dimanche 25 novembre 2018

On devient vite accro aux applications linguistiques, mais elles ne sont pas très efficaces


Plusieurs parents qui instruisent leurs enfants à la maison utilisent des applications informatiques pour apprendre une langue étrangère. Nous avons donc trouvé qu’un article récent de The Atlantic sur le sujet pourrait leur être utile. Extraits traduits ci-dessous.

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Pendant la majeure partie de l’année précédente, j’avais assisté religieux à mes rencontres quotidiennes d’une quinzaine de minutes avec l’application d’apprentissage de langues Duolingo. Je l’ai utilisée dans le train, en traversant la ville, alors que passaient les bandes-annonces au cinéma. Je préparais mon voyage à Rome à la fin du printemps et j’ai toujours pensé que profiter à plein d’un pays, il faut essayer de se mettre à la langue de celui-ci.

Mais j’avais une autre raison de m’accrocher : Duolingo crée une dépendance. Cela m’a aidé à me fixer des objectifs quotidiens, puis à prononcer des phrases simples. Parfois, il fallait que je dise une phrase en italien (ce que j’ai toujours fait correctement, si j’en crois Duolingo). Mais le plus souvent, Duolingo m’a demandé de traduire des phrases et des bouts de phrases de l’italien en anglais, ou inversement, en me proposant des réponses à choix multiples. Aucun exercice fastidieux de grammaire ou de vocabulaire — je devais apparemment assimiler ce genre de choses grâce à des phrases de plus en plus variées, complexes et intéressantes.

Duolingo m’a constamment félicité pour avoir répondu correctement plusieurs fois de suite, pour avoir terminé une partie de la leçon de la journée, pour avoir corrigé erreurs d’inattention. La fin d’une leçon était marquée d’une célébration numérique complète avec des coffres au trésor dont les couvercles enthousiastes s’ouvraient et se fermaient pour m’applaudir. L’application m’a tenu au courant de mes progrès au moyen de divers systèmes de points et a utilisé des notifications par courriel et par téléphone pour m’inciter à tenir le rythme, en faisant même le pari à l’aide de points que je ne parviendrais pas à tenir le rythme pendant une autre semaine. Quel pigeon j’ai été ! Je suis devenu riche en points sans valeur alors que je les considérais comme précieux.

Je ne suis pas un polyglotte sérieux, mais je me suis déjà frotté à demi-douzaine de langues de presque toutes les façons dont il est possible de les apprendre : salle de classe, tuteur, manuel, enregistrements audio, fiches de vocabulaire, logiciels, etc. Apprendre les langues a toujours été une corvée — jusqu’à ce que je mette à Duolingo. J’attendais avec impatience la prochaine leçon. Et j’apprenais l’italien ! Je traversais ma maison avec confiance en parlant de cacher un couteau dans ma botte, alors qu’il fallait rendre mon mémoire de maîtrise, et de l’importance d’écouter la volonté du peuple. Bon, c’est vrai, les phrases de Duo Lingo portent parfois sur des sujets étranges. […]

Une semaine avant notre départ pour Rome, mon épouse, Laurie, m’a mis à l’épreuve. Tu es à l’aéroport de Rome, me dit-elle, et tu veux aller au centre-ville ; que dirais-tu ? Je restai bouche bée. Des mots et des phrases me traversaient l’esprit, mais sans utilité. Laurie a opté pour le scénario du restaurant : « Auriez-vous une table pour quatre ? » « Je voudrais deux verres de vin rouge. » Je savais que j’avais vu tous les morceaux dans les phrases de Duolingo. Mais j’étais absolument incapable de me les rappeler et de les rassembler.

Pris de panique, j’ai démarré Duolingo et j’ai presque immédiatement vu le problème. L’application avait fait de moi un maître de l’italien à choix multiples. Avec un tas de mots parmi lesquels choisir, je parvenais à produire correctement de véritables communiqués. Mais sans ce souffleur informatique, je restais muet, même dans les situations les plus élémentaires, comme le touriste américain moyen. Et cela malgré plus de 70 heures d’études.

[…]

Mais j’avais encore une semaine. Je me suis procuré un livre d’autoapprentissage, un recueil d’expressions utiles aux touristes et un dictionnaire de poche, et j’ai commencé à potasser, à bachoter. Une chose amusante s’est produite : j’ai vite appris ce que Duolingo n’avait pas réussi à faire : la grammaire, le vocabulaire et, surtout, la capacité de participer à des conversations simples dans des situations typiques. J’avais cru que les heures passées avec Duolingo m’apportaient quelque chose d’utile. L’application m’avait exposé à un vocabulaire considérable ; je n’ai plus eu besoin que de peu de répétitions avec ces livres pour me souvenir des mots. Apprendre la conjugaison des verbes était également un jeu d’enfant.

