mardi 5 août 2014

Les chrétiens du IVe siècle, des persécuteurs comme les païens avant eux ?

Un collectif d’historiens, dirigé par Marie-Françoise Baslez, fait la part des réalités et des légendes dans l’histoire des violences religieuses du IVe siècle.

Voltaire avait statué, dans son Dictionnaire philosophique, à l’intention de l’intelligentsia de son temps : Constantin avait bien pu proclamer la liberté de religion dans son édit de Milan (313) ; lui et ses successeurs n’avaient rien eu de plus pressé que de persécuter les religions concurrentes d’un christianisme devenu triomphant. L’entreprise les avait occupés au point qu’elle leur en avait fait perdre le sens des devoirs de leur charge et les avait conduits à négliger la défense des frontières face aux incursions des Barbares.

La caricature a traversé les siècles. Elle inspire encore aujourd’hui documentaires et œuvres de fiction. Elle a été relayée par un courant historiographique que le spectacle du fondamentalisme musulman a conduit depuis 2001 à populariser l’idée d’une violence intrinsèque aux monothéismes, et plus généralement, à toutes les religions fondées sur une communauté de foi.

Dans une veine similaire, le philosophe Georges Leroux, un des pères du cours d’éthique et de culture religieuse, avait écrit en oubliant sans doute la Première Guerre mondiale, le nazisme et le stalinisme : « Alors que la période prémoderne se caractérisait par la recherche de l’hégémonie religieuse et par le prosélytisme qui conduisit l’Europe aux guerres les plus meurtrières de son histoire, la période moderne se caractérise par la sécularisation, la tolérance et le respect mutuel dans l’aire occidentale. » (page 24 de son Rapport d’expert présenté dans la requête Suzanne Lavallée et Daniel Jutras relative au programme d’éthique et culture religieuse, février 2009). Il assènera la même assertion dans son expertise remise dans l’affaire Loyola c. le Monopole de l’Éducation du Québec qui s’est également rendue jusqu’en Cour suprême du Canada et dont on attend avec impatience la décision.

Spécialiste de l’Orient hellénistique et du christianisme primitif (elle est l’auteur d’une biographie de Saint Paul, aux éditions Pluriel), professeur d’histoire des religions de l’Antiquité à la Sorbonne, Marie-Françoise Basiez avait consacré en 2007 à la question des persécutions durant l’Antiquité une somme couronnée par le prix Chateaubriand (Les Persécutions dans l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, chez Fayard). Elle a réuni aujourd’hui une équipe pluridisciplinaire pour ouvrir à nouveaux frais le dossier des persécutions dont se seraient rendus coupables les chrétiens. Privilégiant l’étude de cas, la contextualisation des sources, la confrontation méthodique des témoignages littéraires avec les découvertes de l’archéologie, Chrétiens persécuteurs, le recueil qui en réunit les contributions, offre, en dépit du caractère unilatéral de son titre, un antidote aux généralités marquées du sceau de l’anachronisme en même temps qu’un tableau tout en nuances de l’histoire religieuse d’un siècle charnière.

Le Figaro Histoire a rencontré Mme Baslez, nous en reproduisons les grandes lignes. Nous tenons à préciser qu’il faut se garder, notamment, de confondre des hommes de pouvoir qui se disent chrétiens, parfois par opportunisme, et le christianisme véritable.

Question – Votre titre reprend à son compte le paradoxe de Voltaire, selon lequel, à peine réchappés des persécutions dont ils avaient été victimes, les chrétiens seraient eux-mêmes devenus persécuteurs des païens. S’agissait-il dans votre esprit d’illustrer ce paradoxe ou de le mettre à l’épreuve des faits ?

