mardi 25 septembre 2007

France – La guerre des manuels sous la IIIe République

L’historien Jacques Dupâquier, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, donne une communication sur la manière dont les manuels d’histoire, destinés à l’école primaire de la IIIe République, présentent l’Ancien régime. Il évoque les ouvrages de Paul Bert et ceux de Gustave Hervé, mais bien d’autres puisqu’il a consulté environ 80 ouvrages scolaires de l’époque.

Il rappelle les « guerres des manuels », la première dans les années 1880, et la seconde après la loi de Séparation alors que les esprits étaient encore très échauffés, dans les années 1908.

Heureusement, le Québec ne connaît pas ces polémiques et ces guerres de manuels puisque tout y est décidé par des experts éminemment neutres. Ô ! heureux pays boréal pacifique où règne le monopole du programme scolaire !

M. Dupâquier compare les récits qui précèdent l’école de Jules Ferry avec ceux qui suivirent l’expulsion des congrégations enseignantes en 1905. Il revient sur la propagande républicaine et illustre avec brio combien la caricature était grossière. La science historique est sommée de s'effacer devant l'idéologie républicaine.

Écoutez la conférence [53 minutes].

Mais laissons parler M. Dupâquier :
Plantons quelques repères chronologiques :
—  février 1880 : réforme du Conseil Supérieur de l’Instruction publique.
—  mars 1880 : bataille de l’article 7, qui se termine par l’expulsion des congrégations enseignantes non autorisées.
—  juin 1881 : gratuité de l’enseignement primaire.
—  mars 1882 : obligation scolaire et laïcité des programmes, avec exclusion des devoirs envers Dieu. Tout ceci dans un temps très court, qui se termine par la première bataille des manuels.

Jusqu’à cette date, les manuels en usage à l’école primaire étaient brefs, ternes et honnêtes. Ils s’efforçaient de comprimer l’histoire dans un cadre chronologique aussi précis que possible. Guerres et dynasties s’y succédaient d’année en année. Le contexte économique et social y était presque totalement ignoré.

Écrivains, philosophes et artistes n’apparaissaient qu’épisodiquement. Ils tenaient bien moins de place que les rois et les généraux. Cependant, après l’introduction de l’histoire comme matière obligatoire à l’école primaire (1867), les auteurs s’étaient efforcés d’adapter à un tout jeune public les recettes qui avaient fait leurs preuves dans les collèges et les lycées.

Avec le manuel que publie en 1876 Ernest Lavisse, fils spirituel de Victor Duruy et ancien précepteur du prince impérial, l’horizon s’élargit : à la faveur de récits très vivants, les paysans de l’Ancien Régime font une entrée discrète dans l’Histoire. L’hiver de 1709, par exemple, est décrit concrètement, sans jugement de valeur sur Louis XIV. Même lorsqu’il aborde des sujets plus politiques, tels que les droits féodaux, Lavisse ne se départit pas d’une certaine objectivité : les scrupules de l’historien l’emportent sur la flamme républicaine ; il cherche à expliquer, non à stigmatiser : « Au Moyen Age, le seigneur était le défenseur et le juge du paysan, dont la cabane était bâtie au pied de son château : il était juste que, dans ce temps-là, le paysan payât les services qu’il recevait de son seigneur. Il les payait en argent ou en travail : ce travail s’appelait la corvée. Mais, du temps de Louis XV, les seigneurs ne défendaient plus le paysan ; ils ne lui rendaient plus la justice ; ils ne résidaient même pas sur leurs terres. Les paysans supportaient donc impatiemment les droits féodaux ».

