vendredi 5 octobre 2018

La chute de Rome a bien eu lieu

Dans un livre paru il y a plus de trente ans, l’historien allemand Alexander Demandt avait recensé la totalité des théories permettant d’expliquer la chute de l’Empire romain. Il arrivait à un total assez surprenant de 210 hypothèses !

Certaines relevaient d’explications sérieuses : le déclin de la ville de Rome, les problèmes économiques ou fiscaux, la corruption politique… autant d’idées qui restent encore au centre des recherches de nombreux historiens. D’autres relevaient davantage de la sociologie : la chute de l’empire s’expliquerait ainsi par l’émancipation des femmes, par le relâchement des mœurs ou encore par l’influence de religions comme le judaïsme ou le christianisme. Enfin, d’autres thèses plus farfelues étaient avancées comme les épidémies, l’abandon des terres ou encore le changement climatique… Avec ces explications multiples, l’histoire de la chute de Rome nous apparaît ainsi sans fin. Faisant les choux gras des éditeurs, le sujet est d’autant plus prégnant qu’il règne aujourd’hui comme une atmosphère de fin d’époque ou de décadence relayées non seulement dans la presse, la production éditoriale mais aussi dans ces arènes plus passionnées que passionnantes que sont les réseaux sociaux.

Aujourd’hui, deux thèses s’affrontent principalement : celle qui se situe dans la lignée de l’historien Henri Irénée Marrou ou plus récemment de Peter Brown, estime qu’il existe une antiquité tardive et que la transition vers le monde médiéval occidental se fit sur le temps long. On la retrouve aussi dernièrement dans le livre de Bertrand Lançon, La Chute de Rome, une Histoire sans Fin (Perrin). L’autre thèse est celle développée récemment par le livre de Michel de Jaeghere, Les derniers jours (Belles Lettres/Perrin Tempus). L’auteur y explique que la chute de Rome est identifiée dans le temps, qu’elle provoqua la fin d’une civilisation, le passage d’un monde à un autre. Il est interrogé par Christophe Dickès.

Michel de Jaeghere évoque les différences (quasiment symétriques) entre les invasions germaniques et les invasions arabes dans l’Empire romain.

Éric Zemmour dans son dernier ouvrage, Destin français, résume ces différences soulignées par Michel de Jaeghere :


Francs et Arabes se comprennent sans se parler parce qu’ils se ressemblent : ils sont tous deux des envahisseurs, des conquérants ; des tribus militarisées qui ont la guerre comme métier et le pillage comme instrument. Ils sont des briseurs de mythes ; ils ont détruit la Rome éternelle ; l’empire d’Occident pour les uns, l’empire d’Orient pour les autres. Mais là s’arrêtent leurs similitudes. Comme l’explique l’historien britannique Bryan Ward-Perkins, la conquête arabe fut si rapide et efficace que l’essentiel des structures économiques des terres conquises resta intact ; les incursions des Barbares venus de Germanie furent moins décisives, les Romains résistèrent plus longtemps ; l’économie de l’empire d’Occident s’effondra. Mais la différence ne s’arrête pas là. Les Arabes avaient dans leurs bagages les biens qu’ils jugeaient les plus précieux : un Dieu — Allah —, une loi — le Coran —, une langue — l’arabe. Leur Dieu leur avait donné la victoire ; et ils imposèrent leur loi et leur langue aux populations conquises, qui finirent par se vouloir héritières des peuples qui les avaient soumises. Une assimilation parfaite. L’empire d’Orient fut culturellement recouvert par l’Islam, comme l’avait été avant lui l’Égypte ancienne. En Occident, en revanche, Francs et Germains n’avaient ni religion, ni langues communes, ni droits puissants. Ils se convertirent au christianisme, même si certains s’entichèrent d’une version hérétique — et adoptèrent le latin pour la culture et l’administration.

Les Sarrasins firent traduire les textes grecs et romains en langue arabe, tandis qu’une partie des Francs, à la cour de Charlemagne, parlaient latin et redécouvraient avec délectation les textes anciens. Les rois germains s’inscrivaient dans la « continuité » avec Rome, alors que les conquérants arabes suivaient une stratégie de rupture. Henri Pirenne avait tout dit et tout compris : « Tandis que les Germains n’ont rien à opposer au christianisme de l’Empire, les Arabes sont exaltés par une foi nouvelle. C’est cela et cela seul qui les rend inassimilables […]. Islam signifie résignation ou soumission à Dieu et musulman veut dire soumis. Allah est un et il est logique que tous ses serviteurs aient pour devoir de l’imposer aux incroyants, aux infidèles. Ce qu’ils proposent, ce n’est pas comme on l’a dit, leur conversion, mais leur sujétion. C’est cela qu’ils apportent. Ils ne demandent pas mieux, après la conquête, que de prendre comme un butin la science et l’art des infidèles ; ils les cultiveront en l’honneur d’Allah. Ils leur prendront même leurs institutions dans la mesure où elles leur sont utiles. Ils y sont poussés d’ailleurs par leurs propres conquêtes. Pour gouverner l’empire qu’ils ont fondé, ils ne peuvent plus s’appuyer sur leurs institutions tribales ; de même les Germains n’ont pu imposer les leurs à l’Empire romain. La différence est que partout où ils sont, ils dominent. Les vaincus sont leurs sujets, payent seuls l’impôt, sont hors de la communauté des croyants. La barrière est infranchissable ; une fusion ne peut se faire entre les populations conquises et les musulmans*. »

Là où les Arabes arabisent, les Germains se romanisent. Là où les Arabes islamisent, les Germains se convertissent. Chacun se fait une conception différente de sa victoire, de sa conquête, de sa mission, faisant de son aire respective une terre étrangère et hostile à l’Autre : « Chez les Germains, le vainqueur ira au vaincu spontanément. Chez les Arabes, c’est le vaincu qui ira au vainqueur et il ne pourra y aller qu’en servant comme lui Allah, en lisant comme lui le Coran, donc en apprenant la langue qui est la langue sainte en même temps que la langue maîtresse […]. Le Germain se romanise dès qu’il entre dans la Romania. Le Romain au contraire s’arabise dès qu’il est conquis par l’Islam […]. En se christianisant, l’Empire avait changé d’âme, si l’on peut dire ; en s’islamisant, il change à la fois d’âme et de corps. La société civile est aussi transformée que la société religieuse. Avec l’Islam, c’est un nouveau monde qui s’introduit sur les rivages méditerranéens où Rome avait répandu le syncrétisme de sa civilisation. Une déchirure se fait jusqu’à nos jours. Aux bords du Mare nostrum s’étendent désormais deux civilisations différentes et hostiles. […] La mer qui avait été jusque-là le centre de la chrétienté en devient la frontière. L’unité méditerranéenne est brisée. » (H. Pirenne)

* Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, PUF, 1937.


L’invité : Michel de Jaeghere est journaliste, directeur du Figaro Histoire et du Figaro HS. Auteur de plusieurs ouvrages, son œuvre d’historien se distingue notamment par son travail sur la Chute de Rome : Les derniers jours (Belles Lettres – Tempus). Il a aussi publié La compagnie des Ombres (Belles Lettres), une compilation de ses articles, études et éditoriaux consacrés à l’histoire.



Attention, la vidéo ci-dessous est une reprise de l’enregistrement audio. l’image est donc fixe.