Mme Baslez – Nous sommes surtout partis du choc provoqué chez ceux qui l’ont vu par un film récent, Agora, qui retraçait l’histoire d’Hypatie, cette philosophe païenne lynchée dans les rues d’Alexandrie en 415. Le film désignait en effet le patriarche Cyrille comme l’instigateur du crime et faisait des parabalani, cette confrérie chrétienne chargée de soigner les pauvres, les exécuteurs de ses basses œuvres, dans un climat d’intolérance exacerbé.

Scène du film Agora d'Alejandro Amenabar (2009) qui raconte de façon romancée l'histoire d'Hypatie, philosophe païenne lynchée à Alexandrie au Ve siècle
Notre titre est évidemment provocant, et il aurait sans doute été plus clair en le dotant d’un point d’interrogation. Nous avons en effet voulu partir du préjugé qui nous a paru dominant, et dont ce film donnait l’illustration, préjugé selon lequel, en dépit de la tolérance proclamée en principe par Constantin en 313, dans son fameux édit de Milan, les chrétiens seraient devenus persécuteurs dès qu’ils en auraient eu les moyens. La christianisation du monde romain avait-elle été pacifique ou violente ? L’âpreté des luttes religieuses de l’époque était-elle liée à la romanité, aux mœurs de l’Antiquité tardive ou à la nature propre du christianisme ? Notre équipe pluridisciplinaire, qui compte aussi bien dans ses rangs des historiens de Rome que des professeurs de littératures anciennes, des juristes, des spécialistes de Byzance, du judaïsme ou du christianisme, s’est donné l’objectif de faire justice des idées reçues en passant les faits au crible de la critique historique.

Comment définir ce qu’est une persécution ?

– Il s’agit au départ d’un terme juridique désignant les poursuites ordonnées lors d’une instruction judiciaire. Il a été utilisé par les chrétiens au IIe siècle pour dénoncer l’injustice de la répression dont ils faisaient l’objet de la part des autorités romaines. Le terme a dès lors été marqué d’une connotation subjective, exprimant le ressenti des victimes. L’historien ne peut évidemment se contenter de ce point de vue.


Il lui appartient de le confronter à d’autres, et singulièrement à celui de l’État, tel qu’il s’exprime dans les formes de répression légales.

Nos contemporains parlent de persécution lorsque cette répression porte atteinte aux droits de l’homme. Ce critère n’est évidemment pas applicable à l’Antiquité. L’historien doit trouver autre
chose. Ma proposition a été de recourir au contexte et de considérer comme persécution tout ce qui, dans l’inventaire des mesures policières, militaires, légales ou illégales contre un groupe religieux, dépassait la norme de la répression ordinaire. J’y ajouterai le choix de donner à cette répression une forme symbolique : il me semble en effet que ce n’est pas la même chose de tuer un prêtre ou un évêque au cours d’une manifestation, parmi d’autres, ou de l’assassiner dans sa cathédrale en habits sacerdotaux, comme on l’a fait au Moyen Âge pour Thomas Becket ou de nos jours au Salvador pour Mgr Romero.

Comment est-on passé de la proclamation de la liberté de religion par Constantin, en 313, à la fermeture des temples par Théodose quatre-vingts ans plus tard ?

– La religion faisait traditionnellement partie chez les Romains des éléments constitutifs de la communauté politique et de l’État. L’idée d’une séparation leur était absolument étrangère (comme elle l’était d’ailleurs à Saint Paul et aux Pères de l’Église). L’unité politique reposait à leurs yeux sur l’unité de religion.

Constantin proclama en 313 la liberté de chacun de prier « la divinité » de la manière de son choix. Il n’en souhaitait pas moins, dès l’origine, le rétablissement de l’unité religieuse par l’élimination progressive des religions concurrentes à celle qu’il identifiait comme « la véritable religion ». La phase de christianisation était, à ses yeux, transitoire. Elle devait aboutir à la disparition du paganisme.