Quatre ans plus tard s’ouvrait la grande querelle scolaire. Les scrupules et les honnêtetés de l’historien allaient être balayés par l’idéologie progressiste, grâce à l’introduction de l’instruction civique dans les programmes, en vertu de la loi du 28 mars 1882.
Cette grande querelle scolaire débute avec les manuels de Steeg et de Paul Bert. Deux exemples de caricature d'autant plus choquants que leurs rédacteurs... n'étaient pas historiens.
Le manuel de Steeg dresse un tableau saisissant de la France à la veille de la Révolution : « Depuis des siècles, la France gémissait sous le joug des rois et des seigneurs. Ils étaient les maîtres, et le peuple n’avait aucun droit ; il travaillait pour eux, il payait toutes leurs dépenses, il était foulé aux pieds, et souvent il mourait de faim. On disait de lui qu’il était taillable et corvéable à merci, c’est-à-dire que ses maîtres pouvaient lui imposer, à leur volonté, toutes les corvées et toutes les contributions imaginables, qu’on appelait la taille, le cens, la gabelle, la dîme, etc. Quand il ne voulait pas travailler pour les seigneurs, on le battait, on le jetait en prison. Quand il ne pouvait plus payer les lourds impôts qui l’écrasaient, on vendait la maison, les outils, et on jetait les pauvres gens dehors, dans les bois où ils se nourrissaient d’herbe. Soumis à tous les caprices de ses maîtres, le peuple ne jouissait d’aucune liberté, il ne pouvait ni suivre la religion qui lui convenait, ni diriger les affaires de sa ville ou de son village, ni exercer les métiers qu’il lui convenait ».
ou encore (chez Paul Bert qui n'avait aucune formation d'historien)
L’auteur y développe l’exemple d’un village imaginaire qui aurait eu pour seigneurs l’abbé de Saint-Gildas et le baron de Saint-Yrieix : « Là-haut était le couvent, habité par six moines qui passaient leur vie à prier, à se promener, à surveiller les travaux de leurs serfs, à recevoir les produits et redevances. Monsieur l’abbé, lui, ne venait pas souvent ; il était à Versailles à s’amuser avec son frère le baron. Les moines avaient bien plus qu’il ne leur en fallait pour vivre ; aussi étaient-ils aussi gros et gras que leurs paysans étaient décharnés...
Au plus haut niveau de l'État, le mensonge volontaire est loué. Jules Ferry affirme ainsi qu'il n'y a pas de neutralité politique dans l'enseignement :
En revanche, sur la vision manichéenne de l’Histoire, opposant l’Ancien Régime à la France contemporaine issue de la Révolution, Jules Ferry reste intransigeant : « Messieurs, dit-il au duc de Broglie, nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, non plus que la neutralité politique ».

Dès lors, encouragés par l’engagement du ministre, la plupart des auteurs de manuels s’engouffrent dans la brèche : ils mettent l’Histoire au service de l’instruction civique, et celle-ci est conçue comme l’exaltation de l’œuvre de la Révolution : jadis tout était noir, aujourd’hui tout est rose. Autrement dit, en 1789, on serait passé de la nuit au jour, de l’ombre à la lumière.

Il s’agit, écrivent deux auteurs à succès, J. Guiot et F. Mane, dont le manuel sera tiré à 600 000 exemplaires, « de faire des élèves des hommes de progrès, de bons et sincères républicains, d’excellents Français, qui seront convaincus de la grandeur de l’œuvre accomplie par la Révolution française et continuée par la Troisième République. Leur objectif n’est pas de faire comprendre, mais de faire bien penser ». Deux autres auteurs, Gauthier et Deschamps le disent explicitement dans la présentation de leur manuel : « Des idées, des jugements fournis aux élèves dans la leçon aussi bien que dans les exercices d’intelligence et de réflexion qui accompagnent la leçon, font de l’Histoire autre chose qu’un entassement de dates et de noms, oubliés aussitôt qu’appris ; ils en font un livre qui apprend à bien penser et à bien juger ».
« Bien penser », plutôt que comprendre. C'est le but de l'instruction civique qui déborde sur l'histoire.
Ainsi s’annonce une seconde querelle des manuels. En attendant triomphe encore le Catéchisme républicain. Il s’agit, écrivent deux auteurs à succès, J. Guiot et F. Mane, « de faire des élèves des hommes de progrès, de bons et sincères républicains, d’excellents Français, qui seront convaincus de la grandeur de l’œuvre accomplie par la Révolution française et continuée par la Troisième République. Leur objectif n’est pas de faire comprendre, mais de faire bien penser ». Deux autres auteurs, Gauthier et Deschamps le disent explicitement dans la présentation de leur manuel : « Des idées, des jugements fournis aux élèves dans la leçon aussi bien que dans les exercices d’intelligence et de réflexion qui accompagnent la leçon, font de l’Histoire autre chose qu’un entassement de dates et de noms, oubliés aussitôt qu’appris ; ils en font un livre qui apprend à bien penser et à bien juger ».
Pour conclure, M. Dupâquier signale que :
Des débats, il ressort [en 1909] cependant que de nombreux manuels laïques avaient passé la mesure. Des modérés s’inquiètent. Ferdinand Buisson suggère de constituer une commission de spécialistes pour examiner et amender les manuels. Aristide Briand, président du Conseil, accorde aux parents le droit de formuler des remarques sur les manuels qui choqueraient leur convictions morales et religieuses. En revanche, il refuse de les associer au choix des manuels qui restera du ressort des enseignants et des recteurs.