À la fin, je me suis plutôt bien débrouillé à Rome, prenant part à une semi-conversation simple et décousue au cours de la plupart de mes rencontres. Était-ce ce que l’application était censée faire ?
Récemment, j’ai contacté Luis von Ahn, cofondateur et PDG de Duolingo, pour lui demander si mon expérience était typique. Je m’attendais à ce qu’il se montre défensif quand je lui dirai que j’avais eu besoin d’utiliser des livres pour acquérir les compétences de conversation que j’avais espéré acquérir avec Duolingo. Mais au lieu de cela, il a ri et m’a dit que l’application avait fait exactement ce pour quoi elle avait été construite. « Le plus gros problème que rencontrent les personnes qui essaient d’apprendre une langue par eux-mêmes est leur manque de motivation pour persévérer dans l’apprentissage », m’a-t-il dit. « C’est pourquoi nous faisons beaucoup d’efforts pour les garder intéressés. »

Duolingo est essentiellement le résultat d’une participation collaborative. Des bénévoles ont assemblé une grande partie du contenu pédagogique et le comportement des 27,5 millions d’utilisateurs actifs par mois est analysé en permanence pour déterminer quels exercices, quelles phrases et quelles techniques permettent une meilleure adhésion et un apprentissage plus rapide. Le défi, m’a dit von Ahn, est que ces deux mesures ont tendance à être contradictoires : rendre les leçons plus difficiles accélère de manière fiable l’apprentissage, mais elles augmentent également les taux de décrochage. « Nous préférons être plus addictifs que rapides » [note du carnet : ou même efficaces ?], a-t-il expliqué. « Si quelqu’un abandonne, son taux d’apprentissage est de zéro. »

Cet accent mis sur la rétention des utilisateurs explique en partie pourquoi Duolingo est de loin l’application linguistique la plus populaire aux États-Unis. Dans d’autres pays, souligne von Ahn, l’apprentissage d’une langue est souvent crucial pour la communication avec leurs compagnons et leurs familles et pour leur travail ; apprendre l’anglais, en particulier, peut être un moyen de sortir de la pauvreté. « Aux États-Unis, environ la moitié de nos utilisateurs ne sont même pas vraiment motivés à apprendre une langue étrangère ; ils veulent juste passer le temps sur autre chose que Candy Crush », d’ajouter von Ahn.

Joey J. Lee, directeur du Laboratoire de recherche sur les jeux de l’Université de Columbia, a réalisé une étude de 50 applications langagières en 2016, m’a dit qu’il soupçonnait la dépendance d’outils tels que Duolingo avait plus à voir avec les modèles économiques qu’avec l’apprentissage des langues. Selon lui, la plupart des applications échouent plus particulièrement au niveau de la « pragmatique » de la langue. « Il s’agit de l’apprentissage basé sur la réalité : vous êtes au restaurant, vous passez un entretien, vous attendez un bus », a-t-il expliqué. « Cet aspect manque la plupart du temps dans les applications. »

Cela me semblait juste. Geoff Stead, responsable des produits chez Babbel, une application linguistique concurrente, s’est fait l’écho de cette affirmation. « Ce qui aide le plus à apprendre une langue, c’est quand on est plongé dans une situation et qu’on a du mal à parler », m’a-t-il dit. « Notre approche consiste à vous aider à avoir la confiance nécessaire pour parler dans ces situations et à vous y rendre le plus rapidement possible. »

Quand on considère que la base d’utilisateurs de Babbel est environ 15 fois plus petite que celle de Duolingo, ce « dépatouillage » est apparemment moins addictif que la traduction de phrases à choix multiples. (En outre, Babbel n’offre pas de version gratuite de son application, contrairement à Duolingo.) Mais cette approche a de réels avantages, d’insister Geoff Stead. La plupart des leçons de Babbel, explique-t-il, visent à donner aux utilisateurs la possibilité de se débrouiller dans des contextes sociaux (rencontrer des gens, voyager, commander de la nourriture et des boissons), ce qui a tendance à susciter l’intérêt d’apprendre davantage. « Une fois que nous avons démarré, nous introduisons des techniques d’apprentissage cognitives plus classiques », a-t-il déclaré, telles que davantage de vocabulaire et de grammaire.

Mon problème serait donc que je suis un type pragmatique vivant dans un monde de Candy Crush. Mais si j’avais préféré le côté pratique de Babbel à l’attrait conçu par collaboration de Duolingo, aurais-je passé suffisamment de temps avec l’application pour en retirer ce que j’ai obtenu d’un peu plus de mes 70 heures avec Duolingo ?

À l’avenir, je n’aurai peut-être pas à choisir. Duolingo a déployé de nouvelles fonctionnalités (notamment des baladodiffusions, des interactions sociales entre utilisateurs et des récits basés sur les personnages), qui visent à augmenter son pragmatisme linguistique ainsi que son addictivité. Lee prédit que les applications linguistiques intégreront également à terme des robots conversationnels munis d’intelligence artificielle qui engageront la conversation et guideront les utilisateurs dans des conversations réalistes. (Microsoft en propose un appelé Microsoft Learn Chinese, mais je l’ai essayé et cela me semblait bogué.)

Mais je retiens également la leçon de prudence de Tom Roeper, professeur de linguistique à l’Université du Massachusetts, qui étudie l’acquisition des langues étrangères. Roeper m’a dit que les applications ne sont pas près de rattraper deux avantages essentiels d’un enseignant humain : la capacité de retenir l’attention d’un étudiant et d’adapter continuellement une leçon aux progrès, aux difficultés et aux intérêts de chacun. « Il existe toute une série de facteurs contextuels dans l’apprentissage des langues », a-t-il ajouté. « Il sera difficile pour une application de toutes les prendre en compte. »

Mais voilà, un instructeur n’est pas toujours disponible quand vous avez un peu de temps libre.