Comme leurs prédécesseurs et tous les gouvernants romains du temps de la République, les empereurs chrétiens estimaient qu’ils devaient s’appuyer sur la religion et pourfendre les superstitions. À l’époque de Constantin, celles-ci ne vont être assimilées qu’aux pratiques divinatoires : magie, divination, haruspicine étrusque. Petit à petit, la définition de la superstition va pourtant s’élargir pour englober d’autres manifestations du polythéisme. Il y avait, par exemple, une désaffection générale pour les sacrifices sanglants. Ils inspiraient un même dégoût aux chrétiens, aux juifs et aux néoplatoniciens, qui étaient adeptes du culte des images. Cela a permis à Constantin et à ses successeurs de les inclure parmi les superstitions prohibées. In fine, à la fin du siècle, Théodose va étendre le concept à tous les cultes non chrétiens.


Le temple de Zeus à Olympie. Il était l'un des plus importants lieux du culte panhéllénique de 456 av. J.-C. à 393 apr. J.-C. quand l'empereur Théodose Ier interdit les Jeux olympiques. Il fut complètement détruit lors d'un tremblement de terre au VIe siècle.

La persécution du christianisme avait été fondée aux trois premiers siècles sur une prohibition légale d’une religion considérée, en soi, comme « illicite » et qu’il suffisait de confesser pour être condamné au supplice. Elle avait pris, sous Dèce, sous Valérien et sous les Tétrarques, la forme d’une persécution d’État frappant de la peine de mort ceux qui refusaient de pratiquer les anciens cultes. Trouve-t-on, au IVe siècle, des pratiques analogues à l’encontre, cette fois, des païens ?

– C’est poser la question en termes de pratique répressive, ce que l’on fait rarement. Toute une littérature est en effet fondée sur la systématisation de considérations théoriques selon lesquelles
ceux qui avaient été capables, au cours des trois premiers siècles, de mourir pour Dieu seraient naturellement passés à l’idée de tuer pour Lui, le lien se faisant autour de la notion de mort expiatoire.

Dans une série d’émissions télévisées consacrées à l’Apocalypse qui a eu un grand retentissement, Jérôme Prieur et Gérard Mordillat voyaient déjà dans Ignace d’Antioche le prototype des fous de Dieu parce qu’il avait accepté avec sérénité de mourir martyr.

Ce que doit constater tout historien honnête de cette période, c’est qu’aucune comparaison symétrique ne peut être dressée entre les persécutions des chrétiens au cours des trois premiers siècles de notre ère et ce qui s’est passé lors de la christianisation de l’empire au IVe siècle. L’interdit légal du polythéisme, accompagné de la fermeture des temples et des écoles philosophiques, de la prohibition des mystères d’Éleusis et de la suppression des Jeux olympiques, n’est en effet intervenu qu’à la fin du siècle, alors que la christianisation de l’empire avait touché la majorité de la population, dans un contexte où l’on s’attendait à la mort naturelle du paganisme, auquel il ne s’agissait que de donner le coup de grâce. Ce fut en outre une prohibition des pratiques du culte qui ne visait pas les convictions personnelles.

Il n’était nullement interdit aux polythéistes de continuer à croire aux anciens dieux et de le dire dans leurs livres : les écrits néoplatoniciens fleurissent au contraire au IVe siècle sans que leurs auteurs soient inquiétés par l’État. Certains païens firent certes parfois l’objet de condamnations, mais toujours dans le cadre de conspirations politiques auxquelles ils étaient soupçonnés d’avoir participé. Au contraire de ce qui s’était passé lors de la persécution des chrétiens, il n’y a pas d’exemple de condamnations à mort prononcées pour des raisons religieuses.

Les cultes païens n’en ont pas moins fait l’objet de restrictions de plus en plus sévères dans la législation impériale du IVe siècle.