Or, cent ans après, avec le recul nécessaire, il nous apparaît que la ligne de front passait en réalité, non entre la droite et la gauche, mais en plein milieu du camp laïque, opposant une poignée d’enseignants pacifistes – parfois anarcho-syndicalistes – à la grande masse des instituteurs, qui n’avaient pas toujours reconnu la ligne invisible qui séparait patriotisme et nationalisme. L’« École sans Dieu » avait un dieu : la patrie, et elle était bien loin d’avoir perdu ses fidèles.
La conférence disponible ici en texte intégral.

Écoutez la conférence [53 minutes].

Le débat qui eut lieu après cette conférence est consigné ici.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci beaucoup pour ce texte.

Ah, si seulement des universitaires québécois la même chose, ils préfèrent les honneurs et d'être invités comme expert par le Monopole et ne font donc pas de vague.

Pauvre Québec!

Ian Marquette a dit…

Tout d'abord, je dirais à la lecture du commentaire de taureau qui est encore une fois plutôt court et avec très peu de nuances ... avez vous un problème avec la scolarité postsecondaire sur ce site ?

Parce qu'au fil des messages j'ai senti à plusieurs reprises un grand intérêt pour les questions touchant le secondaire, mais bien peu pour l'enseignement postsecondaire ou plutôt la poursuite des études dans des institutions postsecondaire et souvent des propos très dur dans lesquels figurait le mot "universitaire" ou une variante.

Les institutions d'enseignement universitaires permettent d'acquérir beaucoup de connaissances dans divers domaines. C'est l'endroit également ou l'on augmente nos connaissances par une composante de recherche importante. C'est donc à mon sens un endroit privilégié pour une personne qui veut approfondir sa connaissance d'un domaine.

Au bout du compte est-ce que cela expliquerait le peu d'intérêt lorsque je pose la question mais combien de mennonites poursuivent leurs études, combien vont en science , comment ceux-ci performent-ils, et le fait qu'ils n'obtiennent pas de diplome n'est pas une façon de diminuer leur liberté de choix ?


À mon sens un individus qui voudrait discuter l'excellence ou non d'établissements d'enseignement secondaire ne pourrait pas passer à coté de la question de la poursuite des études au cégep ou à l'université. Il ne pourrait pas passer à coté de la question de la préparation des étudiants à ces cycles d'études.


Pour le texte plus particulièrement on dit
"Heureusement, le Québec ne connaît pas ces polémiques et ces guerres de manuels puisque tout y est décidé par des experts éminemment neutres. Ô ! heureux pays boréal pacifique où règne le monopole du programme scolaire !"

Tout d'abord encore ce qui pourrait être qualifié de mépris des universitaires ...

À mon sens, cet extrait constitue une simplification outrancière du processus du choix du programme et des manuels.
Il doit bien sur y avoir des discussions et probablement des désaccords sur plusieurs aspects des programmes et des manuels.

Pour ce qui est de la neutralité comme vous avez déjà avancez que personne n'est neutre ...

Vous utiliseriez quoi comme méthode de sélection des manuels ?


Une discussion entre plusieurs personnes qui ont effectivement des compétences, des études universitaires et à coeur les étudiants et leur réussite scolaire... n'est pas un moyen de d'atténuer cette non neutralité que vous jugez universelle ?

De plus, l'enseignant possède également une certaine liberté dans son enseignement.

Ian Marquette a dit…

J'aurais des questions à poser ...

En tenant compte du fait que ce site dit des choses très dures sur l'ensembles des étudiants québecois sans faire de nuances aucunes et sans même véritablement tenter de comprendre certaines remarques que j'ai pu amener par exemple sur le taux de décrochage et le nombre réel de gens qui termine effectivement leur formation. En fait, c'est des propos très durs sur l'idée même de société, d'état et de vivre ensemble.

Que l'idée de préparation à une formation postsecondaire ne semble pas être un critère d'excellence non plus pour un institution secondaire. Ce qui bien honnetement n'a dans mon esprit aucun sens ... comment peut-on parler "d'excellence" de "médiocrité" sans même évoquer cet aspect de la fréquentation aux établissements d'enseignements supérieurs.

Que la question du créationisme en terme de Terre jeune a été systématiquement évité. Est-ce que pour ces gens la Terre a oui ou non 5700 ans ? et est-ce cela qui est enseigné aux enfants ?

Que l'on semble mélanger croyance fondées sur des témoignages mystique et méthode scientifique

et qu'au bout du compte c'est vous qui êtes venu sur mon blogue lors de textes concernant les mennonites ...

Alors est-ce que ce blog ou son auteur est en lien direct avec cette communauté ou une autre ... une affiliation religieuse quelconque ? Parce que j'ai l'impression que l'on se sert d'un argumentaire sur la liberté d'enseignement, l'excellence dans l'enseignement pour au bout du compte en venir qu'à la liberté religieuse d'endoctriner les enfants.

