappeler les services rendus par les professeurs de l’enseignement libre diocésain en France depuis la suppression des écoles congréganistes en 1904 jusqu’à la loi Debré en 1959. Ces professeurs étaient en grande majorité des prêtres mais il y avait aussi quelques laïques. On comptait parmi eux beaucoup d’hommes savants et cultivés. Payés avec les médiocres salaires des directions diocésaines, tous ont fait preuve d’un grand dévouement. Les Bulletins des anciens élèves des collèges où ils ont enseigné conservent leur mémoire et font revivre leurs personnalités souvent très originales. Ils étaient pauvres, mais ils étaient libres.

Source : Liberté scolaire

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