– Il y a là probablement une illusion d’optique, due au recueil ultérieur de ces textes dans le Code théodosien, une compilation réalisée au Ve siècle. Au IVe siècle, les empereurs chrétiens ont en réalité multiplié les mesures ponctuelles pour encadrer les anciens cultes. Il s’agit pour l’essentiel de rescrits, c’est-à-dire de réponses données par le gouvernement impérial aux autorités locales qui les interrogeaient sur les mesures applicables aux païens. Cela montre que les conflits religieux restaient à l’époque des affaires locales. La lecture du Code théodosien donne aujourd’hui le sentiment d’une législation insistante et répétitive, mais cette impression est anachronique. On a cru que les nombreuses réitérations contenues dans ces textes successifs montraient que les prohibitions n’étaient pas respectées, ce qui avait obligé les empereurs à revenir sans cesse sur le même sujet. On pense aujourd’hui qu’il s’agissait plutôt de mesures locales qui ne s’appliquaient pas à l’ensemble de l’empire.


Julien l'Apostat, durant un règne
de vingt mois (361-363),
 tenta d'opérer un retour
au paganisme
Il ne faut pas négliger non plus le fait que ces textes relèvent parfois aussi de la propagande. Au moment où l’empereur est amené à sévir contre un certain nombre de chrétiens en prenant parti dans leurs disputes théologiques, où il exile des évêques et met le bras séculier au service d’une partie de la hiérarchie ecclésiastique contre une autre, il est important pour lui d’apparaître, en promulguant de tels textes contre les païens, comme un intrépide défenseur de la foi. Ces textes étaient-ils, en pratique, strictement appliqués ? Il est difficile d’arriver, en la matière, à des conclusions générales. Ce qui est sûr, c’est que dans l’état actuel de la documentation, ils ne semblent l’avoir été ni partout ni tout le temps.

N’assiste-t-on pas, au moins, à une chasse aux sorcières visant à exclure les païens des hauts postes de l’administration ?

– Absolument pas. Des païens affichés ont occupé des postes considérables sous Constantin et ses fils et jusqu’à Théodose, pourtant réputé avoir fait du christianisme la religion de l’État romain. Le sénat de Rome est demeuré païen jusqu’à la fin du siècle et il n’en est pas moins resté la pépinière d’où les empereurs chrétiens tiraient les membres de la haute administration. Ami de l’empereur Julien, cet empereur qui avait entrepris, pendant ses trois années de règne, de restaurer le paganisme dans ses privilèges et de marginaliser les chrétiens, Libanios d’Antioche, qui était lui-même un païen engagé, a écrit un discours pour la défense des temples qui a pu laisser croire que les partisans de Julien avaient été victimes d’une épuration de la part de ses successeurs chrétiens.

Nous avons effectué à ce sujet un travail statistique en suivant leurs carrières après sa mort. Le résultat de cette approche quantitative est très clair : ils n’ont en aucun cas été victimes d’une chasse aux sorcières. Ils sont, au contraire, à deux ou trois exceptions près – dont la mise à l’écart s’est, encore une fois, expliquée par des considérations politiques, et non pas religieuses –, restés en place à des postes très importants.

Parmi les manifestations de l’intolérance chrétienne, on cite souvent l’exemple des destructions de temples, qui fait l’objet de témoignages recoupés, puisque des païens comme Libanios s’en plaignent, tandis que des auteurs chrétiens les célèbrent. Cela ne suffit-il pas à l’historien pour tenir de tels faits comme établis ?


– C’est un point d’histoire que l’archéologie permet de trancher. Il y a eu des destructions, dont la plus célèbre reste celle du Sérapéum d’Alexandrie. Mais elles n’ont pas eu le caractère systématique qu’on leur a prêté sur la foi d’une mauvaise interprétation des sources. Car ce qui est revendiqué dans des hagiographies chrétiennes comme une destruction délibérée, et donc significative d’un climat de violence religieuse, a souvent relevé de catastrophes naturelles, comme des séismes, ou d’accidents, comme des incendies.