Vous n'êtes pas revenu sur ce texte ou l'on disait en fin de compte que l'on méritait de disparaitre du à notre non croyance. Écoutez cela à mon sens est près d'un propos haineux.


Vous êtes quand même responsable des propos surtout que c'est vous qui acceptez les messages.

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Lors d'une récente entrevue qui discutait des mennonites j'en suis venu à me poser d'autres questions.

Au fait, on parle beaucoup du français sur ce blogue ... en m'informant j'ai cru comprendre que l'instruction des jeunes mennonites se faisait en anglais. Est-ce vrai ? Si oui

En fait, comment pouvez vous dire que ces étudiants mennonites sont supérieurs dans les matières de bases qui pour vous semble être réduite au francais ( et les math et la sciences dans tout cela?) si ces gens ne semblent pas voir cette langue à l'école ou peut être de façon limité ?

Aussi une phrase m'est revenue on dit "L'école accueille 11 enfants âgés entre 6 et 13 ans"

L'école n'accueille pas des enfants plus agé car il n'y en a pas dans la communauté ou ils vont ailleur ? ou est-ce que la fin de la scolarité de ces jeunes après cet age ?

Pour une école libre a dit…

Ian Marquette a écrit :

> avez vous un problème avec la scolarité postsecondaire sur ce site ?
>
> Parce qu'au fil des messages j'ai senti à plusieurs reprises un grand
> intérêt pour les questions touchant le secondaire, mais bien peu pour
> l'enseignement postsecondaire ou plutôt la poursuite des études dans
> des institutions postsecondaire et souvent des propos très dur dans
>lesquels figurait le mot "universitaire" ou une variante

La réponse est relativement simple : il y a liberté universitaire. L'enseignement n'est pas obligatoire et le choix de l'institution et du programme est libre, on peut même aller assez facilement étudier ailleurs dès qu'on est étudiant.

Or, vous aurez remarqué que ce site est pour une école libre, pas une
université libre, parce que le Monopole sévit à l'école.

Pour une école libre a dit…

Ian Marquette nous disait :

>Lors d'une récente entrevue qui discutait des mennonites
>j'en suis venu à me poser d'autres questions.

J'ai dû rater ça, de quoi s'agissait-il ?


>Au fait, on parle beaucoup du français sur ce blogue...
>en m'informant j'ai cru comprendre que l'instruction des
>jeunes mennonites se faisait en anglais. Est-ce vrai ? Si oui

Si oui, quoi ?

Pour la réponse : ça dépend de la langue des parents. Et plus le temps passe, plus ces parents connaissent le français et sont prêts à voir leurs enfants être instruits dans cette langue. C'est ce qu'ils ont fait dans l'Ouest pour passer de l'allemand à l'anglais... Évidemment, c'est pas en les chassant qu'ils apprendront le français ou auront beaucoup de respect pour les Québécois intolérants (les "laïques").

>En fait, comment pouvez vous dire que ces étudiants mennonites sont supérieurs
>dans les matières de bases

Parce qu'ils passent des tests standardisés (déjà mentionné ailleurs, le CTBS http://www.assess.nelson.com/group/ctbs-khs.html).

>qui pour vous semble être réduite au francais ( et les math et la sciences dans tout cela?)

Inclus, lisez !

>si ces gens ne semblent pas voir cette langue à l'école ou peut être de façon limité ?

Je ne comprends pas, ils sont surtout testés en anglais (ceux qui apprennent le français au Québec suivent un programme par correspondance *officiel* français, mais pas québécois).

>Aussi une phrase m'est revenue on dit "L'école accueille 11
>enfants âgés entre 6 et 13 ans" L'école n'accueille pas des
>enfants plus agé car il n'y en a pas dans la communauté
>ou ils vont ailleur ? ou est-ce que la fin de la scolarité
>de ces jeunes après cet age ?

1) Il n'y en a pas de plus de 13 ans et de moins de 16 ans (c'est une petite et jeune assemblée, mais elle va simplement aller grossir d'autres communautés, merci Québec, je signale qu'on manque de bras dans la région...)

2) l'obligation scolaire est fixée à 16 ans...au Québec

La plupart (mais pas tous) ne vont pas plus loin et vous savez quoi , monsieur le doctorant ? Ils ne s'en tirent pas plus mal. Visitez leurs fermes, leurs entreprises, leurs maisons. Vous seriez bien surpris par leur relatif confort (bien qu'ils ne sont pas matérialistes pour penser que la réussite se mesure à cette aune).

Quelques-uns vont plus loin et à Roxton Falls une des dames étaient d'ailleurs une infirmière diplômée. Bye bye Québec.

Laissez-les vivre, scrogneugneu !