La Vie de saint Martin écrite par Sulpice Sévère présente ainsi l’évangélisateur des Gaules comme un infatigable destructeur de temples. Il s’agit en réalité d’une récupération de phénomènes purement accidentels. Les écroulements ont été perçus par les chrétiens de l’époque comme autant de châtiments divins, suscités par la médiation du saint.


Il y a eu moins de destructions que d’abandons ou de réaffectations au culte chrétien. Celles-ci ont en réalité sauvé les bâtiments de la destruction à laquelle paraissait les vouer leur désaffectation.

On assiste en effet à l’époque à une séparation entre le culturel et le religieux, puisque les chrétiens prennent conscience de la beauté formelle des temples, comme de la valeur artistique des statues qui représentent les dieux païens et qu’ils acceptent, de ce fait, de participer à leur sauvegarde, non comme objets ou édifices de culte, mais comme objets d’art. Cette distinction constitue l’une des révolutions intellectuelles apportées par la christianisation. C’est elle qui permettra la sauvegarde du Parthénon ou celle du temple de Syracuse, intégré dans les murs de la cathédrale. Elle qui conduira Constantin et ses successeurs à peupler les rues de Constantinople avec des statues enlevées aux temples du paganisme. Parmi elles, la colonne serpentine de Delphes, que l’on peut voir encore aujourd’hui à Istanbul.

La christianisation n’a pas remis en question l’une des valeurs constitutives de la pensée antique, qui est le respect de l’héritage reçu des ancêtres. Elle a dès lors débouché sur l’émergence de la notion de patrimoine culturel. Cela se vérifie au IVe siècle dans la pratique, avant d’être sanctionné, au tournant du IVe et du Ve, par le droit, avec la publication de nombreuses lois prévoyant la sauvegarde des chefs-d’œuvre artistiques qui avaient été liés à l’exercice de la religion païenne.

[…]

Les grands sanctuaires oraculaires auraient dû logiquement être détruits, dans la mesure où ils étaient liés à des pratiques magiques qui faisaient l’objet de la plus forte réprobation, notamment de la part des autorités. On a souvent préféré les transformer en églises dédiées aux martyrs pour préserver l’identité locale, les traditions qui voulaient qu’ils soient des lieux de réunion et d’identification. Le christianisme a voulu éviter par là une rupture brutale qui aurait désorienté les populations.

En l’absence d’une véritable répression d’État, la persécution des païens n’a-t-elle pas été le fait de pogroms ou d’émeutes dont ceux-ci auraient été les victimes de la part des chrétiens ?

– De même qu’il faut distinguer dans l’action de l’État ce qui relève de la politique et ce qui relève de l’intolérance religieuse, il faut distinguer dans les mouvements sociaux ce qui relève de la violence sociale et ce qui relève de la violence religieuse. Les chrétiens sont en effet des acteurs du jeu social, dont toute l’identité ne se résume pas à leur appartenance religieuse, comme l’illustre l’affaire du lynchage d’Hypatie. Celle-ci est devenue la figure emblématique du paganisme persécuté par le christianisme.

 

Affiche du film Agora (2009)
Sans doute moins jeune et moins séduisante que ne l’a représentée le cinéma, c’était une philosophe assez éclectique qui enseignait à Alexandrie, au début du Ve siècle. Une spirale de violence avait alors entraîné dans une série de conflits les juifs et les chrétiens, le gouverneur d’Égypte, un chrétien du nom d’Oreste et le patriarche Cyrille d’Alexandrie. Dans ce contexte de tension, Hypatie fut, alors qu’elle se promenait en ville, agressée et lynchée, son corps étant même mis en pièces dans l’excitation de l’émeute par les moines du désert auquel le patriarche avait, comme ses prédécesseurs, pris l’habitude de faire appel pour marquer une forte présence dans les rues de la ville et exercer une certaine pression contre les adversaires du christianisme. Femme, philosophe, païenne et victime, Hypatie a pris depuis les Lumières une dimension mythique, tandis qu’était incriminée la responsabilité directe d’un patriarche devenu l’un des Pères de l’Église.

L’exemple est spectaculaire et il a quelque chose de terrible. Mais lorsqu’on lui applique une stricte méthode historique, on est obligé de constater qu’il a été surinvesti pour prêter une signification exemplaire à un cas isolé dans l’histoire du christianisme, mais commun dans celle d’Alexandrie, de manière à donner une consistance à des présupposés que rien d’autre ne justifie. Si l’on fait des lectures croisées de l’événement, si on le contextualise, on constate qu’il n’est pas réductible à une opposition entre écoles philosophiques païennes et Église, puisque Hypatie comptait des chrétiens parmi ses élèves, notamment Synésios de Cyrène, futur évêque de Ptolémaïs. On découvre que l’événement n’a eu qu’une portée locale, l’empereur n’en ayant nullement été saisi, ce qui n’aurait pas manqué si un personnage aussi considérable que le patriarche avait été impliqué dans l’affaire. On doit rappeler par ailleurs que le contexte alexandrin est traditionnellement d’une extrême violence et que les émeutes de rue étaient considérées par les contemporains comme des phénomènes endémiques à Alexandrie : on y avait déjà coupé des femmes en morceaux aux IIe et IIIe siècles, et même, auparavant, à l’époque hellénistique, du temps de Cléopâtre.


Il s’agit donc d’un lynchage commis au cours d’une émeute dans une ville en ébullition du fait de la violence des tensions intercommunautaires, et non de la mise à mort symbolique d’une figure de la philosophie, qui serait symptomatique de la volonté d’éradiquer le paganisme. Le film Agora qui a été l’un de nos points de départ attribue son exécution aux parabalani, qu’il représente comme une milice au service du patriarche, sur le modèle de ce qu’ont pu être les gardiens de la Révolution dans l’Iran de l’ayatollah Khomeiny. Il s’agissait en réalité d’une confrérie charitable liée au patriarche, formée de jeunes gens de la bonne société, et dont l’essentiel de l’activité consistait à soigner gratuitement les malades indigents. Le seul indice existant à leur encontre est une loi postérieure de plusieurs années, qui a encadré plus strictement leurs conditions de recrutement et limité leur dépendance vis-à-vis du patriarche. C’est un peu léger pour prétendre qu’ils avaient joué un rôle de premier plan dans la mise à mort d’Hypatie.

La destruction de la synagogue de Callinicon par des moines chrétiens de Syrie en 388, est un autre symbole de l’intolérance chrétienne. L’affaire était remontée jusqu’à l’empereur, qui avait ordonné à l’évêque du lieu de faire reconstruire immédiatement la synagogue en question, mais il en avait été dissuadé par saint Ambroise, qui l’avait exhorté à laisser les choses en l’état. L’épisode ne témoigne-t-il pas de l’émergence d’un certain antijudaïsme chrétien ?

– Il faut, là encore, appliquer la méthode historique. Or, lorsqu’on considère le dossier dans son ensemble, on constate qu’une chapelle de valentiniens, des dissidents chrétiens, avait été détruite
dans le même mouvement. Cela conduit à considérer que s’il y a bien là un cas d’intolérance religieuse et d’engagement de certaines factions monastiques dans des manifestations de violence, il ne s’agit pas pour autant d’une manifestation d’antisémitisme.

Il faut aussi rappeler que le judaïsme était resté, dans l’empire chrétien, ce qu’il était depuis César et Auguste : une religion licite. De grandes synagogues monumentales furent construites au IVe siècle en Palestine et en Asie Mineure. Dans ce contexte, la réaction d’Ambroise de Milan paraît moins relever de l’antijudaïsme que de la volonté, traditionnelle sous l’empire, d’entraver le prosélytisme juif.

S’ils n’ont pas véritablement persécuté le paganisme ou le judaïsme, les empereurs chrétiens sont en revanche intervenus dans les affaires internes de l’Église. Qu’est-ce qui les y a conduits ?

– La préoccupation majeure des empereurs est là encore celle de l’unité romaine. Inaugurant le concile de Nicée en 325, Constantin fait un parallèle entre son action militaire pour mettre fin aux périls extérieurs et la nécessité d’assurer la paix à l’intérieur en réglant les conflits internes au christianisme. Le bonheur de l’empire dépend de la paix avec la divinité qui est au ciel. Celle-ci ne peut considérer qu’avec horreur les dissidences.

En s’efforçant d’y mettre fin, les empereurs ne cessent donc pas de faire de la politique. Ils y sont appelés par les chrétiens eux-mêmes – donatistes, ariens ou orthodoxes –, toutes communautés confondues. Plus que leur propre point de vue, ils appliquent très généralement l’avis de la majorité des évêques, tel qu’il se dégage des conciles. Ils fondent l’unité sur la majorité, comme c’était la règle dans la Cité antique.

Le comportement des empereurs est, en outre, conditionné par ce qu’il y a de plus traditionnel dans la mentalité romaine, qui est la théologie de la Victoire : l’idée que les succès que l’on remporte sur cette terre sont dus au premier chef à la faveur divine. C’est ce que pensaient jusqu’à la fin du IIIe siècle les empereurs païens qui persécutaient les chrétiens parce qu’ils refusaient de rendre aux anciens dieux le culte qui leur était dû. C’est ce que croient aussi Constantin et ses successeurs. Constantin est convaincu que c’est le Dieu des chrétiens qui lui a donné la victoire sur ses adversaires et que cela lui crée donc, envers lui, des obligations. Les honneurs rendus à la divinité ne relèvent pas seulement pour lui de la reconnaissance, ils sont la condition même de ses succès à venir, et par là, de la paix et du bonheur de l’empire. En intervenant dans les querelles religieuses, les empereurs chrétiens ne croient pas, dès lors, se détourner de leurs devoirs de chefs d’État, mais au contraire les accomplir.

Parmi les idées reçues, domine celle qu’à la racine de l’intolérance chrétienne se trouverait le fait que les religions de foi seraient englobantes et persécutrices, à l’opposé du polythéisme, dont l’absence de doctrine garantirait au contraire le « libéralisme ».

– C’est toute la pensée antique qui est par nature englobante, au contraire. Le souci de l’unité y prime celui de la liberté individuelle. La Cité grecque est intolérante : elle l’a montré en mettant à mort Socrate parce qu’il ne respectait pas les dieux de la Cité. La liberté y est circonscrite à la sphère du privé, où l’on reste libre de penser ce que l’on veut pourvu qu’on ne fasse pas état des opinions dissidentes et que l’on participe aux manifestations publiques qui sont constitutives du vivre ensemble.

Un courant historiographique marqué, aux États-Unis, par la prise de conscience de la menace islamiste tend aujourd’hui à identifier foi et intolérance. Les djihadistes du Hamas et les démolisseurs des bouddhas de Bamiyan y ont influencé le regard posé sur les moines syriens du IVe siècle, comme si tous les monothéismes étaient à la fois identiques et monolithiques, dans toutes les régions du monde et dans tous les temps. Il s’agit d’une grille idéologique qui déforme notre regard sur l’histoire.



Chrétiens persécuteurs
sous la direction de Marie, Françoise Baslez
avec Jaime Alvar, Philippe Blaudeau, Jean Bouffartigue, Bernadette Cabouret, Béatrice Caseau, Laurent Guichard, Pierluigi Lanfranchi, Yann Le Bohec, Pierre Maraval, Clelia Martinez Maza, Sébastien Morlet, Capucine Nemo-Pekelman, Christian R. Raschle, François-Xavier Romanacce et Emmanuel Soler.
Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle
publié chez Albin Michel
le 7 mai 201,
à Paris
460 pages
25 €






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